CRISE ET TERRORISME



La notion de « crise » est empruntée au latin impérial crisis au sens de « phase décisive d’une maladie ». Ce mot latin provient lui-même du grec krisis, à savoir « décision, jugement » dans sa spécialisation médicale. L’étymologie de la notion de « critique » ramène également au grec krinein , « juger ». Ce terme introduit dans la langue médicale, qualifie ce qui est marqué par une crise. La crise étant un état critique et désignant une phase décisive de la maladie.

Politiquement, le concept de « crise » peut être daté du XIXe siècle : en effet, les difficultés de l’ancien régime n’étaient pas interprétées en terme de crises; ce type de problèmes aigus et cycliques se développant surtout après 1850 dans le cadre d’une économie industrielle capitaliste, notamment à partir de la crise de 1873. Le mécanisme en est illustré dans son paroxysme par celle de 1929, parfois désigné absolument par La crise. La crise n’a donc de sens politique qu’à l’apparition de ce qu’on a appelé l’économie.
Depuis 1945, le vocabulaire économique tend à parler de récession, terme correspondant au remplacement du type de crise du système industriel par des paliers dans une courbe d’expansion ralentie ou localement descendante mais non menacée dans son ensemble. Or aujourd’hui, tout le monde s’accorde à utiliser le terme de « crise » et à lui conférer une extension mondiale. Dès lors, elle ne désigne pas un simple ébranlement, ni seulement un accident, qui demanderait à être régulé. En témoigne, la présence de plus en plus fréquente du champ lexical révolutionnaire aussi bien dans les medias que dans les propos des différents dirigeants et experts.

Ainsi, ce qui est en crise, c’est l’économie dans son ensemble, c’est l’idée même d’économie. Or, si la marque de toute grande politique, comme de toute existence remarquable, est d’être portée, guidée, obsédée par une idée, alors l’économie est l’idée d’une politique singulière. C’est pourquoi, l’économie, plutôt que d’être un système ou une science, désigne d’abord une politique. Et quel autre nom pouvons-nous donner à cette politique que celui de capitalisme. Précisément, l’économie est l’idée fondamentale de la politique capitaliste.
Dès lors, ce qui est en crise à travers l’économie, c’est la politique capitaliste elle-même. Ce qui est découvert ici, c’est la contingence de ce qu’on a pu nous présenter comme « un système immuable mettant fin aussi bien à l’histoire qu’à la politique ».

Or, si la politique capitaliste est en crise, c’est qu’elle a échoué. En quoi consiste cet échec ?
L’échec est double :
le capitalisme s’est avéré incapable de mettre fin à la politique par la politique et incapable de maintenir la fiction de l’Un.
En effet, la tâche de cette politique s’est défini comme soustraction du politique. Cette soustraction peut se décrire de deux façons, selon la manière dont on fait jouer le rapport entre les catégories du social et du politique. Soustraire la politique, en un sens, c’est la réduire à sa fonction pacificatrice du rapport entre individus et collectivité, en le déchargeant du poids et des symboles de la division sociale. De l’autre, c’est lever les symboles de la division politique au profit de l’expansion, du dynamisme propre de la société. Pacification réciproque du social et du politique. (cf. J. Rancière, « Aux bords du politique »)
L’usage de la promesse fut à cet égard décisif. Depuis le second septennat de F. Mitterrand, la représentation de l’art politique comme programme de libération et de bonheur fut abandonné. Depuis, la seule promesse qui polarise le champ politique aussi bien à droite qu’à gauche, sous différents modes, c’est celle du pire. Ce qu’on nous promet, si jamais nous renouons avec la précédente représentation de l’art politique, c’est le pire, c’est à dire le déchirement, la division, la guerre civile. Aujourd’hui, l’art politique s’apparente à un art du sauvetage, à savoir, les acquis sociaux pour la gauche, l’économie pour la droite, et la planète terre du point de vue écologique et environnemental pour les deux partis. Dans la logique de cet art politique, le Un du rassemblement raisonnable ne se rapporte pas à l’exigence de l’oeuvre qui est au-devant de nous, mais à la représentation de l’abîme qui toujours nous borde. Bref, l’art politique consiste à maintenir la société hors du gouffre, c’est à dire à son bord.
Mais c’est précisément là qu’échoue la politique capitaliste : à maintenir la fiction de l’Un, à rassembler la société (voire à se rassembler eux-mêmes pour les socialistes), à empêcher la guerre civile.

La politique, nous promettait-on, mettrait fin à la dissension, autrement dit à la politique elle-même, sinon ce serait le pire. L’espace politique devait être le lieu du libre déploiement d’une force consensuelle adéquate au libre déploiement apolitique de la production et de la circulation et à la multiplication des jouissances individuelles offertes par le marché.
A ce jour, à la fois ce déni de la dissension et cette tentative de suppression de soi, de soustraction de la politique à elle-même, persistent. On les retrouve, aujourd’hui sous le vocable de « terrorisme », dont l’extension conceptuelle est suffisamment ample pour nous autoriser à parler de véritable galaxie « terrorisme ».
Le vocable « terrorisme » sert à deux choses :
Premièrement, à disqualifier la teneur politique de certains actes, par exemple du blocage, sous quelques formes que ce soient, de l’économie (par exemple, le blocage routier ou des raffineries par des camionneurs peut être taxé de la sorte).
Deuxièmement, en renvoyant le terroriste en dehors du champ politique, autrement dit en dehors du consensus de la cuisine gouvernementale, pour maintenir la fiction de l’Un. Le terroriste, c’est le Deux mais un deux projeté à l’extérieur du Un de la société . En résumé, d’un côté, toute véritable dissension politique est qualifiée de terroriste et est renvoyé hors de la politique, donc il n’y a pas à proprement parler de dissension politique; de l’autre côté, la fiction de l’Un est sauvée, car le dit terroriste n’appartient pas à la société, tout juste au genre humain.
Le raisonnement déraille tout de même lorsque les-dits terroristes sont présentés comme des êtres intelligents, participants des institutions et intégrés pleinement à une vie sociale et qu’aucune preuve denuée de ridicule ne vient étayer l’accusation.

Mais venons-en au terme même de terrorisme.
Il apparaît lors de la révolution française lorsqu’est condamné comme moyen criminel le système de gouvernement institué par la Convention. Il désigne alors l’ensemble des moyens de coercition politique maintenant des opposants dans un état de crainte. On parle à ce propos de régime de terreur politique. Et ce règne de la terreur est établi par des mesures d’exception. De nos jours, l’ensemble des mesures d’exception n’a pas à rougir de celui pris dans les années 30, notamment en Allemagne (cf. G. Agamben, « l’état d’exception »).
L’acte de terroriser se donne donc en tant que stratégie de la menace et de la peur, stratégie de la tension. Qu’il s’agisse d’une terreur violente ou bien d’une terreur plus complexe fondée tout à la fois sur la maîtrise des esprits tout autant que des corps, sur des procédures intellectuelles, physiques, d’exclusion et de dénégation des logiques conflictuelles, ce que cette terreur vise c’est bien la perpétuation d’un ordre niant tout à la fois l’existence de ces logiques conflictuelles, leur expression ainsi que les procédures de négociation qui vont avec. Si l’on s’intéresse aux annales historiques, on ne peut que constater que la politique est intrinsèquement corrélé à l’illégalisme, et pas seulement du côté des « révolutionnaires ». K.Marx, nous rappelle, contre l’idylle des théories bourgeoises et à l’appui de multiples faits historiques, les ressorts de la genèse du capital : »la conquête, la rapine à main armée, l’asservissement, le règne de la force brutale, l’expropriation. » Cette sauvagerie de la politique capitaliste fait rage dans la Chine acuelle.

Mais l’usage du mot « terrorisme » apparaît désormais moins comme une logique de la peur au service de l’ordre que la marque d’une impuissance, justement, à assurer un tel ordre et à effacer la dissension.Par ailleurs, l’évocation de la paix justifie d’avance le rejet « violent » de toute forme conflictuelle de la vie politique.
Ainsi, un glissement de sens s’est opéré de nos jours, voire même un renversement de perspective. Désormais, le terrorisme est présenté comme injection de désordre afin de miner, voire de détruire tel ou tel ordre politico-culturel. Le terrorisme ne désigne plus un type de régime gouvernemental mais ce qui s’y oppose.
C’est que l’usage du terme terrorisme est le propre d’une tradition politique qui qualifie de la sorte son ennemi où qu’il se situe. D’une tradition qui va de la réaction thermidorienne, c’est à dire de la Restauration, au gouvernement actuel en passant par Vichy. Le terrorisme se dit toujours du point de vue de la Restauration, du conservatisme de certaines règles du jeu et d’une distribution des rôles.
Donc, selon cette position politique, si l’ennemi – que nous situerons dans une tradition des opprimés et qui pense toujours la politique sous le mode de la promesse d’une émancipation – est au pouvoir alors c’est le régime gouvernemental qui devient terroriste. Mais, si il est dans la rue, dans les campagnes ou les usines alors c’est en tant que groupuscule qu’il se voit qualifier de tel.
Et si selon la nouvelle définition européenne, ce terme désigne toute pratique visant à bloquer, saboter ou même entraver l’économie d’un pays, cela confirme que l’économie est l’idée fondamentale de la politique capitaliste. D’ailleurs, c’est notamment pour cela que le non au référendum sur la constitution européenne, qui introduisait l’économie en son sein, peut être considéré comme un véritable échec de cette politique.

Mais, tôt ou tard, ce qui est dénié fait retour, à savoir la dissension politique.
Dans le vocabulaire de la science physique, le terme critique désigne le seuil au-delà duquel se produit un changement. Et, ce changement, tout le monde s’accorde à le dire, ne pourra être que radical. Radical, car ce sera avant tout le changement d’une idée, celle d’économie au fondement même de la politique capitaliste. C’est pourquoi, le changement radical qui s’annonce dans la crise de la politique capitaliste actuelle, met en jeu rien d’autre que la simple disparition de l’économie comme matrice des relations humaines et internationales, et de la politique basée sur la promesse du pire.