Notons tout d’abord, concernant le terme « islamophobie », que dans notre pratique avec des « ouvriers indigènes » ou auprès de sans-papiers, nous n’entendons que très rarement ce mot. Au contraire, nous entendons bien plus souvent des ouvriers se plaindre du racisme d’un chef, d’un patron ou de collègues, du racisme de l’administration lors de la demande ou du renouvellement d’un titre de séjour, ou même du racisme ambiant dans la société, que de « l’islamophobie ». De plus, il convient de préciser que le PIR ne saurait en aucun cas se présenter comme une organisation représentative des « indigènes ». La grande majorité des « indigènes » ne connaît même pas l’existence du PIR, très peu se définissent même sous ce terme « d’indigènes », et il y a bien plus de travailleurs maghrébins, noirs ou originaires des DOM-TOM, organisés à la CGT qu’au PIR. Mais cela n’empêche pas le PIR de chercher à se présenter comme la seule organisation représentative des « indigènes », accusant celles et ceux qui le critiquent ou ne partagent pas sa politique, lorsqu’il s’agit de personnes noires ou maghrébines, de « trahison », terme utilisé par exemple contre Sophia Aram dans un texte du PIR.

Le STRASS utilise la même rhétorique. Ce serait la seule organisation légitime à parler de prostitution. Et quiconque ne partage pas sa politique est taxé de « putophobe » et n’aurait pas le droit à la parole. Là aussi, il convient de signaler que le STRASS ne saurait en aucun cas être considéré comme représentatif des personnes prostituées, et que pour chacun des textes où des membres du STRASS expliquent que la prostitution serait « un libre choix » et « un travail comme un autre », on trouve une dizaine, au moins, de témoignages de rescapées du système prostitutionnel qui décrivent l’horreur de l’oppression vécue.

Mais si ni le PIR ni le STRASS ne sont représentatifs des personnes dont ils se proclament portes-paroles, nous devons aussi remettre en cause cette sacralité, venue de la philosophie post-moderne, de la « parole des premiers concernés ». Ce mode de pensée s’oppose à l’universalisme. Karl Marx par exemple aimait faire sienne cette citation de Térence selon laquelle « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Toute la pensée philosophique et politique progressiste part de ce constat. C’est parce que rien de ce qui est humain ne leur était étranger, que des Blancs ont milité pour l’abolition de l’esclavage des Noirs. C’est parce que rien de ce qui est humain ne leur était étrangers que Marx et Engels, qui n’étaient pas prolétaires, ont donné toute leur énergie à la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière. C’est parce que rien de ce qui était humain ne lui était étranger, qu’un Juif communiste de New York a écrit les paroles de Strange Fruits décrivant mieux que quiconque l’atrocité des lynchages dans le Sud des Etats-Unis. C’est parce que rien de ce qui est humain ne doit nous être étrangers, que nous luttons pour l’émancipation de l’humanité toute entière.

Pour la pensée post-moderne, il n’existe plus d’universalisme du genre humain, plus que des « premiers concernés » par une forme spécifique d’oppression et dont on aurait pas le droit de parler, juste soutenir les organisations qui s’en veulent être les représentants. C’est le degré zéro de la politique. S’il existe aujourd’hui un courant d’extrême-gauche en France, c’est parce que des militantes et militants courageux ont fait vivre ce courant dans la classe ouvrière, et ce contre un PCF quasiment hégémonique dans les entreprises dans les années 1950 à 1970. C’était à l’époque « le » Parti, et il était, de fait, bien plus représentatif que ne le sont le PIR ou le STRASS aujourd’hui. Les militants d’extrême-gauche étaient violemment agressés aux portes des entreprises, dénoncés au patronat, insultés dans les tracts et journaux du Parti, etc. Or, avec la théorie des « premiers concernés », qui d’ailleurs était en filigrane dans ce que disaient les staliniens, il n’aurait pas fallu combattre leur influence dans les entreprises ! Avec cette théorie toujours, Karl Marx n’aurait pas dû écrire sur l’exploitation capitaliste et encore moins sur la Commune de Paris, ou Trotsky aurait dû s’interdire d’écrire la moindre ligne sur la montée du nazisme en Allemagne ou sur la révolution chinoise. Notons enfin que lors de la première guerre mondiale, le chef de la social-démocratie allemande favorable à la boucherie puis responsable de la répression de la révolution, Friedrich Ebert, en tant qu’ancien ouvrier bourrelier, aurait pu être considéré comme « plus premier concerné », que Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, d’origine petite-bourgeoise, et pourtant défenseurs acharnés de l’internationalisme prolétarien, de la révolution socialiste et des intérêts du prolétariat mondial.

Et il n’existe pas de parole unique des « premiers concernés ». Même lorsque le PCF était quasiment hégémonique sur la classe ouvrière, il y avait, certes minoritaires, des groupes d’ouvriers qui contestaient sa politique. Aujourd’hui, dans la plupart des grèves, on peut voir des tendances plus ou moins radicales et d’autres plus conciliatrices, voir même des syndicats qui militent contre la grève. Le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis étaient constitués de différentes tendances, de Martin Luther King aux Blacks Panthers, qui défendaient des politiques différentes et même des intérêts de classes différents. Et aujourd’hui, comme dit en introduction, on trouve des « indigènes » qui contestent la politique du PIR ou des prostituées qui vomissent celle du STRASS.

Il est certain qu’une lutte ne peut aboutir que s’il y a mobilisation des « premiers concernés ». Impossible d’espérer obtenir une augmentation de salaires ou l’annulation d’un plan de licenciement sans mobilisation à l’intérieur de l’usine. Si les militants blancs abolitionnistes ont joué un rôle dans l’abolition de l’esclavage, l’élément fondamental a été les révoltes d’esclaves et en particulier pour la France la révolution haïtienne. C’est le mouvement de libération des femmes qui a permis l’obtention d’une égalité en droits (certes uniquement formelle) dans la plupart des pays occidentaux, etc. Et on pourrait multiplier les exemples. Mais il faut ajouter que la lutte pour la dignité et les droits de tous les êtres humains signifie également pendre en compte celles et ceux qui ne peuvent pas lutter comme les enfants ou les handicapés mentaux. La lutte pour l’abolition de la peine de mort, elle aussi, n’a été ni portée ni même déclenchée par les « premiers concernés ». Et les luttes victorieuses contre l’expulsion de sans-papiers ont souvent été possibles parce que se sont mobilisés non seulement des sans-papiers, mais aussi des collègues, des proches, des voisins… c’est là d’ailleurs qu’est la force d’un réseau comme RESF. Mais ce dernier exemple, à contrario de la politique du PIR, pose la question de qui sont les « premiers concernés » ? Dans le cas d’une expulsion d’un élève sans-papiers, est-ce ses professeurs, ses copains et ses copines qui sont les premiers concernés ou une responsable de l’Institut du Monde Arabe qui se veut « porte-parole des indigènes » ?

Bien entendu aussi, à moins d’être une secte, on ne peut faire de la politique sans prendre en compte les revendications, les débats et l’état d’esprit des « premiers concernés ». Si on veut s’implanter dans une boîte, il faut être à l’écoute des travailleuses et des travailleurs. S’il est question d’y lancer une grève, il faut prendre en compte l’état d’esprit des travailleurs. Bien sûr aussi, si on y intervient comme militant extérieur, il est hors de question de voter pour ou contre la grève. Par contre, rien ne doit interdire de donner des conseils ou de dire ce que l’on pense. L’auto-organisation des travailleurs, la construction, par les ouvriers, de structures de contre-pouvoir à la dictature patronale, l’apprentissage de la démocratie ouvrière dans les luttes en vue du pouvoir ouvrier de demain, signifie aussi la solidarité, le partage d’expériences, etc. et donc la possibilité de critiquer certains aspects d’une grève ou d’un mouvement de lutte.

Tout le discours qui tend à reprendre, de façon a-critique, la position de tel ou tel représentant autoproclamé des « premiers concernés », annule finalement toute possibilité de réflexion politique. Au bout de cette logique, il n’y a plus d’universalisme, tant en ce qui concerne les droits humains qu’en ce qui concerne la lutte des classes. C’est d’ailleurs clairement ce qui ressort de bien des textes du PIR. Proclamer comme le dit le PIR que le marxisme est une invention occidentale est à la fois vrai et absurde. Vrai et absurde parce que, tout comme la domestication des plantes implique la sédentarisation des êtres humains, le marxisme, en tant que théorie scientifique de l’émancipation du prolétariat, nécessite l’existence du prolétariat. Le mode de production capitaliste, et donc le prolétariat, s’étant d’abord instauré en Europe Occidentale, il ne pouvait qu’y naître. La généralisation du mode de production capitaliste et le développement exponentiel du prolétariat aux quatre coins de la planète, n’ont à aucun moment infirmé, mais confirmé la validité du marxisme. Des usines ultra-modernes d’Allemagne, du Japon ou des Etats-Unis aux mines d’Afrique du Sud, en passant par les ateliers textiles du Bangladesh ou du Cambodge, il n’y a pas un endroit sur cette planète qui ne voit se dérouler la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie. Absurde enfin, parce que si les théories socialistes dont le marxisme sont nées avec l’exploitation capitaliste, la révolte contre l’oppression, elle, date des premières sociétés de classe. Des grèves lors de la construction des pyramides à la révolte de Spartacus, en passant par la guerre des paysans, l’aspiration à une société libérée de l’oppression est une aspiration millénaire et universelle.

Face au racisme, le PIR mais aussi d’autres groupes communautaristes voire racialistes (dont certains comme le Mouvement des Damnés de l’Impérialisme ou la LDJ sont ouvertement passés à l’extrême-droite) se lancent dans une répugnante hiérarchisation des racismes et des atrocités. Or, non seulement le racisme est un poison pour toute la société, mais toute attaque raciste contre une communauté donnée doit être vue comme une menace et un avertissement pour les autres minorités.

Dès lors qu’au nom du nationalisme on commence à trier les « vrais nationaux » des « étrangers », nul ne sait jusqu’où ira cette logique mortifère. Ainsi, le Ku Klux Klan, constitué d’abord pour assurer la suprématie blanche contre les Noirs, s’en est aussi pris, dans les années 1930, aux Juifs et aux catholiques. Parmi les victimes de la barbarie raciste du IIIème Reich, il y avait les Juifs, les Rroms et Sintis mais aussi les Slaves. Victimes de l’antisémitisme aussi les femmes déportées à Ravensbrück parce que « leurs amants avaient des cheveux trop noirs » ou victimes du racisme les handicapés allemands gazés. Aujourd’hui, lorsque des néo-nazis s’attaquent à une synagogue, chaque Arabe devrait sentir qu’il est visé, de même que lorsque des Identitaires vomissent leur haine des Arabes, c’est aussi chaque Juif, chaque Rrom, chaque Noir qui est menacé. C’est à juste titre que Frantz Fanon écrivait « C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe. » Et cette citation pourrait être modifiée en changeant « Juif » et « Noir » par « Arabe », « Rrom », « Arménien », ou toute autres victimes de racisme et en serait tout aussi juste. Que des débats traversent l’extrême-droite française actuelle pour savoir si, comme Soral, il convient de s’allier avec des islamistes contre les Juifs ou comme Les Identitaires, il faut chercher à s’unir à la LDJ contre les Arabes, ne change rien ; il ne s’agit pour eux que de questions tactiques, leurs objectifs fondamentaux restent les mêmes, celui d’une France « racialement pure », d’où seraient exclus tous ceux qui ne sont pas des « vrais nationaux », qu’il s’agisse des Arabes, des Noirs, des Juifs, des Rroms, etc.

Lors d’une lutte contre les licenciements, il serait suicidaire pour des ouvriers de tenter de convaincre que les licenciements dans leur usine serait pire que ceux dans telle autre, ou de revendiquer par exemple la fermeture de PSA Mulhouse pour sauver l’usine PSA Aulnay. Au contraire, il s’agit à chaque fois de montrer qu’il s’agit d’une lutte de toute la classe ouvrière, qu’ouvriers de PSA, de Goodyear, d’ArcelorMittal et d’ailleurs ont un combat commun à mener. Il en est exactement de même face au racisme.

Le STRASS va encore plus loin. Si ce « syndicat » dénonce dans ses bons jours la traite des êtres humains et la prostitution forcée, c’est pour juste après affirmer qu’il faut également défendre la liberté de se prostituer. Admettons qu’il existe une infime minorité de personnes qui se prostitue sans être forcée par un proxénète, la misère ou l’accoutumance à une drogue, notons que même chez les gauchistes pro-Stras bien peu proposerait la prostitution comme avenir professionnel à leurs filles ou même simplement comme job d’été, quant bien ils proclameraient que « la prostitution est un travail comme un autre ». Affirmer que parce qu’une infime minorité revendique un « statut de travailleuse du sexe », il faudrait les suivre, tient d’une logique libérale et non socialiste. Bien des chômeurs sont près à bosser pour moins que le SMIC et certains d’ailleurs le font : faut-il alors réclamer l’abolition des grilles salariales conventionnelles, du SMIC ou de la durée hebdomadaire du temps de travail ? Lorsqu’une grève est décidée avec piquets et blocage des entrées, faut-il laisser entrer les non-grévistes au nom de la « liberté individuelle » ? Faut-il généraliser le travail du dimanche au nom de quelques employées, soigneusement triées sur le volet par le patronat, qui revendiquent cette « liberté » devant les caméras ?

Pour mettre les choses au clair, l’abolition de la prostitution n’a jamais signifié la répression contre les prostituées. Le Nid, une des principales organisations abolitionnistes, a aussi été une des premières à dénoncer la loi Sarkozy sur le racolage passif. De la même façon, si la répression contre ceux qui font la manche ou qui fouillent dans les poubelles est une ignominie, notre idéal n’est certainement pas une société où l’on serait « libre » de mendier ou de faire les poubelles, mais bien d’une société où personne ne serait contraint, par la misère, à mendier ou à se nourrir dans les poubelles ! De même, nous voulons une société où personne ne soit contraint à se prostituer et sommes donc abolitionnistes. Banaliser, au nom de la « liberté individuelle » d’une infime minorité, la prostitution comme le fait le STRASS, c’est banaliser une forme particulière de violences contre les femmes et c’est justifier la marchandisation du corps humains, plus exactement la marchandisation de celui des femmes pauvres. Comme bien des organisations petites-bourgeoises qui veulent les avantages du libre marché mais sans les inconvénients, le STRASS est peut-être sincère lorsqu’il revendique la « libre prostitution sans proxénétisme ». Mais comment imaginer que les lois de l’économie capitaliste pourraient ne pas s’appliquer à un secteur particulier, surtout un secteur aussi lucratif que « l’industrie du sexe » ? Si la prostitution est un travail comme un autre, alors le proxénète est un patron comme un autre, à la différence que, même dans les pays où la législation la plus libérale est appliquée concernant la prostitution, rares sont les femmes qui « choisissent » ce « métier ». Aux Pays-Bas, en Belgique ou en Allemagne, la libéralisation de la prostitution n’a pas abolit la traite des êtres humains, bien au contraire.

Les positions du PIR ou du STRASS inspirées du post-modernisme dépassent largement ces deux groupes et on retrouve trop souvent à l’extrême-gauche des positions similaires qui au nom de « la parole des premiers concernés » ou « la liberté individuelle d’une infime minorité » en finissent par justifier les pires oppressions. On trouvait déjà certains aspects de cette politique dans le tiers-mondisme ou la gauche anti-impérialiste selon laquelle il ne faudrait, au nom du « soutien aux peuples opprimés » ne critiquer ni le FLN vietnamien, ni le Hamas ou le Hezbollah. Porte-parole autoproclamé des « indigènes », le PIR va jusqu’à affirmer que la lutte contre l’homophobie ne concerne pas les habitants des quartiers populaires ou s’oppose, dans une logique typiquement racialiste, aux couples mixtes. Nous devons combattre ces influences réactionnaires au sein de l’extrême-gauche et affirmer au contraire, non seulement notre internationalisme, mais aussi notre universalisme. Nous sommes des êtres humains et par ce simple fait «  rien de ce qui est humain ne nous est étranger ».

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