Non à l’intégration des juges administratifs au sein du Conseil d’Etat

Que devient la justice et que deviennent, globalement, les institutions françaises? Que deviennent les rapports entre les institutions et les citoyens? C’est la véritable question que soulèvent des affaires comme celle d’Outreau.

L’ensemble des modes de fonctionnement et des structures régissant dans la pratique les rapports entre les institutions et la population a besoin d’une profonde refonte ouvrant à travailleurs, citoyens, administrés… l’accès direct à ces structures et un réel contrôle de leur fonctionnement. Autrement, le fossé ne pourra que continuer à se creuser.

1. Des espoirs toujours déçus, des illusions qui s’avèrent toujours vaines

Malheureusement, chaque fois qu’un espoir de réforme apparaît, il est vite démenti par des comportements des « élites » qui témoignent d’un réel immobilisme, voire même d’une volonté ouverte d’évoluer encore plus dans le sens opposé de celui que le peuple aurait souhaité. Ne serons-nous pas déçus une fois de plus dans un mois et demi, losque la Commission de l’Assemblée Nationale chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire d’Outreau rendra ses conclusions? On peut d’ores et déjà le craindre.

Par exemple, la grande majorité des citoyens peut se poser un certain nombre de questions en lisant le compte rendu des déclarations récentes du Bâtonnier de Paris faisant allusion à l’affaire d’Outreau alors qu’il s’exprimait sur la question des droits de la défense dans les affaires de blanchiment d’argent :

Car, justement, Outreau n’a rien à voir avec les problèmes qui se posent dans les affaires de blanchiment présumé où la circulaire européenne récente que contestent vivement des avocats des banques et des multinationales ne fait sans doute que constater le double rôle « avocat – conseil » de plus en plus répandu auprès des clients riches. Voir par exemple :

où il est explicitement reconnu que:

« Vingt ans plus tard une nouvelle profession d’avocat voit le jour : elle regroupe les avocats et les conseils juridiques. Aujourd’hui l’avocat conseille autant qu’il défend ; il est à l’écoute du particulier comme de l’entreprise. »

Dans Le Monde du 19 janvier, le juge Renaud van Ruymbeke avait déclaré notamment :

« Si on évolue vers un étouffement progressif des affaires, je quitterai mes fonctions. Il y a beaucoup d’autres choses intéressantes à faire dans la magistrature. »

Lire aussi, par exemple: « Juge à Monaco », de Charles Duchaine, Michel Lafon 2002.

On peut craindre, en effet, une récupération de l’affaire d’Outreau à des fins qui ne relèvent, ni du droit de la défense des justiciables qui ne font pas partie des très riches ou des « élites », ni de la transparence (van Ruymbeke demande notamment la suppression du secret de l’instruction), ni d’une réforme des institutions nécessaire à une réelle participation des citoyens à la gestion des affaires les concernant. Or, c’est là que se situent les vrais problèmes.

Les problèmes de fond de la justice ne sont d’ailleurs pas circonscrits à tel ou tel secteur de la juridiction pénale: ils concernent l’ensemble de la justice et l’affaire d’Outreau n’a été qu’une manifestation particulièrement grave de ces problèmes qui, pour une fois, a attiré l’attention des médias et du monde politique. Il ne s’agit pas non plus, vraiment, de « problèmes de la justice » mais de problèmes de l’ensemble du tissu institutionnel qui, cette fois-ci, sont apparus au grand jour de manière particulièrement voyante.

Par exemple, lorsque les victimes innocentes de poursuites jusqu’à l’incarcération dans le procès d’Outreau se plaignent d’un « examen purement formel de leurs recours », qu’y a-t-il, dans ce concept, de spécifique de par sa nature à la juridiction pénale? C’est, bien évidemment, un problème qui peut se poser ailleurs, et tout particulièrement dans la juridiction administrative. Mais, à regarder de plus près, pourquoi uniquement dans la justice? La réalité est qu’il peut apparaître tout autant, sinon plus, dans les rapports directs entre l’administration et les administrés, entre les citoyens et les pouvoirs publics, entre les fonctionnaires « de base » et leurs autorités de tutelle, etc…

2. Où va la justice administrative?

Dans les conclusions de ses deux derniers congrès (2002 et 2004):

et par la suite, le Syndicat de la Juridiction Administrative (SJA) a réaffirmé sa revendication d’une intégration franche des Tribunaux Administratifs (TA) et des Cours Administratives d’Appel (CAA) avec le Conseil d’Etat (CE), et défendu la préservation de la « cohérence du recrutement par la voie de l’ENA ».

On pouvait lire déjà, dans les actes du Congrès de 2002 de ce Syndicat:

« 1. Bases fondamentales de la doctrine du S.J.A (motion adoptée par le congrès) :

Le congrès, constatant que les critiques formulées à l’encontre de l’existence même de la juridiction administrative se développent à nouveau, que l’appartenance des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel à la haute fonction publique ainsi que la préservation de l’unité du corps sont aujourd’hui menacées (la volonté de préserver la cohérence du recrutement par la voie de l’ENA n’est plus affirmée et la condition d’ancienneté pour l’affectation en CAA vient d’être supprimée), estime qu’il convient de réaffirmer et d’enrichir les bases fondamentales de la doctrine du SJA.

Il considère :

(…)

– que, si le SJA est attaché à l’existence de plusieurs filières pour le recrutement des magistrats (ENA, concours complémentaire, tour extérieur, intégration de personnels détachés et militaires), source d’une diversité enrichissante, il estime qu’il ne faut pas porter atteinte à l’équilibre gravement menacé qui existe entre elles ;

– qu’en l’état actuel des choses l’instauration, en droit ou en fait, d’un principe de recrutement des magistrats des TA et CAA par une voie autre que celle de l’ENA, déboucherait inévitablement sur une fusion à terme avec l’ordre judiciaire (toute augmentation des recrutements doit donc se traduire par une augmentation corrélative du nombre des postes de conseillers de TA et de CAA offerts à la sortie de l’ENA) ;

– que la préservation de ces principes et du maintien d’un recrutement de qualité soulève immédiatement la question de l’attractivité comparée du corps (la parité nécessaire entre la situation des magistrats des TA et CAA au regard de celle des autres corps recrutés par la voie de l’ENA doit se traduire concrètement au niveau du statut, du déroulement de carrière, des rémunérations – échelle indiciaire et niveau des primes -, de la nature des missions et des conditions de travail).

En conséquence, le congrès mandate le conseil syndical pour mener des actions appropriées destinées à :
1°) préserver et renforcer l’existence de la juridiction administrative, son organisation, accroître l’ensemble de ses moyens eu-égard à l’augmentation des flux contentieux, afin d’améliorer la qualité du service rendu aux usagers ;

2°) améliorer l’image des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel et réduire au maximum la dichotomie qui existe actuellement entre le Conseil d’Etat et les autres juridictions administratives ;

3°) préserver l’unité du corps des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, augmenter le volume des intégrations au sein du corps des membres du Conseil d’Etat et lancer une réflexion destinée à permettre l’émergence à terme d’un statut unitaire de l’ensemble des magistrats des juridictions administratives ;

4°) renforcer l’attractivité du corps des magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel et son ancrage au sein de la haute fonction publique, à travers cinq leviers essentiels :

a) une nouvelle revalorisation du statut, fondée sur le modèle des inspections générales, également justifiée par une nécessité de mise en cohérence à la suite des refontes récemment opérées au profit de la plupart des autres corps recrutés par la voie de l’ENA (inspection générale de l’administration, inspection générale des affaires sociales et administrateurs civils – cf. décrets des 11, 25 et 26 avril 2002) et de la magistrature judiciaire (cf. décret et arrêtés du 25 avril 2002) ;

(…)
c) un doublement (minimal) du nombre de postes de conseillers de TA et de CAA offerts à la sortie de l’ENA (soit plus de 20 par an) ;

(…) »

(fin de citation)

Plus bas, le même Congrès estime explicitement que:

« l’unification à terme des corps des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel et du Conseil d’Etat doit être envisagée. »

Etc… Ces mêmes revendications ont été réaffirmées depuis, et encore à ce jour. Si elles étaient satisfaites, l’ensemble des magistrats des juridictions administratives, en tant que corps « recruté par la voie de l’ENA », mettrait également un pied « par en haut » dans la direction des affaires du pays, vu le rôle statutaire du Conseil d’Etat, sa pratique et son osmose de fait avec le monde poltique.

Que peut penser le citoyen, l’administré, le justiciable… d’une telle perspective?

Nous disons, avec tout le respect dû aux magistrats, que ce ne serait pas (ce n’est pas) une bonne chose. En particulier :

– Une telle évolution tendrait à renforcer l’actuelle nature du Conseil d’Etat en tant qu’entité puissante, influente, « élitiste » et séparée de la grande majorité des citoyens; elle contribuerait également à éloigner l’ensemble des juges administratifs des administrés;

– Pourquoi les énarques seraient-ils plus compétents que les citoyens, les administrés, les travailleurs, les fonctionnaires « de base », les professionnels de toutes les branches d’activité… pour juger les litiges des administrations? C’est en soi une conception de la justice. Une telle vue de la question relève par elle-même de la politique, voire même d’une certaine idée de la politique: l’ENA a été précisément l’un des grands instruments de reprise en main du pays et de propagation de la « pensée unique » après la Libération.

– En rapprochant sur le plan catégoriel le juge du fond du juge de cassation, cette évolution porterait atteinte à l’indépendance du dernier par rapport au premier. Force est de constater que la juridiction de l’ordre judiciaire, où tel est le cas, évolutionne vers un fonctionnement de plus en plus sommaire en cassation, au point que de nombreux justiciables ont l’impresssion de se heurter (une loi de 2001 aidant) à un refus quasiment « de principe » de désavouer le juge d’appel à quelques exceptions près.

Sur ce dernier point, voir par exemple:

Si le SJA atteignait son but, ce serait (c’est), certes, excellent pour les perspectives de carrière des magistrats des TA et des CAA. Mais pas pour les administrés et fonctionnaires qui doivent s’adresser à la justice administrative. Et nous pensons qu’il est légitime de plaider que l’intérêt de la grande majorité des citoyens doit avoir la priorité sur tout intérêt à caractère corporatif. Pas seulement à propos d’une éventuelle intégration des juges administratifs au sein du Conseil d’Etat, mais aussi en ce qui concerne la définition de la « qualité » de ce corps en tant que « recruté par la voie de l’ENA » comme le dit explicitement la motion du même congrès intitulée précisément : « Préservation de l’unité du corps, de sa qualité de corps recruté par la voie de l’ENA et de la légitimité des C.A.A » .

On remarquera également que l’autre syndicat de cette juridiction, l’USMA (Union Syndicale des Magistrats Administratifs) ne semble pas être aussi attaché au « label ENA », mais en revanche il écrit:

« Les premiers juges que nous sommes doivent pouvoir accéder à des fonctions de juge de cassation au Conseil d’Etat, au même titre que les magistrats judiciaires ont vocation à accéder à la Cour de cassation. (…) Nous entendons œuvrer dans les années à venir pour la constitution d’un corps unique de magistrats administratifs, les regroupant qu’ils soient affectés dans les TA, dans les CAA ou au Conseil d’Etat et pour que des fonctions au Conseil d’Etat nous soient davantage ouvertes. A cet égard, les formations administratives et contentieuses du Conseil d’Etat seraient utilement assistées par de jeunes magistrats des tribunaux et cours affectés en qualité de conseillers référendaires au Conseil d’Etat, comme cela se pratique à la Cour de cassation. On peut aussi s’étonner que, jusqu’à présent, des postes de mobilité ne nous aient pas été offerts au Conseil d’Etat… »

Nous disons qu’en effet, il faut transformer profondément le Conseil d’Etat et la juridiction administrative, mais dans un sens radicalement opposé à ce que préconisent le SJA et l’USMA. Nous avions déjà abordé cette question dans nos articles:

et d’autres internautes l’avaient fait avant nous, par exemple:

3. Comment transformer le Conseil d’Etat et la justice administrative?

Le Code de Justice Administrative rappelle clairement les missions du Conseil d’Etat. Ce n’est pas un simple juge de la cassation administrative mais un conseiller permanent des pouvoirs législatif et exécutif, l’un des juges des lois et le juge des décrets, l’organisme d’appartenance d’une partie de ceux qui nous gouvernent et de nombreux membres des cabinets ministériels… Le Président (occasionnel) du Conseil d’Etat est le Premier Ministre et son Vice-Président (le président de fait) est l’une des plus hautes personnalités de la République.

Le Vice-Président du Conseil d’Etat détient également un pouvoir d’inspection sur l’ensemble de la juridiction administrative. Mais justement, avec tout le respect dû aux personnalités concernées, pourquoi la mission d’inspection de la juridiction administrative serait-elle du ressort d’une « élite » issue à peu de chose près des mêmes écoles et du même éventail restreint de filières professionnelles (ENA, Sciences Po, coupoles hiérarchiques et « gestionnaires » des administrations et des grands établissements publics…) que la majorité des juges administratifs? Pourquoi les citoyens n’auraient-ils pas le droit de participer directement à cette inspection, pourquoi ne leur incomberait-il pas de contrôler le travail des juges? Avec l’actuel Conseil d’Etat, c’est impossible, mais ça ne le serait pas avec un autre type d’institution.

Le Conseil d’Etat est également le juge de la suspicion légitime exprimée à l’égard des Cours Administratives d’Appel. Pourquoi les citoyens ne participeraient-ils pas, directement, à l’examen de ce type de litige qui concerne un aspect essentiel de la définition pratique des garanties d’impartialité et d’indépendance de la justice? C’est impossible avec l’actuel Conseil d’Etat, mais une institution différente pourrait rendre cette participation viable. Aujourd’hui, l’opacité de facto est telle, que le droit à la récusation suivant les critères définis par le Code de l’Organisation Judiciaire (article L731-1) devient purement théorique: les biographies et curriculum vitae de la plupart des magistrats ne sont pas publics et les feuilles contenant tous les détails du traitement du dossier (y compris, les noms des différents rapporteurs ayant examiné l’affaire) ne sont plus présentées aux justiciables. Et les critères de récusation eux-mêmes ne tiennent pas compte des relations politiques et para-politiques, réseaux d’influence… Quelle autre précaution que la présence directe des citoyens au sein des institutions de la justice pourrait y rémédier?

Pourquoi le droit d’ester auprès du Conseil d’Etat (ou de toute instance devant lui succéder) serait-il réservé, sauf dans quelques litiges « atypiques », à une petite centaine d’avocats « homologués » qui, de par leur nombre, leur filière et relations professionnelles, les modalités d’accès à cet Ordre, leurs revenus… se trouvent forcément beaucoup plus proches des « élites » que des citoyens? Qu’y a-t-il de si mystérieux dans les compétences de ces avocats, que le citoyen ne puisse pas comprendre et intégrer dans son savoir faire si on lui en fournit des moyens réels? La question paraît d’autant plus pertinente que, depuis 2001, on a vu apparaître des dispositions successives visant à limiter l’exercice de fait du droit d’accès à la justice par des extensions du caractère obligatoire du ministère d’avocat.

Et pourquoi les citoyens ne participeraient-ils pas, directement et de manière conséquente, aux activités du Conseil Supérieur des Tribunaux Administratifs et des Cours Administratives d’Appel, aux différents jurys de concours de la juridiction, à la définition des critères mêmes de ces concours…? Et plus globalement, pourquoi seraient-ils exclus des activités de ces tribunaux, des formations de jugement elles-mêmes…?

Pourquoi les citoyens ne participeraient-ils pas, directement, à l’évaluation des projets de loi et des décrets, et pourquoi ne seraient-ils pas associés à l’examen des litiges concernant ce domaine essentiel de la vie publique? Pourquoi ne disposeraient-ils pas d’un accès direct aux activités des cabinets des ministres? Etc…

Pourquoi l’ « administration » et la « politique » seraient-elles des « sciences » réservées aux « élites » issues de l’ENA et des IEP, comme cherche à l’imposer l’ordonnance 45-2283 du 9 octobre 1945? Pourquoi ne deviendraient-elles pas des ensembles d’activités et démarches citoyennes dont les éventuels éléments techniques seraient enseignés à tous, à l’école comme dans les mairies, de façon à permettre à tout citoyen d’être en mesure de participer, jusqu’au plus haut niveau, à la gestion du pays et au contrôle et l’évaluation de cette dernière?

Pourquoi n’encouragerait-on pas, dès l’ecole, la réflexion politique et citoyenne approfondie de tous, au lieu de pousser les élèves vers un enseignement « dans l’urgence de trouver un travail », de plus en plus faussement « utilitaire » ? A présent, on refuse aux jeunes un enseignement destiné à développer leur culture dans tous les domaines et on limite par là leur capacité future d’action citoyenne, sous prétexte qu’il faut « vite, mettre un pied en entreprise »… et on en fait par une telle « éducation » des chômeurs de longue durée!

Et si, comme nous le réclamons, l’ENA et Sciences Po laissent la place au peuple tout entier ayant accès à une réelle éducation citoyenne, alors le Conseil d’Etat devrait être remplacé par un dispositif institutionnel suivant la même logique, et pareil pour la justice administrative, l’Ordre des Avocats au Conseil d’Etat et la Cour de Cassation, etc…

Certes, Voltaire, un proche des financiers genevois, ne souhaitait pas que la « bas peuple » reçoive une réelle éducation, qu’il accède à la gestion de la société… Mais justement, il est grand temps de rompre avec Voltaire et la pensée « élitiste ».

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