L’asso La Centrale (15 rue Bouquière, Bordeaux) ne peut désormais plus faire de concerts dans sa cave. C’est ce qui ressort de la convocation au commissariat qui a suivie l’intervention des forces de l’ordre en plein
concert la semaine dernière. Derrière la simple disparition d’un lieu associatif original et dynamique, se profile le danger de fragiliser une fois de plus un réseau alternatif contre-culturel dont la dimension
nationale n’a pourtant cessée de croître depuis bientôt 10 ans. Le cas de la ville de Bordeaux, bien qu’étant le siège de forces particulièrement conservatrices ancrées de très longue date dans ses structures
institutionnelles, n’est qu’un cas parmi tant d’autres (en témoignent les récentes fermetures administratives des bars à concerts à Limoges ou à Lyon, les expulsions de squats d’activités culturelles à Paris…), et le
climat culturel que l’on y trouve est bien représentatif d’une orientation générale perceptible à grande échelle.

Il faut d’abord voir que cette sentence (assortie d’une amende), est synonyme de fermeture pour un lieu qui doit s’acquitter d’un loyer mensuel que seul un ensemble d’activités (dont font partie les concerts) peut permettre de surmonter. Derrière des prétextes fallacieux et malheureusement classiques (non respect des normes de sécurité, chahuts répétitifs dans la rue à la sortie des concerts, cartes d’adhésion pas à
jour…) se cache la logique de la mairie qui consiste à détruire un tissu associatif dont la culture protéiforme dérange, et qui manifestement peine à répondre aux exigences du cahier des charges d’une ville qui se transforme à toute vitesse. Une ville qui se doit d’être avant tout, et ce n’est pas une spécificité de Bordeaux, accueillante pour le tourisme et le commerce, avec un aspect propre et « civilisé ». L’hostilité particulière de la mairie de Bordeaux n’a rien de très surprenant puisque un cap avait déjà été franchi lorsque, il y a peu, de multiples associations ont commencé à recevoir dans leur boîte aux lettres des
amendes à cause des affiches qu’elles collent sur les murs pour annoncer les évènements (le plus souvent ce sont des petits formats collés de manière parcimonieuse sur des espaces en jachère tels que vieilles palissades ou devantures abandonnées…). La police envoie la photographie de l’objet du délit à l’adresse indiquée sur l’affiche, accompagnée du procès verbal. En quelques semaines, une pratique (a fortiori légitime)
tolérée partout et depuis toujours, est devenue la cible d’une répression systématique mettant évidemment en péril la viabilité de ces lieux accablés d’amendes à répétition (ce qui a aussi été le cas à Lyon).

Ensuite il est évident que la mairie (via ses institutions culturelles) jongle avec deux types de discours. D’un côté elle resserre son étau autour des activités associatives informelles que, loin de simplement ignorer, elle s’acharne à faire disparaître comme on vient de le voir.
D’un autre côté elle revendique la richesse du milieu associatif, par exemple lors des déclarations dans le cadre de son festival d’art contemporain Novart (pour lequel, paradoxalement, La Centrale présenta un
évènement lors de la dernière édition) où elle évoque cette richesse en termes de vitalité et d’atout pour la ville(1).
En fait, c’est d’imposer sa propre vision de la culture qu’il s’agit. Une culture certifiée et contrôlée, qui répond à des valeurs précises et aux méthodes qui leurs sont associées, qui doit concerner de manière
hégémonique tout ce qui est produit dans l’espace urbain. Une culture qui évidemment, et malheureusement, est à l’image d’une mairie de droite à la gestion culturelle calamiteuse et, le moins qu’on puisse dire, pas très inspirée.

La stratégie employée par les municipalités, c’est d’abord on l’a vu une tolérance zéro pour les illégalismes de circonstance, dont par exemple la
véritable psychose liée au bruit apparue seulement il y a quelques années est bien représentative. Mais c’est aussi en profitant de la complicité tacite d’une grande partie des acteurs en périphérie de cette scène
culturelle que les pouvoirs locaux érigent en référence(2). Grâce à cette forme de récupération, les municipalités se construisent à moindres frais une caution pour sauvegarder une image dont le côté schizophrénique aurait été sans ça moins facile à éluder(3). L’exemple spectaculaire le plus récent à Bordeaux étant l’article de F. Mazzoleni dans le magazine de propagande culturelle de la mairie datant du mois de juin (Bordeaux Culture, distribué à 10 000 exemplaires). Un journaliste « spécialisé » dresse un tableau idyllique d’une scène « populaire » bordelaise évoluant dans un environnement idéalisé et pacifié (celui des publicités pour la marque des grands parfums en quatrième de couverture)(4). Quelques semaines plus tard, dans ce « meilleur des mondes », un des rares espaces informels d’expression libre subit une descente de flics tonitruante.

Ce qui se passe à Bordeaux, c’est ce qui se passe à un niveau national : la récupération d’une contre-culture et de son réseau, ou sa destruction. On peut évoquer rapidement ici la fin des années 80, avec un monde
alternatif qui s’est globalement fourvoyé dans les grandes institutions, en croyant naïvement à une conquête rendue alors presque possible. Et c’est malheureusement l’atomisation d’une contre-culture qui a finalement eu lieu, une atomisation symbolisée de nos jours par ses résidus : ces complexes de musiques amplifiées que l’on trouve partout en France, et que
gèrent souvent des protagonistes revenus de tout.

e, i, v…
(http://lespotagersnatures.free.fr)

Notes :

(1)Ainsi on découvre sur le site internet de la mairie de Bordeaux que «l’offre de loisirs sportifs ou culturels proposée dans les quartiers par les associations […] et les structures de proximité complète [un] agenda bordelais, permettant à tout un chacun de vivre ses passions et de s’essayer à de nouvelles activités sans plus de complications. […]
Bordeaux, la ville qui bouge. » ou encore : « L’art de vivre à Bordeaux, c’est aussi savoir profiter d’une offre de culture et de loisirs diversifiée et de qualité que beaucoup envient et qui contribue grandement au rayonnement de la ville. »

(2)Et dans le domaine de l’art on peut évidemment se poser aussi la question de la récupération avec un programme tel que Culture en Mouvement mis en place par la mairie de Bordeaux auquel on voit déjà associées de
nombreuses structures : « La rubrique Artistes à Bordeaux s’inscrit dans le programme Culture en Mouvement initié par Hugues Martin, maire de Bordeaux, en septembre 2005. Culture en Mouvement propose d’accompagner la création et la diffusion artistique contemporaines en donnant envie aux publics de découvrir la diversité de l’offre culturelle […]. C’est dans le respect du circuit professionnel que cette nouvelle rubrique présente des artistes contemporains, des expositions et événements artistiques, en relation avec les galeries et lieux d’art qui les exposent et les soutiennent. Consacrée à l’actualité culturelle et aux artistes à Bordeaux, cette rubrique pourra prochainement être étendue à d’autres domaines de la culture. » (site internet de la mairie de Bordeaux). On
sent ici poindre naturellement la perspective concernant le milieu de la musique…

(3)Le terme « périphérique » sert à désigner une partie de la scène locale (mais que l’on retrouve partout) à cheval entre d’une part une marginalité involontaire (liée à la qualité douteuse des productions) dans les réseaux où existent une authentique reconnaissance artistique, d’autre part une représentativité notable en terme de chroniques dans les magazines commerciaux spécialisés (tel Les Inrocks…). Cette scène véhicule des valeurs dans lesquelles se reconnaissent facilement les municipalités (en tant que dépositaires de la culture sous sa forme dominante). C’est ainsi par exemple qu’un groupe aux « possibilités mélodiques rarement croisées chez un groupe français », « laisse augurer d’un avenir prometteur », ayant produit un single qui « a illustré une publicité automobile à succès l’an dernier » (Bordeaux Culture, juin 2006)… C’est donc une frange spécifique de la scène qui est toute désignée pour correspondre aux exigences culturelles de la mairie.

(4)L’article finissant sur une éloge d’un « quotidien facile » dans un Bordeaux fier de son « activisme culturel souterrain » avant de conclure avec une assurance tranchante : « Un sentiment partagé par la majorité des artistes locaux ayant trouvé à Bordeaux la ville idéale pour leurs expressions musicales ».