Le contexte

Nous sommes dimanche 24 septembre 2006. Depuis sept jours, la Hongrie a vécu le chaos politique le plus intense depuis le changement de système en 1989. L’échec de la démocratie représentative en est la cause globale, tandis que la cause particulière se trouve dans cet enregistrement trouvé à partir d’une cassette. Le contexte, c’est que ces derniers temps, le parti au pouvoir (le Parti Socialiste Hongrois – HSP) falsifiait des comptes-rendus de l’état économique du pays, dans l’espoir d’être réélu. La stratégie avait plutôt bien réussi: le HSP a été le premier parti a être réélu depuis le début de la démocratie à plusieurs partis. Des observateurs ont noté que tous les partis étaient pris dans un « torrent de mensonges », chaque parti essayant de promettre encore et encore de plus belles promesses et un monde meilleur à leurs électeurs. Aussi, il n’y avait pas vraiment de choix pour les gens: depuis 1989, ils ont essayé tous les partis possibles au gouvernement, et banni tous les partis après chaque essai infructueux. La population en général a commencé à voir qu’il n’y a pas beaucoup de différences entre les partis.

Indymedia-Hongrie | « Budapest 19 September: an eyewitness account » with photos (En) | « Protesten Hongarije » (Nl) | « Uprising in Hungary: an update » (En)

La fuite

Discours de Ferenc Gyurcsány à Balatonoszöd en mai 2006

Maintenant, si le HSP a été réélu, les socialistes au pouvoir ont réalisé qu’il était impossible de continuer de raconter des histoires sur la richesse du pays. Ils ont mis en avant une série de « réformes » qui impliquaient des diminutions du sytème d’aide sociale et des augmentations des taxes et des prix de produits de consommation de base. Alors, arriva la fuite (l’enregistrement…). Certain-e-s disent que le HSP lui-même a organisé la découverte publique de l’enregistrement… Au minimum, on peut dire qu’ils n’enquêtent pas pour savoir qui l’a fait. La « fuite », c’est l’enregistrement audio d’un discours du premier ministre lors d’une réunion interne du Parti Socialiste Hongrois, en mai dernier. Gyurcsány y analyse la situation politique courante avec des mots crus qui sonnent « vrais » aux oreilles de beaucoup de gens, y compris mes camarades anarchistes.

« Il n’y a pas vraiment de choix. Nous avons merdé. Pas qu’un peu, beaucoup. Personne en Europe n’a fait de pareilles conneries, sauf nous.
Il est évident que nous avons menti tout au long des derniers 18 mois à deux ans. Il était tout à fait clair que ce que nous disions n’était pas vrai. »

Après la « fuite », le premier ministre a dit être heureux que l’enregistrement soit découvert, parce qu’il montre comment il est obligé de dire la vérité, comment sont nécessaires ses réformes. Il a même publié l’intégralité de son discours sur son blog ! Quoi qu’il en soit, de nombreuses personnes étaient très en colère contre leur leader qui leur disait en face qu’il leur mentait depuis des années et qu’il espérait rester au pouvoir en continuant avec ses âpres réformes économiques. Bien sûr, la droite politique a vu dans tout cela une superbe chance de renverser le gouvernement et de s’emparer du pouvoir au nom du peuple et du mythe de la vérité.

La télévision nationale assiégée

Quelques heures après l’annonce publique de la « fuite », des milliers de personnes ont pris les rues, avec colère et sans revendications particulières à part la démission du premier ministre. De nombreuses personnes se sont rassemblées en face du Parlement. Des personnes d’extrême-droite ont apporté une pétition à la télé nationale pour qu’elle y soit lue. Lorsque le refus de la lire fut annoncé, les mêmes personnes d’extrême-droite ont appelé à des renforts sur la place du Parlement. Finalement, les plus fachos des nationalistes investirent le batiment de la télévision nationale. La police n’a pas pu réagir suffisamment vite et fortement, la situation évoluant trop rapidement. Les occupant-e-s n’étaient pas capables d’utiliser le matériel TV à l’intérieur et la transmission télé a simplement été stoppée. A ce moment là, il y avait à l’intérieur et autour du batiment de la télé nationale toutes sortes de personnes. Tout le monde était très heureux de se trouver dans le batiment de la télé sans avoir à franchir de barrières ni rien. Il n’y a pas eu d’importantes destructions et quand les gens en ont eu marre, la police a calmement escorté les dernières personnes hors du batiment.

Cependant, des voitures ont été brûlées et quelques personnes ont été blessées lors de l’occupation du batiment de la télé nationale – occupation qui n’avait jamais eu lieu, sur ces 50 dernières années. Plusieurs ont fait des parallèles avec la révolution de 1956 du fait de la réaction spontanée du peuple, des combats de rue et de l’occupation du batiment de la télé. Après l’occupation, les gens se sont repliés jusqu’à la place du Parlement pour y manifester pacifiquement. La plupart d’entre eux en avaient assez des discours tenus par l’extrême-droite sur la scène et se sont dispersés.

La manifestation en face du Parlement

Chaque jour depuis la « fuite », il y a entre 200 et 20 000 personnes qui manifestent en face du Parlement, selon l’heure du jour et les conditions climatiques. Ces temps-ci, la foule a une claire apparence d’extrême-droite. Ils forment une espèce de « Garde Nationale » pour maintenir l’ordre dans la manifestation et appeler à un « rassemblement constitutionnel du peuple » qui réécrirait la constitution dans l’esprit de la Sainte Vierge Marie (la patronne officielle de la Hongrie) et de Saint-Stéphane (le premier Roi chrétien de Hongrie). Ils sont timidement soutenus par le principal parti de droite, mais pas officiellement. La plupart des gens tiennent la même position que celle du premier ministre dans l’enregistrement: « C’est bien de protester en face du Parlement. Tôt ou tard, ils en auront marre et ils rentreront chez eux. »

Les émeutes en ville

Dans la première partie de la semaine, le centre-ville de Budapest a vécu ses plus dures émeutes depuis 1956. Une foule constituée essentiellement de gens d’extrême-droite et de hooligans supporters de foot ont fait usage de panneaux de signalisation routière, de barres en fer, de bouteilles et des nombreux nouveaux pavés (posés en tas sur le côté des routes du fait de la reconstruction du centre-ville) pour les lancer sur les policiers. La police a utilisé du gaz lacrymogène et des matraques mais a subi de sérieux dommages, leur équipement n’étant pas souvent à la hauteur. Les autorités ont été forcées d’acheter des plus gros boucliers et de nouveaux uniformes anti-émeute qui couvrent aussi les jambes. Les partis politiques et la population en général se sont distanciés des émeutier-e-s. Une chose est sûre: les gens les plus en colère ne sont pas ceux qui ont voté pour le premier ministre.

Elections locales

On s’attend à ce que l’agitation continue au moins jusqu’au dimanche 1er octobre, lorsque les élections locales auront lieu. Les élections locales consistent en choisir les maires et les pouvoirs locaux des districts et des villes. Toutefois, la droite officielle envisage ces élections comme un vote de contestation contre le gouvernement actuel. Répondant à l’appel du parti de droite, de nombreuses personnes vont laisser de côté leurs préoccupations locales et vont voter contre le HSP, pensant ainsi créer un nouveau gouvernement, ou au moins prendre une revanche sur les menteurs. Légalement, cet argument est un non-sens et il est clair que la droite confond volontairement les élections locales avec les élections nationales. En contraste avec le spectacle des « news », il est tout à fait possible que le HSP et même le premier ministre restent au pouvoir et continuent avec leurs réformes économiques, vu que beaucoup de gens sont avant tout passifs et n’aiment pas les émeutes de droite dans les rues, et de toute façon la droite officielle n’offre aucune alternative au programme du HSP à part les mythologies nationalistes abstraites.

Notre réaction

Il est extrêmement difficile, en tant qu’anarchiste, de prendre parti dans une guerre entre le gouvernement et les fascistes. Et puis, prendre le parti de la passivité majoritaire n’est pas plus une option envisageable. La situation s’est développée rapidement et nous ne pouvions pas aboutir à une sérieuse analyse ou à un plein consensus. Nous avons fini par essayer différentes stratégies de « détournement » et de « hacking » pour bousculer les événements qui fascinaient les gens et généraient un flôt très dense d’information. Nous avons aussi passé pas mal de temps à soutenir des initiatives d’auto-organisation qui pouvaient ajouter un peu de couleur (noire) à la campagne nationaliste… Répondant aux attentes des gens, les médias voulaient du nouveau au sujet des troubles toutes les 10 minutes, ce qui veut dire que même des petites choses étaient prises en compte. D’un autre côté, de nombreuses personnes quittaient leur maison avec de la politique plein la tête pendant que la police était occupée par les émeutes, ce qui donnait un potentiel énorme à la propagande rue.

Distribuer des tracts pendant l’occupation du batiment de la télé nationale

Les 10 points révolutionnaires du groupe du « 18 septembre »

Nous étions les seul-e-s à distribuer des tracts pendant l’occupation du batiment de la télé nationale. Il s’agissait du « remix » des revendications légendaires de 1848 introduites par une citation de la constitution actuelle: « Dans la République hongroise, tout le pouvoir appartient au peuple ». Il y avait là des milliers de personnes, et comme prévu, même des nazis semblaient réceptifs à notre message pendant les moments de chaos. C’était une réaction assez spontanée et enfantine, avec toutes les bonnes et mauvaises connotations.

Propagande et actions de rue

Ruganegra

Tandis que les autorités se focalisaient sur les émeutes et que les gens étaient dans les rues, le moment était idéal pour écrire notre message sur les murs. Nos équipes de propagande se sont penchées surtout sur les rues du centre-ville qui sont normalement trop difficiles à recouvrir, ainsi que les universités, où nous espérions avoir un impact sur les étudiant-e-s.

Le réseau étudiant

Quelques mois avant la « fuite », l’organisation d’un réseau étudiant basé sur des groupes affinitaires et sur des prises de décision autonomes avait déjà commencé. Le réseau étudiant était envisagé comme un outil pour coordonner des petits groupes locaux travaillant sur des sujets spécifiques. Une idée est d’offrir une alternative au principal syndicat étudiant que beaucoup voient comme corrompu et réformiste. Le plus important sujet concerne la volonté du gouvernement d’introduir des frais de scolarité alors que jusqu’ici l’université était gratuite pour la plupart des étudiant-e-s.

Deux discussions étaient prévues pendant la semaine, en connection avec le réseau étudiant, dans deux universités de Budapest. Les deux universités ont complètement fermé leurs portes le jour de la discussion, affirmant avoir peur que « 2 000 anarchistes » créent le chaos et des ravages (…).

Etant donnés les troubles politiques, nous avons aussi ré-organisé la manifestation initialement prévue par le réseau étudiant contre l’introduction des frais de scolarité et l’avons transformée en forum étudiant. Des groupes de travail se sont formés pour s’attaquer à des problèmes concernant directement les personnes qui les abordaient, et nous avons pratiqué avec succès l’auto-organisation, introduisant de nouvelles saveurs politiques aux étudiant-e-s.

Masse critique illégale

Minden nap Kritikus Tömeg

Un des groupes de travail du réseau étudiant a décidé de ré-organiser une « Critical Mass », qui était programmée pour le vendredi 22 septembre. Il y a une splendide tradition de masses critiques (manifs à vélo) en Hongrie, organisées deux fois par an. La dernière masse critique avait fait venir 30 000 cyclistes (vraiment!), ce qui signifiait un formidable impact politique. Le message est que les politiciens devraient munir la ville d’infrastructures adéquates pour les cyclistes et que les automobilistes devraient les respecter. Tout ceci a reçu du soutien de toutes parts et a affecté les règles gouvernmentales sur ces questions, au moins à Budapest.

Les organisateur-ice-s ont annulé la masse critique trois jours avant la date prévue par peur d’être récupéré-e-s par des partis politiques. Il y a eu plusieurs réactions spontanées de gens disant qu’ils iraient manifester à vélo de toute façon. Nous avons appelé à une masse critique alternative et prévu un parcours différent, ne passant pas par la place du Parlement, où les manifestant-e-s se rassemblaient. Ceci a été la première masse critique « old-school », 200 cyclistes ont manifesté, bloquant les rues, sans l’habituelle présence policière paternaliste. Cette fois, ce n’était pas la police qui gérait la circulation routière mais des cyclistes qui bloquaient les rues, en faisant du bruit et en levant leurs vélos par dessus leur tête. Nous n’avons pas attiré l’attention de la police ou des manifestant-e-s d’extrême-droite. La plupart des automobilistes comprenaient que nous ne bloquions pas le trafic, mais que nous étions le trafic ! Cela nous a fait sentir que nous devrions faire ça tous les vendredis. Nous avons passé un bon moment !