Mais ce faisant, il conduit une autre opération, non moins subreptice : celle qui consiste à exclure de la communauté des parlants (de ceux qui ont voix au chapitre) non seulement l’auteur de l’ « abominable attentat », le « criminel fanatisé », mais tous ceux que l’on pourrait soupçonner de s’identifier à l’un ou de se reconnaître dans l’autre – ce n’est pas pour rien que vers la fin de l’article, c’est au pluriel que s’entend désormais l’expression « criminels fanatisés ». Les « criminels fanatisés », ceux qui d’une manière ou d’une autre, sont censés s’identifier à l’ « abominable attentat », à la « monstrueuse exécution » des journalistes de Charlie Hebdo, s’excluent d’eux-mêmes du champ dans lequel on peut échanger des mots et des paroles ; un champ qui inclut ceux-celles qui font partie de l’humanité humaine, par opposition à l’humanité-espèce, celle qui demeure en deçà de toute détermination la rattachant à la vie commune, à la civilisation.

Il y a toute une politique des adjectifs dans la rhétorique ici mobilisée par Rancière – l’extrême stéréotypie des qualificatifs employés ne doit rien au hasard ou à l’émotion. Il s’agit bien, en y recourant, de prononcer un décret, lequel statue sur la mise à l’écart de ceux qui ne savent pas enchaîner des mots et des phrases sur le tort subi, de ceux que l’on désignera à ce titre comme auteurs, complices ou solidaires de l’action abominable, comme criminels fanatisés.

On notera au passage que l’on trouverait difficilement, dans un tel contexte, terme plus connoté du côté de la tradition islamophobe que ce registre de l’Arabe fanatique, fanatisé – depuis les premiers jours de la conquête de l’Algérie, sa valeur d’usage s’est maintenue intacte dans son association à l’Islam, au musulman indocile, à l’Arabe (ou tout comme) qui la ramène. De cela, Rancière est parfaitement avisé. A qui, donc, faut-il qu’il montre patte blanche en mobilisant avec tant d’empressement ce vocabulaire corrompu, ce mot empoisonné ?

La réponse tombe sous le sens : à ces dits républicain même(s)qu’il va apostropher dans son papier. Les mots codés ont ici une destination des plus distinctes – ils signifient : c’est un homme de votre monde qui s’adresse à vous et vous le montre dans le partage de cette langue de bois aux relents coloniaux que vous affectionnez, c’est un maître d’école un peu fâché qui va vous faire des remontrances, tout en vous donnant à entendre, par ce partage des mots, qu’il est et demeure de même condition que vous – celle des maîtres, précisément, appelés à statuer souverainement sur les conditions d’appartenance à la communauté des parlants (des vivants homologués) et, conséquemment, à prononcer les arrêtés d’expulsion contre ceux que leurs actes, leurs borborygmes et leurs pensées placent en dehors de ce monde commun.

Le décret s’énonce ici dans le choix du vocabulaire même et ce décret prend la forme avérée d’une mise au ban.

D’un côté, Rancière n’est pas le premier venu, ce que l’on fait de mieux en matière d’excellence philosophique française progressiste, inlassable promoteur de La Démocratie et qu’à ce titre l’étranger nous envie – ce qui rend d’autant plus inattendu, ici, le partage du vocabulaire de l’exécration avec Le Figaro et Castex ; mais de l’autre, n’ayons garde d’oublier que nous avons affaire ici à un parfait produit de la méritocratie républicaine doublé, en la circonstance, non pas seulement d’un laïc convaincu, mais d’un laïcard endurci – allez chercher dans ses œuvres complètes quoi que ce soit qui manifeste un semblant d’intérêt pour les faits religieux, leur mode d’articulation sur la politique, ce que Foucault appelle la spiritualité politique – ceci sans parler de son aversion pour tout ce qui peut se désigner comme la plèbe, entendue comme le déchet de la communauté des parlants.

Ce que met en scène la fulmination liminaire du papier de Rancière, c’est le duel à fleurets mouchetés de la démocratie décente et de la République patibulaire. C’est ici l’auteur de La haine de la démocratie qui parle, le défenseur envers et contre tout de l’idéalité politique vide par excellence, du syntagme flottant autour duquel sont empressées à se rassembler toutes les bonnes dispositions citoyennes heurtées par la dérive autoritaire de l’Etat républicain. Mais ce qui, dans la mise en scène de ce vertueux combat, ne saurait échapper à l’observateur sagace, c’est ceci : que la démocratie décente à la Rancière ne saurait davantage se passer de l’ennemi absolu, l’ennemi abject (celui que désigne le vomissement sur lequel s’ouvre l’article) que la République patibulaire ; et que ce n’est pas pour rien que l’une et l’autre, quand elles s’activent à conduire cette opération, le font dans les mêmes mots. Car ce que feint d’ignorer Rancière, c’est que l’imprécation  embarque, bien au-delà de ceux qui, explicitement, soutiennent l’action des tueurs – elle embarque tous ceux qui, parce qu’ils sont pris dans le contrechamp post-colonial, s’éprouvent comme les exclus de la communion républicaine et qui, par position, y occupent la place du suspect. Ceux qui, pour des raisons évidentes, ne sauraient en adopter les termes et s’en approprier la liturgie.

L’imprécation, ici, c’est ce qui sert à mettre « les autres », ceux qui n’ont rien compris, ceux qui refusent obstinément de se plier à la règle, de se tenir à leur place. Elle vise aussi à remettre les choses à leur place en rappelant ce qu’est la règle du jeu, en cet espace implicitement désigné comme cet « ici » qui est toujours aussi un « chez nous » : ici, donc, c’est le délibératif qui impose ses conditions et est la source de la légitimité, qui établit le rapport entre les individus et la loi ; ici, c’est le délibératif qui est l’instituant.

Qu’est-ce que ça veut dire ? L’établissement de la vérité mais aussi des règles de la vie commune, ça s’établit par délibération, ça ne découle pas d’on ne sait quel grand récit ou d’une vérité révélée ; cela résulte d’une production discursive immanente à la vie commune. On délibère de tout, dans toutes les sphères de la vie, la fixation des normes, la vie des institutions découlent de la délibération, elles sont constamment revivifiées par elles. Corollaire : il faut argumenter, on ne peut pas se contenter d’asséner de prétendues vérités en faisant référence à on ne sait quelle autorité supérieure établie dans les arrière-mondes. Corollaire du corollaire : on peut, on doit discuter de tout, tout est ouvert à la discussion, il n’y a pas de condition d’immunité pour quelque domaine sacré que ce soit. Corollaire du corollaire du corollaire : on a le droit de tout critiquer, de prendre à partie, de se moquer, ça s’appelle la liberté d’expression en tant qu’elle dérive en droite ligne de ce régime de discours ou de parole qu’est le délibératif. Ergo : les caricatures obscènes de Mahomet publiées par Charlie Hebdo sont légitimes, en tant que leur publication est encadrée par ce régime qui établit le délibératif au fondement de la légitimité démocratique.

C’est du Lyotard de base, emprunté à ce livre qui continue à surplomber tous nos débats sur ces questions – Le Différend – ceci à la différence de La Mésentente qui, à l’évidence, ne passe pas le test d’un présent où, moins que jamais la saisie de la parole par les sans-parts leur ouvre les portes de la communauté des parlants [2].

Commençons par remarquer que ceux qui opèrent ainsi ce rappel au règlement du délibératif à l’intention de ces crétins de fanatiques qui n’y comprennent rien (ou font semblant) assument d’un cœur léger le glissement permanent (et pas tout à fait négligeable) qui va de l’énoncé : ici, chez nous, la (les) vérité(s) et les règles de la vie commune s’établissent sur le mode délibératif (aux conditions de la délibération) à cet autre : ici, chez nous, on a le droit, et parfois même, dirait-on, presque le devoir, de se moquer de tout et tout particulièrement de se payer votre gueule, vous qui n’avez pas bien compris la règle du jeu en tant que vous incarnez un « ailleurs » à géométrie variable. Ce n’est pas seulement, selon ce pli, que la liberté de se moquer de tout et, en particulier, de ce que l’autre supposé tient pour sacré devient une figure singulière qui se subsume sous le régime du délibératif, c’est qu’elle est devenue l’article phare assurant la promotion de ce régime en tant qu’il affiche avec assurance sa supériorité sur tous les autres. Dans ce qu’il faut bien appeler, horribile dictu, l’âge de Charlie Hebdo, la preuve de l’excellence, de l’éminence du délibératif, c’est les caricatures de Mahomet.

Remarquons ensuite que cette façon d’argumenter à propos du délibératif, de l’ « expliquer » aux faibles d’esprit, fût-ce en les insultant, d’en faire la promotion, cela présuppose toujours l’existence d’un « nous » et d’un « eux », d’une condition d’autochtonie du délibératif, d’un « territoire » sur lequel celui-ci aurait à défendre son exercice – un « régime », de quelque manière qu’on l’entende, ça doit être défendu. Donc, il y a ce « nous » qui vivons sous ce régime et en sommes bien contents, et puis il y a ces autres qui entretiennent davantage que toutes sortes de litiges à son propos – un différend perpétuel, en tant qu’ils prétendent que ce régime leur fait du tort. Ces autres, il faut bien leur donner leur place et un ou des nom(s) dans cette topographie de l’imaginaire délibératif, et ce sera donc, variablement, l’outsider, le dernier arrivant, le migrant, le réfugié – l’islamiste, ici. Celui qui déboule avec son régime de discours et de vérité dans son maigre bagage et qui n’est pas prêt à y renoncer, qui se refuse à se plier à cette vérité élémentaire : ici, pour nous, c’est ainsi, on vit sous le régime du délibératif. Et auquel, s’il a mauvais esprit, va immédiatement venir cette vilaine pensée : mais qu’est-ce que c’est que ce régime qui se dit délibératif et dont la première chose dont on nous avertit est que son exercice, sa légitimité sont indiscutables et hors de portée de toute véritable et équitable délibération ?

Et puis, le problème, c’est aussi que l’imaginaire autochtoniste du délibératif est peuplé d’approximations ; il ignore délibérément qu’il met à la place du « eux » (du dernier arrivant, celui qui déboule juste et qu’on pourrait à la limite accueillir à condition qu’il ne nous fasse pas chier) toute une part de la population qui est là et bien là depuis belle lurette, mêlée au « nous » imaginaire, équipée des bons papiers qui la citoyennent de la tête au pied et qui, pour des raisons persistantes, éprouvent néanmoins que le délibératif tel qu’il se pratique dans ces espaces, leur inflige un tort persistant. Et à qui on n’a jamais demandé son avis sur les avantages et les inconvénients du délibératif, vu qu’on les a toujours considérés, ces gens-là, et traités comme des inclus sous condition au mieux, des outsiders tolérés plus souvent.

Ces pas derniers arrivants du tout, et qui se comptent par millions, ce sont, entre autres, les post-coloniaux. Or, le propre de l’imprécation ranciérienne est de renvoyer tous ceux qui éprouvent que sous le régime du délibératif, tel qu’il est pratiqué chez nous, les comptes ne tombent jamais rond, dans les eaux troubles de cet « eux » énergumène – ceci quand bien même ils n’éprouveraient pas la moindre empathie à l’égard des auteurs de crimes sanglants comme ceux de Conflans et de Nice. Car ce qu’ils ne sauraient se faire faute de constater est constant : c’est toujours du même côté que tombe l’insulte : a-t-on jamais vu un Rancière traiter un flic auteur d’un tir de LBD ou de grenade lacrymogène auquel succombe une personne d’origine maghrébine de fanatique du maintien de l’ordre, auteur d’un crime abominable ? C’est le propre de la parole philistine qu’associer inlassablement les crimes artisanaux et sanglants à ce vocabulaire, comme si le versement du sang était ce qui signale, en toutes circonstances, l’insupportable de la violence et de la barbarie. En France, on a longuement décapité au nom de l’Etat à l’aide d’une machine héritée des Lumières et tout se passe aujourd’hui comme si la distance existant entre le tueur et sa victime, alliée à la qualité technologique du matériel employé, était, par contraste avec le crime sanglant et artisanal, un indice de civilisation. En vertu de quoi, l’Armée française ne tue pas les djihadistes dans le Sahel, elle les « liquide » et quand cela se fait par moyen aérien, cela s’appelle « effets cinétiques », selon le chef des Armées. Difficile en effet de qualifier des « effets cinétiques » d’abominables et de barbares.

Ce sont là, donc, des adjectifs, des qualificatifs qui parlent d’en haut et du camp des patriciens, des mots qui prononcent un verdict sans appel, qui s’énoncent sous la condition de l’universalisation décisionniste d’une perspective – celle qui fait de l’empire du délibératif tel qu’il s’exerce sous nos latitudes la double condition impérative de l’enchaînement des phrases et de la vie en commun. Or, c’est précisément ici que se situe le point d’achoppement décisif, que le différend trouve son point d’ancrage : il se trouve que pour ceux que l’imprécation liminaire du texte de Rancière rive à la place de l’autre ou des autres, de ceux qui seraient susceptibles, d’une façon ou d’une autre, de se sentir en phase avec ce qui a pu inspirer l’auteur du forfait abominable – le propre même du délibératif comme régime de vie, régime de vérité, régime sous lequel se place la loi, régime instituant l’ordre des corps, c’est de les flouer, c’est de faire prévaloir un regnum sous lequel les comptes, pour ce qui les concerne, ne tombent jamais juste.

Prenons la scène qui se répète x fois dans nos espaces scolaires lors des journées d’hommage à l’enseignant assassiné : le prof, le représentant de l’autorité scolaire y va de son discours civique sur la liberté d’expression, l’horreur du terrorisme, les barbares et le reste – les mots de Rancière – et puis, pour la forme, on demande aux élèves s’ils ont quelque chose à dire. Et il se trouve alors un gamin, une adolescente, issus-de-l’immigration, comme on dit, muslim ou pas, pour se lever et dire dans ses mots, dans ses affects, pas du tout taillés à la mesure de la prudence et de la bienséance requises en ces circonstances, forcément, qu’il-elle n’est pas d’accord, que l’enseignant assassiné était en tort et lui a fait du tort en faisant ce qu’il a fait, qu’on « n’a pas le droit… », etc., etc. – et qui, incontinent, se retrouve averti, blâmé, stigmatisé, exclu de l’établissement pour une semaine, porteur d’une marque d’infamie… Pour la plèbe scolaire, variablement bronzée, l’espace du délibératif se transforme incontinent en piège mortel et en dispositif de capture. Le voilà, le différend, tout chaud, sorti du four de cette République-là en tant qu’elle est ce qu’elle est : une fabrique de réprouvés du délibératif sûr de lui et dominateur.

Car il se trouve que dans cette configuration, ceux à qui l’on a assigné la place de l’autre suspect et rétif, quelles que soient leur nationalité et leur ancienneté sur le territoire, vont être portés à se défendre contre les abus du délibératif (en tant que celui-ci leur apparaît à l’expérience comme un dispositif destiné à les (re)mettre à leur place) en faisant revenir dans le jeu un autre régime de discours et de vérité, un autre rapport à la loi, celui qui fait référence à la révélation ou l’obligation [3]. C’est qu’il va apparaître à leurs yeux que leur ancrage dans cet autre régime de discours est la seule issue dans une configuration où il est impossible d’obtenir réparation pour le tort subi quand on joue le jeu du délibératif. C’est précisément parce qu’il se tient hors de portée du délibératif, hétérogène à lui, que le régime de la révélation ou de l’obligation (avec tout ce qui l’accompagne – la Parole révélée, le sacré…) apparaît ici comme le seul véritable recours.

Ce n’est pas pour rien que le différend se fige autour de l’affaire des caricatures : la façon dont les gardiens du délibératif font rempart de leurs corps devant les provocateurs nihilistes de Charlie Hebdo et dont, en conséquence, se manifeste avec éclat l’impossibilité pour ceux qui sont assignés, en la circonstance, à la position de l’autre devient, aux yeux de ces derniers, exemplaire. Ils en tirent non sans raison la conclusion qu’au jeu du délibératif les cartes sont biseautées, qu’ils perdront toujours et, en conséquence, ils se mettent en quête d’un autre régime sous lequel le tort pourrait être énoncé sans être soluble dans la discursivité corrompue du tout-communicationnel – les faux-semblants de la « liberté d’expression ».

Or, le propre du délibératif est, on ne le redira jamais trop, d’être fracturé par une faille que seule une cosmétique assidue parvient à dissimuler : il est ce régime sous lequel on peut discuter de tout sauf de ce qui l’a fait roi ou serait susceptible de le destituer ; il est ce régime résolument allergique, non moins que celui de la révélation, à toute coexistence avec un autre régime. Ce qui se manifeste de la manière la plus éclatante aujourd’hui, lorsque, face aux plaignants, à ceux qui estiment non sans raison qu’ils n’y trouvent pas leur compte, il fait volte-face et affiche sa tournure autoritaire – et, ce faisant, bien sûr, se tire dans le pied – c’est ainsi et pas autrement, on ne discute pas ! Et si vous ne voulez pas vous y faire, allez voir ailleurs !


Ce qui s’appelle, à proprement parler, creuser son propre tombeau : s’il s’avère, en effet, que dans le double fond du délibératif, on trouve la plus autoritaire des polices prescriptives avec, en prime, le crachat sur ceux qui demeurent rétifs, alors autant s’en remettre à une autorité qui ait un peu plus de tenue – celle d’une tradition légitimée par exemple.

Le problème, avec le texte de Rancière est qu’il demeure tout entier situé du côté du monde des producteurs du tort ; c’est une explication de texte et un cours d’histoire assénés par le maître démocrate aux cancres républicains, à propos de ce qu’il en est en vérité, chez nous, de la laïcité et de la liberté d’expression. A aucun moment ce texte n’entreprend de se déplacer du côté de ceux qui subissent le tort et qui eux, n’ont besoin ni d’explication de texte, ni de cours d’histoire – ce dont ils sont en manque, encore et toujours, c’est d’un espace public dans lequel leur propre perspective serait validée, leur parole serait entendue, le contrechamp existerait. Or, l’ouverture d’un tel espace supposerait que le différend colonial soit pris en compte, comme tel, et qu’une conversation s’engage à propos des régimes de discours – ce qui n’intéresse en rien Rancière, dans la mesure même où il est, à sa manière, un intégriste du délibératif auto-centré, comme l’est, d’une autre manière, Habermas, pape du communicationnel.

Rancière est infiniment populaire dans une certaine gauche dans la mesure même où il est le philosophe de ce que Nietzsche appellerait un peuple d’héritiers, de jeunes gens aux cheveux gris – les épigones de la démocratie tardive ; ceux dont le destin consiste éternellement à être les disciples de la démocratie déclinante. Un peuple d’épigones ou, comme dit Nietzsche de tard-venus, les derniers hommes de cette démocratie qui se prend pour l’aboutissement et la sommation de tous les temps. Ces apôtres de la « puissance aveugle du réel » (la démocratie comme le réel indépassable), Nietzsche les appelle les légionnaires du présent (Seconde Inactuelle, §§ 8).
La prise de position de Rancière face aux dites abominations du présent témoigne exemplairement de cette condition du philosophe de la « nation d’héritiers ».

Qu’ils le veuillent ou non, nos républicains patibulaires non moins que nos démocrates décents vont devoir apprendre à vivre avec, c’est-à-dire à passer des compromis avec ceux qui refusent de courber la tête sous les fourches caudines de l’intégrisme délibératif dont ils sont les promoteurs et les gardiens. S’ils ne s’y résolvent pas, il leur faudra affronter les aléas d’une sorte de guerre civile interminable, d’intensité variable, et dont la responsabilité leur reviendra entièrement. Et dans laquelle ils laisseront davantage de plumes qu’ils ne l’imaginent, ne serait-ce que parce que les défections, dans le camp du patriciat, seront in-comptables…
C’est qu’ils sont, encore et toujours, les maîtres, fatigués et exsangues, passablement somnambuliques, mais maîtres quand même, et que c’est à eux que revient, à ce titre, l’initiative de changer non seulement le ton, mais les termes de la conversation elle-même.

Notes

[1Médiapart, 20/11/2020, repris ensuite sur de nombreux médias électroniques.

[2] On peut comparer sur ce point la scène qui se forme autour de l’occupation de l’église Saint-Bernard par des sans-papiers à laquelle fait référence le travail de Rancière à celle de la toute récente occupation de la Place de la République par les Afghans, avec leurs tentes : non seulement, dans la dernière, il ne se forme aucun espace d’interlocution qui fournirait l’occasion, pour les migrants, de montrer qu’ils sont des parlants et de présenter le tort qu’ils subissent, mais de surcroît, la brutalité de leur évacuation ouvre la voie à la transformation de tel ou tel d’entre eux en torche vivante, en sujet de la pure vindicte, à l’image des tueurs de Conflans et Nice.

[3] Sur ce point : Jean-Louis Déotte : « Lyotard, penseur du différend culturel », Appareil, 2012 – accessible en ligne.

https://ici-et-ailleurs.org/contributions/actualite/article/les-inconsequences-du