Je trouve important de revenir sur la question de l’anonymat ou de l’usage des revendications d’actions, de reprendre le fil d’un débat avorté, pas en raison de son manque d’intérêt, mais parce qu’il a pris depuis le départ une tournure polémique et offensive, alimentée par les partisan.e.s d’une ou de l’autre position. Cette approche ne profite en aucune manière à un débat fertile, qui devrait avoir pour but d’enrichir la conscience de chacun.e grâce au partage des analyses critiques, de diverses réflexions, et non pas de tomber dans une défense statique de sa propre position tout en discréditant, y compris au moyen de coups bas, “l’adversaire”. En tenant toujours compte que la pensée anarchiste n’est pas statique, qu’elle est subjective et en constante évolution justement en raison de l’analyse et de la confrontation, on peut éviter de se fossiliser en catégorisations dogmatiques et en divisions basées sur de simples diversités d’approche qui pourraient tout à fait coexister.

Il vaut la peine d’ajouter qu’une approche dogmatique par rapport à cette question n’est même pas représentative de la réalité, étant donné qu’elle ne prend pas en compte que les mêmes individus ou groupes d’action, pendant leur parcours d’attaque contre le pouvoir, peuvent décider, selon les moments, de revendiquer ou pas leurs propres actions, de les signer ou pas, d’écrire de longs textes ou seulement deux lignes, d’utiliser un sigle ou un nom stable pour leur cellule, d’en inventer un nouveau à chaque fois, de la même façon que des individus singulier.e.s peuvent choisir de s’organiser toujours avec les mêmes personnes ou à chaque fois avec des complices différent.e.s. La flexibilité et l’imprévisibilité ont toujours été des armes importantes de l’arsenal anarchiste. Ce sont justement ces caractéristiques qui rendent difficile, pour l’État, d’effacer complètement la conflictualité anarchiste et ses groupes d’action, du moment que ceux-là ne se connaissent pas entre eux, souvent n’ont pas de structure fixe et modifient dans le temps leur manière d’agir et leur composition. Créer des factions nettes entre diverses tendances du mouvement anarchiste, dont l’une supporterait l’usage de sigles et de revendications, tandis que l’autre soutiendrait l’action anonyme et la revendication minimale, en plus du fait de ne pas tenir compte des nuances entre ces deux extrêmes, contribue à exacerber les conflits entre anarchistes par rapport à des questions secondaires, et aide ainsi le travail répressif1.

À la base de mon raisonnement, il y a toujours le respect de l’autonomie individuelle, qui est censée être fondamentale par rapport à l’idée anarchiste puique elle est la pierre angulaire qui permet d’éviter la reproduction des comportements idéologiques jugeants. Je souhaite plutôt que l’approfondissement et le débat parmi les différentes approches amènent à un enrichissement individuel et à un usage plus conscient des instruments que nous avons à disposition. Nous allons donc analyser quelles seraient les implications du choix de revendiquer ou non ses propres actions, et par quelles modalités, et approfondir le débat afin de savoir si la revendication peut être un instrument utile pour augmenter les potentialités d’une action directe.

Le choix de ne revendiquer d’aucune manière une action directe qui a été réalisée, de rester donc dans un complet “anonymat” (je continuerai à utiliser ce terme du fait qu’il fait désormais partie du débat, mais que je considère inapproprié, parce qu’il est évident que même celui ou celle qui revendique ses propres actions veut rester anonyme!), ce choix, donc, peut correspondre à différents critères d’un.e individu ou groupe d’affinité. Il peut s’agir d’un critère stratégique, selon lequel il est préférable de ne pas fournir à la magistrature des éléments en plus pour les enquêtes, comme ceux déductibles par un communiqué de revendication, particulièrement si, sur un territoire, la présence anarchiste est limitée et/ou particulièrement exposée, ou bien si la conflictualité sociale est très faible : laisser planer le doute sur la matrice “politique” ou non et sur les raisons qui ont poussé la personne qui l’a réalisée peut servir indubitablement à semer la confusion chez les enquêteurs et à tenter de prolonger les hostilités le plus longtemps possible.

Dans d’autres cas le choix de ne pas revendiquer une action peut être dicté, beaucoup plus simplement, par le désintérêt vis à vis de la volonté de communiquer quoi que ce soit à la société ou aux représentants du pouvoir. Mener à terme une action peut être la réponse à un désir purement égoïste d’auto-libération, un défi lancé par l’égo à l’autorité, qui n’a pas d’intérêt à communiquer avec un tiers, et qui n’a besoin de fournir aucune explication.

Ces choix sont parfaitement valides et respectables. Même dans ces cas l’action remplit un de ses objectifs primaires, qui consiste à infliger un dommage matériel et psychologique à l’ennemi. Le dommage matériel reste un résultat concret que l’on a obtenu, indépendamment des paroles qui accompagnent, ou pas, l’action. D’un point de vue psychologique, la pression exercée peut dans certains cas être encore plus grande si les responsables de l’exploitation qui ont été ciblé.e.s n’ont pas une idée précise de qui les a attaqué.e.s, et pour quelles raisons (même s’ils et elles peuvent facilement en avoir l’intuition). Dans des autres cas, ça peut être la réputation des anarchistes elle-même ou d’un certain sigle, ou encore les mots de menace qui, éventuellement, accompagnent la revendication d’une action qui effraient. Ces conséquences sont variables et elles restent difficiles à prévoir et à évaluer avec certitude.

L’inconvénient évident du choix de ne pas revendiquer une action se situe au niveau de la communication. Si l’objectif d’une attaque contre le pouvoir n’est pas seulement le dommage matériel et psychologique infligé immédiatement, mais aussi de révéler cette possibilité d’attaque contre le pouvoir et quelques unes de ses possibles modalités , alors il est important que les informations de ces actions se répandent le plus possible. Il est bien connu que les médias tendent parfois à censurer l’existence même de certaines attaques, parfois à en parler de manière spectaculaire, parfois à les réduire à des actes de vandalisme insensé. Écrire ne serait-ce que deux lignes de revendication sert avant tout à diffuser la nouvelle d’une attaque au-delà de ce que les médias dominants écrivent ou pas à ce sujet et qui sera connu souvent uniquement au niveau local. De cette manière la nouvelle voyage plus facilement à travers les canaux de contre-information, elle atteint d’autres personnes hostiles à l’autorité, et surtout arrive sans être passée par la médiation de l’interprétation du pouvoir mais avec les mots de cellui qui a réalisé l’attaque, et peut inspirer d’autres personnes à passer à l’action. Cela est l’objectif minimum d’une revendication.

Un texte plus explicatif par rapport à l’action réalisée peut servir aussi d’autre desseins : approfondir les motivations du choix de l’objectif, de l’infrastructure ou de la personnalité qui a été touchée, son importance stratégique ou ses responsabilités spécifiques ; révéler des détails techniques sur la réalisation de l’attaque, comme le matériel utilisé ou les modalités par lesquelles l’objectif a été approché, la présence d’obstacles (alarmes, caméras, etc.) et comment ils ont été neutralisés ; développer une analyse plus ample du contexte social ou politique dans lequel l’attaque s’inscrit ; apporter des propositions de projectualité anarchiste.

Divers parcours et contextes ont mené les individus et les groupes qui ont réalisé des actions à utiliser la revendication en mettant en évidence, selon les cas, certains de ces aspects plutôt que d’autres. Par exemple, de nombreuses revendications non signées, ou signées avec des acronymes comme ALF ou ELF, depuis toujours tendent à être plus synthétiques et à se concentrer sur le choix de l’objectif et sur les moyens utilisés, en laissant peu d’espace à une analyse sociale/politique plus large et à une éventuelle proposition de projectualité. D’autres groupes d’action, particulièrement ceux qui ont adopté une structure organisative stable dans le temps avec un nom qui leur est propre (apposé ou non à un certain sigle), ont souvent utilisé les revendications principalement pour développer leur propre analyse sociale/politique, au sein de laquelle les actions singulières étaient inscrites dans le cadre d’une évolution théorique et dans une projectualité à long terme du groupe. Au cours de ces dernières années, grâce à la contribution théorique de groupes comme la FAI et la Conspiration des Cellules de Feu, la proposition d’utiliser les revendications comme moyen de communication entre différents groupes d’action a acquis de la force, afin de rendre possible la confrontation des analyses et des stratégies, tout en renforçant la solidarité face aux attaques répressives. La proposition initiale de la FAI – issue justement des revendications d’action, puis reprise et relancée successivement par les membres de la CCF emprisonnés – d’étendre l’usage de ce sigle en le rendant réutilisable par d’autres anarchistes pour revendiquer leurs propres actions à condition de partager certains points de base (l’internationalisme, l’informalité, la solidarité avec les prisonniers et les prisonnières, etc.) rentre ainsi dans cette optique.

Une proposition de ce type, qui peut et veut être une possibilité en plus dans la caisse à outils à disposition des individualités anarchistes disposées à agir, n’a pas été bien comprise par les défenseurs/ses de « l’anonymat » à tout prix, qui ont vu la prolifération de longues revendications/analyses comme des étalages d’égocentrisme et d’autoréférence plutôt que comme une nouvelle modalité de dialogue et de confrontation entre des groupes et des individus réunis par l’action. Ces critiques ont abouti à soutenir que le choix de revendiquer ses propres actions et d’utiliser ces revendications aussi comme modalité de dialogue entre groupes d’action, cachait en réalité la volonté de se mettre en avant, d’être reconnu.e.s, d’imposer une hégémonie sur le mouvement, de se poser en avant garde, de rester au centre de l’attention médiatique, et d’autres critiques de cette teneur. À part le fait que qui revendique ses propres actions continue à rester anonyme, donc peut difficilement acquérir une « célébrité », il est évident qu’en plaçant les critiques sur ce plan, aucun débat ne peut être possible. En lisant entre les lignes, ce qui semble sous-tendre le conflit entre les deux méthodes est une vision divergente des manières possibles pour intervenir sur la réalité : l’une aurait pourrait pour priorité la recherche de complices et compagnon.nes ainsi que la solidarité avec ces dernier.e.s, tandis que l’autre tenterait avant tout de rassembler d’autres “exploité.e.s et exclu.e.s.” Des approches qui semblent s’exclure l’une l’autre, mais pas nécessairement, si nous gardons à l’esprit que toute action directe agit, de quelque manière, tant sur l’imaginaire collectif que sur l’imaginaire individuel, inspire d’autres personnes anarchistes et rebelles, pousse les indifférent.e.s à prendre position et met en garde les complices de la domination.

À cette question est liée celle de la reproductibilité, un autre nœud important du débat. Ce concept, souvent apposé à celui de l’anonymat, est devenu un des mots d’ordre de l’insurrectionnalisme « classique », mais a été rarement rediscuté ou soumis à une réflexion critique, en devenant parfois, à l’aide de tons prescriptifs, un lieu commun.

Le souhait que les actions elles-mêmes soient un vecteur d’inspiration pour d’autres personnes et que la conflictualité s’étende est plus que compréhensible. Le problème réside dans l’affirmation selon laquelle la reproductibilité est possible seulement à certaines conditions : ce ne seraient que les actions anonymes, pas revendiquées et mises en pratique avec des moyens simples qui pourraient appartenir à chacun.e et par conséquent être plus facilement reproductibles. Selon cette conviction, il est préférable qu’une action ne soit pas imputable à une certaine aire « identitaire », comme celle anarchiste (facteur qui devient évident lorsque paraît une revendication), de telle sorte que chaque personne qui se reconnaît dans cette attaque puisse lui donner sa propre signification, et à son tour reproduire cette méthode contre ce qui l’opprime.

Cette affirmation est problématique à différents égards. Ce qui est proposé à l’individu qui attaque est d’annuler sa propre individualité et les motivations qui le poussent à agir dans le but de se confondre avec la masse, pour être mieux compris par celle-là. En plus, il est évident que ce seront principalement d’autres personnes anarchistes ou au moins hostiles au système qui auront tendance à reproduire certaines actions, pour lesquels la présence d’une revendication d’origine anarchiste peut être aussi source d’inspiration, bien davantage que la grande masse de gens exploités qui ne rêvent jamais de lever la tête ni de réagir face à leur propre exploitation ou à celle des autres.

Mais surtout, nous retrouvons ici cette exaltation vis à vis du moyen en dépit de la fin, que nous avions déjà critiqué ailleurs. Si l’objectif d’une action n’est en rien de communiquer quoi que ce soit, cet aspect est susceptible de ne pas intéresser les auteurs ou les autrices du geste, puisque reste, encore et toujours, le dommage matériel causé à une des tentacules du pouvoir. Mais si l’objectif d’une action est aussi (ou surtout) de type communicatif, tout miser sur la reproductibilité d’une méthode en la séparant de la fin vers laquelle elle est dirigée et ce qui la motive, donc dépersonnaliser cette action, reste vide de sens ou même contre-productif. J’expliquerai ce concept en utilisant quelques exemples.

Entre février et avril 2016, quatre bombes ont explosé devant autant d’églises et cathédrales de la cité de Fermo, dans les Marches. Peu de temps après, un site web anarchiste a publié ces faits divers, qui avaient eu peu de retentissement au-delà de cette région, en exaltant le geste et en faisant l’hypothèse d’un motif iconoclaste (l’hypothèse selon laquelle les personnes qui avaient attaqué étaient d’extrême droite avait été écartée, car trop improbable). En juillet de la même année, deux personnes du coin ont été arrêtées, accusées d’avoir placé les quatre dispositifs explosifs, sur la base de preuves accablantes. Initialement décrites comme anarchistes par les médias, les deux individus arrêtés se sont ensuite révélés appartenir à l’extrême droite, actifs dans la tribune des supporters de l’équipe de football locale, et même très amis avec Amedeo Mancini, ultra néofasciste qui, quelques jours auparavant, dans la même commune, avait tabassé à mort Emmanuel Chidi Namdi, demandeur d’asile nigérian : ce dernier avait défendu sa compagne qui se faisait insulter d’injures racistes. À cette occasion, les deux, qui seraient ensuite arrêtés à cause des bombes devant l’église, avaient exprimé sur les réseaux sociaux leur totale solidarité et leur proximité avec l’assassin d’Emmanuel, en plus de laisser libre cours à leur tour à des commentaires et des déclarations lourdement racistes. Une des églises visée à Fermo était la même qui hébergeait Emmanuel ainsi que d’autres personnes immigrées en demande d’asile.

Ce cas me semble exemplaire de la manière dont une même action et une même méthode peuvent avoir des significations complètement différentes selon qui la réalise et dans quel objectif. Les actions en question, sans être accompagnées d’aucune explication qui en clarifiait les motivations, laissait la place à l’ambiguïté, et ainsi ne contribuaient d’aucune manière à la lutte contre la domination. Une explosion qui vise une église peut être aussi bien le geste athée et iconoclaste de quelqu’un.e qui cherche à toucher l’institution « Église » en tant que telle, que le geste d’un fasciste indigné par les politiques d’accueil de cette église vis à vis des réfugié.e.s. Deux motivations évidemment aux antipodes et incompatibles.

Un autre exemple : le 8 juillet 2016 un grand incendie a quasiment détruit intégralement les équipements liés à l’extraction du gaz de schiste, Fossolo, dans le Val Brembana. Une action de veine écologiste dans le plus pur style du Front de la Libération de la Terre, ou bien une manœuvre mise en place par les politiques locaux corrompus conjointement aux entreprises à qui a été attribué le contrat de reconstruction, comme l’ont supposé les enquêteurs ?

Certes, apprendre la nouvelle d’une action de ce type peut initialement faire exulter, mais dans le fond restent le doute et l’incertitude quant aux motivations. Un communiqué de revendication, ou même seulement un tag ou un symbole laissés sur le lieu de l’action auraient mis fin à toute hésitation. Dans le cas contraire ces actions anonymes, dont la signification reste ignorée, peuvent être « appropriées » réellement par chacun.e, fascistes et mafieux compris. Anarchistes et rebelles contre l’autorité n’ont pas le monopole de la pratique de l’action directe. État, groupes de droite, criminalité organisée et extrémistes religieux, seulement pour donner quelques exemples, ont utilisé et parfois utilisent des moyens similaires aux nôtres afin d’attaquer leurs cibles, avec des motivations bien peu appréciables.

Même si la cible d’une attaque est la même – une église, un tribunal, un bureau d’un parti politique, une banque – les motivations peuvent être complètement différentes des nôtres, par exemple le fait qu’une de ces institutions exprime des positions politiques trop « modérées », selon le point de vue mis en avant par une idéologie réactionnaire.

Quelque chose de similaire peut arriver dans le cas où les objectifs attaqués et leurs revendications respectives concernent un aspect spécifique de l’exploitation sans faire mention d’une critique plus ample du système de domination dans sa totalité. Certaines luttes spécifiques peuvent, potentiellement, réunir des personnes anarchistes/libertaires aussi bien que des factions qui leur sont opposées, si la manière dont cette lutte spécifique s’insère dans une lutte plus ample pour la libération totale n’est pas défini clairement. On se rappelle du cas des deux fascistes arrêtés en janvier 2013 suite à quatre attaques incendiaires effectuées par l’ALF contre l’industrie de la viande et du lait, revendiquées par des textes très cours et génériques, qui se focalisaient uniquement sur l’aspect spécifique de l’exploitation animale.

Est-ce qu’il y a un sens à dire que seule l’action en soi compte, au-delà des motivations et de la pulsion qui arment les mains de qui l’a réalisée ? Cela signifierait tomber dans un fétichisme vis à vis du moyen, un fétichisme vis à vis de l’action violente en soi, le fétichisme de la bombe. Un des présupposés de base de l’anarchie est justement la cohérence entre les moyens et les fins, donc si nous parlons de propagande par le fait, les deux doivent être évidents, car la seule reproductibilité du moyen utilisé n’est pas suffisante pour une avancée qualitative de la lutte contre le système.

Quand les Weather Underground visaient des objectifs politiques et militaires des États-Unis, ielles avaient l’habitude d’expliquer avec une grande attention leurs motivations, parce que leur but n’était pas seulement de se venger du gouvernement étasunien en réponse aux massacres de la guerre au Vietnam, mais aussi de stimuler d’autres personnes à agir contre la guerre et l’impérialisme, « porter la guerre à la maison », dans un sens plus large. Les motivations politiques et les objectifs qui étaient choisis en conséquence se voulaient être expliqués très clairement. Qui les partageait se sentait inspiré.e et était stimulé.e à agir à son tour.

Est-ce qu’une explosion qui adviendrait aujourd’hui devant un siège de gouvernement d’une capitale européenne produirait le même effet, soupçonnerait-on que ce soit l’oeuvre d’anarchistes qui n’auraient pas revendiqué, alors que la tendance médiatique hystérique2 est de crier au terrorisme islamiste ? Souligner le sens de ses propres actions peut être une motivation à attaquer pour d’autres compagnon.ne.s ou complices, encore inconnu.e.s. Si une action est réalisée aussi avec l’espoir d’être source d’inspiration pour d’autres, alors faire en sorte que ses motivations soient claires est d’une importance capitale, tout comme diffuser la nouvelle des actions qui adviennent et éventuellement les mots qui les accompagnent.

Évidemment on parle d’action qui sont séparées d’un contexte plus large de conflictualité sociale. La question de l’ambiguïté d’une action anonyme ne se pose pas dans les cas où une campagne d’action ou de protestation est déjà en cours contre l’objectif, où il y a déjà une lutte locale, ou dans les cas où une action s’inscrit dans le sillage d’autres similaires qui ont été expliquées auparavant. Les exemples qui vont dans ce sens sont innombrables, rien qu’en se limitant au territoire italien, des centaines de pylônes Enel abattus dans les années 80 au cours de la lutte contre le nucléaire, aux champs d’OGM détruits, aux nombreux sabotages contre les lignes de TGV advenus les dernières années sur tout le territoire en concomitance d’une phase de la lutte NOTAV dans le Val Susa. Dans ces cas-là, on peut indubitablement parler d’actions relativement simples3, reproductibles partout, et dont la signification est claire, qu’elles soient revendiquées ou non (même s’il reste le problème de la spécificité de cette lutte, car si la perspective dans laquelle elle est menée n’est pas claire, une action contre ces objectifs pourrait être réalisée par des individus aux idées fort distantes de celles des anarchistes).

L’autre présupposé de l’insurrectionnalisme « classique » pour que les actions puissent être reproductibles est que, en plus d’être anonymes, elles soient faciles à réaliser et touchent les tentacules périphériques de la domination. De petites actions diffuses sur le territoire auraient donc plus de valeurs que des actions plus complexes et ciblées, pour lesquelles on considère qu’elles requièrent une plus grande spécialisation.

Je ne trouve pas opportun de fixer des paramètres qui mesurent l’intensité des moyens du conflit, surtout si l’on choisit ensuite de l’abaisser volontairement. Je ne trouve pas non plus opportun d’établir une hiérarchie entre actions reproductibles et actions non reproductibles, comme si cela était l’unique différence qui importe, et comme si ces modalités diverses d’attaque ne pouvaient coexister. Bienvenue aux différentes formes que peuvent revêtir une action, à la multiplication soit des attaques contre les réseaux de la domination dispersés sur le territoire, moins contrôlés et donc plus facilement réalisables (qui acquièrent davantage de valeur si elles sont nombreuses et continues dans le temps), soit des attaques contre des centres importants du pouvoir, qui parfois nécessitent une intense planification et des moyens adéquats. Mon souhait est que cellui qui possède les capacités techniques et les moyens pour des actions plus complexes et plus destructives les utilise au maximum de leur potentialité, plutôt que d’abaisser le niveau de leur propres actions afin d’être davantage « reproduit.e.s » par d’autres. Certaines actions bien remarquables et pas nécessairement simples à exécuter ne sont pas reproductibles, mais cela n’enlève rien à leur importance. La question de la reproducibilité ne peut englober tout le spectre de l’action anarchiste.

Pour compliquer le tout, la réalité contribue à démonter la conviction selon laquelle seules les actions simples et anonymes peuvent être reproduites. Il arrive parfois que le conflit éclate là où l’on s’y attend le moins, tandis qu’en même temps de nombreuses tentatives de le faire surgir de manière calculée échouent complètement. Il est quasiment impossible de tirer des règles ou des schémas fixes par rapport à cela. Le fait que certaines actions puissent tomber dans le vide ou se répandre de manière virale dépend d’une infinité de facteurs qui ne sont pas seulement le choix de l’objectif ou les moyens utilisés.

Il y en a un exemple particulier advenu sur le territoire italien qui, si l’on veut parler de consensus social et de reproductibilité, dément toute théorie précédente par rapport à ces questions. L’action de ces dernières année qui a fait consensus et qui a déchainé une série d’autres attaques de formes les plus disparates contre le même objectif a été un colis piégé signé Fédération Anarchiste Informelle qui a mutilé le directeur général de Equitalia (entreprise de recouvrement des dettes de l’État). Les actions directes qui, suite à cette celle-là, se sont répandues comme une tâche d’huile sur tout le territoire italien n’ont pas été réalisées seulement par des anarchistes mais par des personnes lambdas, qui partageaient la haine envers cette entreprise de l’État qui avait ruiné leur vie. Pourtant, l’action initiale qui a déclenché une grêle d’autres attaques n’était ni anonyme ni facilement reproductible du point de vue technique. Dans ce cas le choix bien avisé de l’objectif a été le facteur déterminant pour la reproductibilité de l’action, tandis que le haut niveau de destruction et de spécialisation de la méthode utilisée, plutôt que de décourager en raison de sa complexité, a contribué à échauffer les esprits.

On peut aussi prendre l’exemple des incendies de voitures qui se sont répandus dans diverses villes d’Europe, sans que les autorités puissent y mettre fin, ne sachant pas vers où diriger leur regard pour arrêter les responsables. Des actions anonymes , que n’importe qui peut avoir réalisées, pour des motivations les plus disparates.

Mais il y a aussi des actions revendiquées et signées par un sigle bien précis qui se sont largement répandues – souvent à un niveau international plutôt que local – en étant source d’inspiration pour de très nombreuses personnes. C’est le cas des actions signées par l’ELF ou l’ALF, qui ont contribué, des années 80 jusqu’à aujourd’hui, à diffuser telle une tâche d’huile la pratique de l’action directe, et ont démontré qu’il n’était pas nécessaire d’être spécialiste ou de posséder de grands moyens pour réaliser des attaques d’un impact notable.

On peut tirer un enseignement intéressant de l’expérience de ces groupes, qui, pour ce qui concerne la facilité et la reproductibilité des actions, avaient une idée différente des partisans de l’anonymat. L’ALF et l’ELF ont contribué à la transmission de leur expérience en publiant divers opuscules, manuels, comptes-rendus et articles sur la manière de fonder un groupe d’affinité, de réaliser des sabotages et des libérations animales, des recettes pour construire de simples dispositifs incendiaires, et des conseils pour assurer la sécurité du groupe et affronter l’éventuelle répression.

La diffusion anonyme de matériels de ce type, comme des explications techniques sur la manière dont fonctionne les infrastructures de l’ennemi ( par exemple les flux de transport, de données et d’énergie) et de comment les saboter pourrait être une idée différente pour alimenter la reproductibilité des actions et amplifier les possibilités d’action pour divers individus désireux de se mettre en jeu mais qui manquent de certaines informations pour le faire.

En général, je retiens que la prolifération d’attaques contre les symboles du pouvoir ne peut être que positive, grâce à la multiplicité de formes d’attaques qu’elle peut revêtir, sans les hiérarchiser selon les modalités ou les moyens utilisés. Si la reproductibilité de ses propres actions est un des objectifs que l’on tente de poursuivre au-delà du dommage matériel immédiatement causé, je pense que l’unique critère devrait être la clarté vis à vis des motivations pour lesquelles on décide d’attaquer un objectif. De manière à ce que soit claire la perspective dans laquelle s’insèrent les diverses formes d’attaque, les raisons et les fins, afin de viser une amélioration sur le plan qualitatif.

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1Selon nous, le conflit entre les anarchistes peut être important, voire nécessaire. De plus établir une hiérarchie entre des problèmes qui seraient secondaires vis à vis d’autres est autoritaire, les priorités ne sont pas les mêmes d’un individu à l’autre. Souvent, de surcroit, cette attitude tend à effacer les conflits concernant les dynamiques de dominations internes au mouvement anarchiste, vus comme des éléments qui détournent les individus d’un “vrai conflit” et qui “menacent l’unité du mouvement”. Nous ne considérons pas que cette “unité”, au nom de laquelle on censure les oppressions qui ont lieu en son sein, nous soit favorable ; au contraire, nous la voyons comme une limite à notre épanouissement, individuel ou collectif.

2Bien que nous partageons l’analyse à propos de la tendance médiatique, le terme utilisé ici nous met en colère. Combien d’entre nous ont été discréditées justement par cette insulte, combien de nos discours ont été dégradés au rang de « fous » et « irrationnels » dans le dessein de ne pas prendre au sérieux ce qu’ils contiennent ; de les rendre inoffensifs ; de faire perdre du crédit à nos conflits ? L’hystérisation du corps féminin est le processus à travers lequel les médecins, à partir du XVI° siècle, ont tâché de contrôler le corps des femmes. Les symptômes de l’hystérie (du grec, maladie de l’utérus) seraient divers : désir sexuel démesuré, frigidité, anorgasmie. Un des traitements standards pour soigner l’hystérie était le massage des parties génitales, jusqu’à l’orgasme, effectué manuellement ou par l’intermédiaire des machines des médecins. L’espace thérapeutique idéal pour la cure de cette supposée maladie n’était pas la chambre de la patiente, mais le lit du médecin. Tandis que le plaisir masculin n’était pas interrogé, l’absence de l’orgasme féminin était considéré comme un symptôme d’une maladie spécifiquement féminine. Il était impensable que l’absence d’orgasme puisse dériver de rapports non satisfaisants, le plaisir devait jaillir du corps de la femme dans tous les cas, et l’on pouvait l’extraire même avec une pénétration ou une stimulation mécanique. L’orgasme était considéré par les médecins uniquement comme le résultat d’une stimulation de certaines parties génitales. [Tiré de La Société Dé-générée. Théorie et pratique anarcho-queer, de Alex B]

3Selon nous, il n’y a pas de critères objectifs pour juger de la simplicité d’une action. La même action peut être considérée simple ou difficile en fonction de multiples facteurs : le contexte de la répression, les différences physiques et psychologiques de celleux qui la réalisent, l’expérience, les possibilités ou non d’accéder à certains types de matériels ou de connaissances (l’alphabétisation entre autres), la place dans laquelle la société nous positionne…