L’anarchisme néo-malthusien, l’exemple espagnol

En marge de ce paradoxe[*], ce qui est intéressant, c’est que pour la première fois une théorie de caractère socialiste radical ait pris comme programme « l’autogestion » de la vie humaine face au modèle de captation inique que le système capitaliste mène sur la population travailleuse. Ce qui est désigné par « procréation consciente » ou « génération volontaire », préconisé par les anarchistes néomalthusiens, constitue un défi à un système basé sur l’idéologie de la classe dominante, pour laquelle les classes inférieures sont seulement des gisements de main-d’œuvre pour réaliser ses projets grandioses. L’idée, repoussée dans un premier temps par Malthus, que la population travailleuse puisse contrôler sa croissance par des moyens conscients, se convertit pour les néomalthusiens en une stratégie de résistance face au pouvoir de la société capitaliste dévoreuse d’hommes et de matières premières.

En effet, les anarchistes néomalthusiens attaquent le cœur de la théorie de Malthus : si la classe travailleuse prend le contrôle sur ses conditions de reproduction, le prolétariat peut frapper un grand coup contre le dogme de l’expansion capitaliste, à un moment où l’économie occidentale est encore fortement dépendante de la main-d’œuvre et où le spectre du chômage sert à soumettre l’ouvrier, où gouverner consiste surtout à imposer aux masses une discipline industrielle et la menace de la misère.

L’historien Eduard Masjuan a retracé dans La ecología humana en el anarquismo ibérico (2000) l’influence que l’anarchisme néomalthusien a eue en Espagne au début du XXe siècle. L’attrait de ce livre réside dans la vision que défend l’auteur d’une série de courants anarchistes qui préfigurent une philosophie écologique, par opposition au socialisme conventionnel, idéologiquement engagé avec l’économie bourgeoise.

« La panacée simpliste d’un monde socialiste heureux qui consiste dans le développement illimité des moyens de production est reléguée, à partir des formulations néomalthusiennes, à l’état infantile du socialisme ».

Le mouvement néomalthusien a pour origine intellectuelle l’œuvre de Charles Georges Drysdale, Éléments de science sociale (1869). En 1896, Paul Robin fonda en France la Ligue de la Régénération Humaine. Pour Robin, il était essentiel que la classe ouvrière prenne le contrôle sur la natalité, limitant le nombre des naissances jusqu’à ce que le rêve d’une société juste et égalitaire soit réalisé.

Dès le début du XXe siècle, les idées néomalthusiennes commencent à percer dans les milieux libertaires ibériques. Beaucoup d’anarchistes, Luis Bulffi, Mateo Morral, Francisco Ferrer i Guardia ou Anselmo Lorenzo, se convertissent en porte-parole de telles idées. Ce sera l’anarchiste français Sébastien Faure, avec sa conférence Le problème de la population prononcée à Paris en 1903, qui fournira son fondement idéologique au néomalthusianisme en Espagne. Faure distingue déjà néomalthusianisme bourgeois et anarchiste. Pour lui, le malthusianisme bourgeois est classiste et hypocrite, il conduit la classe travailleuse à une situation désespérée dans laquelle ou elle renonce à se reproduire, ou elle se condamne à la mort par inanition. Dans sa conférence, Faure dessine aussi pour la première fois une inquiétude pour l’amoindrissement des ressources, reconnaissant que, si les moyens technologiques peuvent certes augmenter la capacité productive, la croissance économique doit forcément rencontrer une limite. Cette idée constitue un contrepoint à l’optimisme productif exprimé, par exemple, par Kropotkine dans Champs, usines, ateliers (1898). D’un autre côté, Faure ne manque pas de signaler la nécessité qu’a le système capitaliste d’augmenter sa main-d’œuvre non seulement pour alimenter les usines mais aussi pour les corps répressifs, les guerres coloniales et le maintien d’un marché du travail où les prolétaires sont en concurrence pour les salaires.

Le néomalthusianisme anarchiste s’associe rapidement à la vision d’une maternité libre et consciente et, de ce fait, à une libération totale de la femme. Il atteint vite une grande diffusion dans les milieux libertaires ibériques par la revue Salud y Fuerza, dirigée par Luis Bulffi, organe de diffusion de la Ligue espagnole pour la Régénération. Des sections se créent dans tout le pays, les publications néomalthusiennes augmentent leur tirage et les conférences se multiplient jusqu’en 1904, date à laquelle la propagande néomalthusienne subit une première fois la répression. Un an après « les éditions de Salud y Fuerza annoncent la parution imminente dans la bibliothèque Amor y Maternidad Libre de l’œuvre de Luis Bulffi, Grève des ventres ! (moyens pratiques d’éviter les familles nombreuses !), ce qui alarma sans doute les secteurs sociaux populationnistes de Barcelone ». Salud y Fuerza fut suspendue parce qu’« on considéra qu’elle offensait la morale publique et que la restriction de la natalité était considérée comme pornographique ».

Pourtant, malgré les difficultés, la propagande néomalthusienne continua de se renforcer et la diffusion de pratiques contraceptives et d’informations sur la sexualité augmenta. Certains anarchistes connus en Espagne, comme Federico Urales, s’opposèrent au néomalthusianisme, le considérant comme une distraction des forces, un mouvement sans aucune capacité véritablement révolutionnaire. Ces polémiques furent intenses ailleurs aussi. Kropotkine se montrait un peu méfiant envers le mouvement, n’en captant pas sa signification profonde. Selon Masjuan, il « saisissait que le malthusianisme trouvait son ultime argument dans les limites productives du secteur agraire, qu’il entrevoit lui-même comme surmontables, avec sa proposition bien connue d’une agriculture intensive basée sur les serres. De là son opposition à tout essai socialiste partisan de Malthus, étant donné que pour lui l’avancée technologique finirait par enterrer l’économiste anglais et ne constituerait ainsi plus un argument pour les économistes politiques bourgeois, auxquels Malthus sert de prétexte pour maintenir les structures sociopolitiques capitalistes […] Son positionnement de début du siècle est compréhensible parce qu’alors la population mondiale totale atteignait seulement un milliard et demi de personnes. »

Le néomalthusianisme ibérique subit aussi la persécution de l’Église. Cette persécution culmina avec la détention de Luis Bulffi, accusé d’offenser la morale publique. Le procès se compliqua quand eut lieu l’attentat contre le roi Alfonso XIII, perpétré par l’anarchiste Mateo Morral, néomalthusien convaincu lui aussi. Tentative fut faite d’impliquer Bulffi dans l’attentat de Madrid, mais son acquittement fut finalement obtenu. Pourtant, comme Masjuan le précise, « de la sentence définitive ne ressort pas que soit admis ou non comme légitime l’objectif même de la restriction de la natalité, qui pour le procureur et l’accusation du Comité de Défense Sociale continuait d’être une idée subversive et pornographique ».

Par la suite, l’anarchisme néomalthusien devra affronter les stratégies populationnistes promues par la bourgeoisie industrielle et l’Église. Le contrôle de la natalité n’était pas présenté comme la grande stratégie révolutionnaire destinée à produire le changement social, mais comme un complément nécessaire et efficace pour soustraire des forces à l’appareil industriel capitaliste, capable en même temps de donner à l’ouvrier un contrôle majeur sur sa vie. Il est clair aussi qu’avec une maternité consciente et limitée, le poids étouffant que les femmes subissaient, et qui les empêchaient d’utiliser leur énergie à autre chose qu’à la procréation et aux tâches ménagères, était allégé.

Avec le temps on voit augmenter l’information sanitaire, l’accès aux contraceptifs et s’ouvrent des cliniques et des centres de planification familiale. Ces cliniques auront un succès considérable.

Tout cela provoque, jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce que Masjuan appelle « une réaction pro-nataliste bourgeoise » en Catalogne. Les autorités non seulement continuent les poursuites contre Salud y Fuerza mais s’efforcent aussi de mettre au point des stratégies de propagande en faveur de la natalité chez les ouvriers qui puissent contrecarrer la diffusion des idées néomalthusiennes (prix aux familles nombreuses, etc.). En 1908-1909, la répression contre le mouvement est en recrudescence. Malgré tout, la propagande néomalthusienne tiendra un rôle très important dans la baisse démographique subie par la population à cette époque.

Une question centrale du néomalthusianisme anarchiste est celle de l’émigration. Celle-ci constitue, au début du XXe siècle, un signe manifeste de l’excès de main-d’œuvre dans les nations développées, tout autant qu’une stratégie populationniste de la bourgeoisie pour créer des centres industriels dans le Nouveau Monde. Rappelons que Malthus lui-même avait dédaigné cet élément à l’heure d’analyser l’augmentation démographique des États-Unis. Alors que l’émigration constitue le moyen le plus efficace de distribuer les forces de travail d’une société capitaliste planétaire. Un moyen qui ignore tout ce que la situation personnelle de l’immigrant comporte et qui fait du commerce et de l’industrie des pouvoirs incontestables. La colonisation incessante des forces destructives du capital se fait souveraine et l’occupation des nouveaux espaces acquiert le statut d’une seconde nature.

En effet, comment gouverner sur des terres dépeuplées ? L’impératif premier du Pouvoir est de créer des masses de dépossédés sur lesquels pouvoir régner. William Godwin lui-même dans Of Population, extrait une citation du Télémaque très représentative : « Sachez que vous n’êtes roi qu’autant que vous avez de peuples à gouverner ; et que votre puissance doit se mesurer, non par l’étendue des terres que vous occuperez, mais par le nombre des hommes qui habiteront les terres, et qui seront attachés à vous obéir. »

C’est ainsi que les terres du Nouveau Monde se couvrirent de la classe ouvrière condamnée à l’exil matériel et, comme le rapporte Masjuan, depuis l’Amérique, les anarchistes néomalthusiens immigrés là-bas n’auront de cesse de dénoncer la propagande populationniste de la bourgeoisie locale. Ainsi l’anarchiste catalan Grau écrit une note à Salud y Fuerza en 1910, où il « explique la politique de récompense de l’Etat en faisant parrain le Président de la République du huitième enfant de n’importe quelle famille. Il rapporte comment le slogan alberdien[3] Gouverner c’est peupler fait partie du message institutionnel ».

La Première Guerre mondiale coïncide avec le déclin de la première étape du mouvement anarchiste néomalthusien en Espagne. Dans les années vingt il ressurgit, surtout à partir du groupe Redención d’Alcoy (Alicante), qui publie la revue Generacion Consciente. Après son interdiction, elle se convertira en Estudios, une des publications libertaires les plus prestigieuses de l’époque. À Estudios collaborent des anarchistes connus, comme les docteurs Isaac Puente et Felix Marti Ibáñez. Puente y traite des questions sur la santé, la sexualité, le néomalthusianisme, etc. En 1931, une fois la République proclamée, des anarchistes comme Maximo Llorca ou Jose Antich en reviendront à poser la question sociale sous la perspective de la population et des subsistances. Comme le souligne l’historien Javier Navarro, « les collaborateurs d’Estudios récupérèrent les hypothèses de Malthus et illustrèrent dans de nombreux articles l’aspect limité des ressources planétaires et l’impossibilité d’une croissance illimitée ».

Le néomalthusianisme anarchiste ibérique ne peut pas être abordé sans faire mention de l’épineuse question de l’eugénisme. Masjuan repousse catégoriquement l’idée que les anarchistes de la période 1900-1914 se soient laissés influencer par les courants eugénistes. Il cite en effet des témoignages variés d’auteurs anarchistes qui critiquent ouvertement l’idéal eugéniste de certains bourgeois et scientifiques. On peut ainsi lire dans ce passage écrit par José Chueca :

« L’eugénisme et le néomalthusianisme, bien qu’annonçant poursuivre les mêmes fins, la régénération de l’espèce humaine, n’ont aucune commune parenté ; le premier est essentiellement bourgeois et faussement scientifique, tandis que le second va contre la bourgeoisie et est classé parmi les choses qui appartiennent véritablement à la science ; le premier prétend vainement régénérer l’humanité en tentant d’empêcher brutalement qu’un certain nombre d’individus n’engendrent, et l’autre aspire à convaincre les hommes de procréer en toute conscience, les invitant à prendre connaissance des moyens de prévention de la fécondation, car le néomalthusianisme ne cherche à s’imposer à personne par la violence, ni ne nie le droit à l’amour au plus misérable, ou plus dégénéré des hommes[4]. »

Plus tard, dans les années 1920-1930, l’anarchisme néomalthusien inclut l’eugénisme comme un moyen idéal pour atteindre une procréation saine et consciente. Selon Masjuan, cette idée s’appuie surtout sur l’éducation sexuelle du prolétariat, insistant sur la présence de facteurs sociaux aux côtés d’autres tels que les facteurs biologiques, parmi les causes de la dégénération humaine. Pour Masjuan, cette insistance sur le social est ce qui démarque l’eugénisme valorisé par les anarchistes de celui promu par certains secteurs bourgeois[5].

Ce type de préoccupations se répand jusqu’à la guerre civile et à la répression franquiste. La longue nuit des années 1940 révèle l’absurde de l’appareil industriel immolé par la guerre, et le déséquilibre insensé entre population et moyens de subsistance dans une économie dépendant de la mécanisation et de la production centralisée. Citons ici un texte plein de clairvoyance de Rudolf Rocker, écrit en 1951, Le problème de tous les problèmes[6] où se manifeste la préoccupation pour l’accroissement de la population face à la baisse de la productivité agricole. Rocker souligne que par le passé la capacité de la terre à produire était considérée comme inépuisable. Il dénonce comme cause de l’appauvrissement la relation fausse et déséquilibrée entre industrie et agriculture, ainsi que l’épuisement de la terre cultivable par une exploitation abusive. L’alternative est claire : ou l’on réoriente notre technique vers une relation plus harmonieuse avec le sol, ou l’on va à la catastrophe.

José Ardillo

Extrait de José Ardillo, « Malthus et les libertaires », Réfractions N° 25, p. 129-133, Automne 2010.
https://refractions.plusloin.org/IMG/pdf/2531.pdf

NOTES

[*] – « […] le legs de Malthus fut de façon inespérée ravivé par certains héritiers de Godwin. Chose que les partisans de l’économie politique bourgeoise – à laquelle appartenait finalement Malthus – ont toujours escamotée. D’une certaine façon, cette renaissance devait être paradoxale. Les théories malthusiennes entre les mains de quelques penseurs anarchistes revêtirent une forme que Malthus lui-même aurait refusée, alors que l’économie bourgeoise, au moment de sa plus forte expansion, rencontrait un obstacle idéologique dans cet étrange rejeton : l’anarchisme néomalthusien. » (J. Ardillo, « Malthus et les libertaires », p. 128-129)
[3] De Juan Bautista Alberdi (1810-1884) théoricien et diplomate argentin.
[4] Nous ne traitons pas ici le problème de l’idéalisation de la science par l’anarchisme. L’obsession de la « dégénération » et la « régénération » de l’homme faisait partie de l’ambiance intellectuelle à l’époque.
[5] Le sujet est pourtant controversé. Le livre de Javier Navarro, « El Paraíso de la razón », la Revista Estudios, 1928-1937 y el mundo cultural anarquista – antérieur à celui de Masjuan -, relève l’expression d’idées eugénistes que pouvait promouvoir la bourgeoisie par les collaborateurs de Generación Consciente. Sur la stérilisation des individus « inaptes à procréer », il écrit : « De nombreux collaborateurs de Generación Consciente se seraient montrés partisans de cette dernière possibilité. » D’après lui, à partir des années 30, et à la suite de l’application forcée de la stérilisation de certains individus aux États-Unis et en Allemagne nazie, les libertaires se démarquèrent clairement de ces pratiques. Notons que Masjuan ne cite à aucun moment le livre de Navarro.
[6] Cité in Diego Abad de Santillán, El pensamiento de Rudolf Rocker, México 1982.