{{« Ne pas rire, ne pas mépriser, ne pas détester mais connaître »
– réflexions sur ceux qu’on appelle des « casseurs de manifestants »}}

Les agressions, les vols commis l’année dernière contre les manifestants lycéens, et cette année contre les manifestants « anti-CPE » ont jeté un froid, et c’est le moins qu’on puisse dire. Pourquoi des jeunes, victimes du système que nous dénonçons, ne sont- ils pas dans notre camps ? Pourquoi eux s’attaquent-ils à nous ?
Les réponses à cette question allaient de la franche incompréhension (dans le meilleur des cas) jusqu’aux délires haineux : ce sont des fascistes, des racistes anti-blancs c’est le lumpenprolétariat sans conscience politique, des bandes téléguidées par les RG ….
Qu’ont en commun toutes ces réponses ? Elles reposent sur des schémas classiques et rebattus qui présentent un avantage énorme pour leurs auteurs : conforter chacun dans ses convictions et ne pas se confronter à la cause de cette nouvelle situation, pour la connaître.
Pour nous, au contraire, il faut essayer, avec Spinoza, de « Ne pas rire, ne pas mépriser, ne pas détester mais connaître ». Les pleurs, les rires, le mépris, la haine sont des affections tristes dont l’effet est de masquer et d’alimenter une impuissance. Or, la seule arme contre l’impuissance, c’est la connaissance rationnelle de sa cause. Pour nous, les « casseurs de manifestants » sont à connaître car les connaître c’est identifier la cause de notre impuissance à construire un mouvement social avec les plus pauvres, les plus désespérés, avec les prolétaires et les indigènes d’aujourd’hui, avec ceux qui manient une contre-violence en réponse symétrique à la violence des institutions qu’ils subissent au premier chef. Nous tenterons de trouver une issue à l’impuissance constatée.

« Des casseurs ou des révoltés ? ? ? ? »

Il est indéniable que les « casseurs de manifestants » concentrent toutes les haines. Ils sont donc l’essence même du « casseur » : incompréhensibles pour tous et condamnés par tous, de la gauche réformiste jusqu’à l’ultragauche, avec des nuances mais aussi une étrange unanimité de diagnostic qui fait elle-même question. Par exemple, dans le collectif de soutien aux victimes de la répression du mouvement anti-CPE, leur défense devant la justice a été mise en question : comme si la justice qui frappe à tour de bras devenait légitime dans leur seul cas.
A leur sujet plusieurs questions ont été posées par tous :
Pourquoi s’en prennent-ils aux manifestants au lieu de manifester avec eux ?
Pourquoi ne rallient -ils pas le camps des « casseurs » traditionnels, ceux qui s’attaquent aux flics, aux banques, aux abribus… ?
Pourquoi agissent -ils à visage découvert ?
Pourquoi sont ils majoritairement noirs et arabes et s’en prennent-ils majoritairement à des blancs ?

Pour nous, les actes commis par ces « casseurs » sont dégueulasses et tristes. Ils auraient pu nous atteindre et si cela avait été le cas nous aurions été obligés d’y répondre par la violence. Ce n’est pas pour autant que nous croyons que la solution doit être le renforcement des SO syndicaux. Répondre aux « casseurs » à coups de batte de base-ball, se livrer à une chasse aux faciès, tabasser les « encapuchonnés » (note N°1), les livrer aux flics- ces actes du dit « mouvement ouvrier » nous les condamnons aussi mais les jugeons d’autant plus graves qu’ils sont commis par des appareils qui prétendent défendre tous les opprimés et les diriger. D’un point du vue « militaire » il est vrai qu’un service d’ordre syndical, militant bien organisé peut décourager et même empêcher des attaques du type de celles qui ont eu lieu aux Invalides par exemple… à moins que les « casseurs de manifestants » ne viennent, la prochaine fois, plus nombreux, mieux organisés… et alors, en suivant la logique sécuritaire sauce syndicale on assistera à des scènes de guerre civile. On ne pouvait qu’être effrayé par l’apparition, à la manifestation qui a suivi celle des Invalides, de cortèges aux visages fermés, marchant à un pas qui se voulait martial, alors que sur le trottoir à côté, les jeunes arabes et noirs harcelaient les flics.

Mais au lieu de hurler avec les loups, essayons de connaître le pourquoi de ces actes et d’y répondre par l’analyse rationnelle.

Le samedi 25 mars 2006 à 12h57, sur le site paris.indymedia.org, un anonyme qui s’interdit de juger ces phénomènes, nous en fournit une série de causes, voilà son analyse :

« Franchement c’est fatigant de voir que la propagande mediatique et la propagande interne a vos cellules vous bouffe les neurones, entre les anar qui mettent tous sur le dos de la cgt , les bolosse qui insulte les lascards.. OUi les gars sont venus des banlieues pour vous taper portable , camescopes et appareil photo et alors ? tu peux pas faire face a un enfant de 16 piges qui se croit a rio ou jsais pas ou ….mec ce qu’il se passe dans ces manif c’est l’illustration de la société francaise : des classe qui se croient precaire mais qui le sont pas tant que sa puiske kelle ont des camescope acheté a la fnac et des vrais precaire affamé sans conscience politique ( sans meme conscience de quoi que ce soit ?) qui trime pour vous depuis des année en prenant votre place , la seule difference c’est que eux n’ont pas profité de la croissance tandis que vous oui…Alors arrettez de cracher sur eux si vous arrivez a leur faire une place dans vos luttes , le jour ou l.O la lcr et les autres gaucho de montreuil ou des abesses reconnaitront que les emeutes de banlieus de novembre sont autre choses ke des cons ki casse tout ,que c’est l’expression de la lutte des classes la plus pure ce jour peut etre ils arreteront de vous embeter. Quand vos cousin parents freres soeur arreteront la discrimination a l’embauche , a entrer en boite de night, quand on arretera de les mettre au fond des cafés quand ils vienne boire un coup avec une petite…peut etre que leur rage diminuera mais je vous rappelle que c’est vous et rien d’autres que vous qui etes les coupables de ce phenomene . ps c’est pas la peine de me reponde en disans non moi je suis comme sa moi comme sa ..jment bat les couilles des avis perso je raisonne globalement j’espere que quelqu’un aura capté ce ke je voulais dire…pas facile non… »

– L’anonyme d’Indymedia commence par une mise en cause de la commodité des grilles d’analyses conventionnelles: la dénonciation de la répression policière avec complicité des syndicats pour les anarchistes, le racisme et l’incivilité pour les anti-racistes bien pensants. Pour lui, il y a un fait : « les gars sont venus des banlieues pour vous taper portable, caméscopes et appareil photo » qui défie toutes les catégorisations des « propagandes » traditionnelles. Le fait est donc nouveau et spécifique, il faut l’interpréter comme tel.
– Il continue par une dénonciation de l’incapacité à voir en un adolescent des quartiers populaires autre chose qu’un encapuché arabe ou noir représentant une menace physique. C’est ici un effet de plus de la propagande commune sur le « choc des civilisations » appliquée aux rapports Paris – banlieue : les cités et les quartiers populaires sont présentés comme des lieux de « non droit » à « reconquérir », à « civiliser » ; c’est cette même propagande étatique et médiatique qui a fait des ravages dans les écoles des quartiers populaires où, notamment depuis l’institution de « la loi sur le voile » , la relation profs- élèves tend à prendre la forme exclusive d’une confrontation entre tenants d’une nouvelle « mission citoyenne » et « sauvageons » à éduquer lorsque c’est encore possible, et, lorsque cela ne l’est plus, à exclure pour éviter la contamination.
– Pour l’anonyme, comprendre la violence de ces « casseurs », c’est la rapporter à l’inégalité fondamentale qui l’engendre, à un deux poids, deux mesures qui a fini par scinder la jeunesse en deux. Prenons le cas des mobilisations actuelles, les étudiants et lycéens anti-CPE ne s’y sont pas trompés contre Villepin qui voulait les rassurer en expliquant que la mesure ne concernait que les non diplômés, les jeunes sans perspectives et sans ressources qui s’étaient soulevés en novembre dernier ; les étudiants et lycéens ont bien compris que le CPE les concernait au premier chef car le CPE c’est la précarité pour tous ,alors que la précarité est déjà le lot quotidien des habitants des quartiers populaires depuis des dizaines d’années. Les anti-CPE sont ceux qui ont encore un avenir et des intérêts, même incertains, à défendre alors que les jeunes des quartiers populaires n’ont déjà plus d’avenir : aujourd’hui ce sont eux les prolétaires qui n’ont rien d’autre à perdre que leur chaînes.
– L’anonyme pointe ensuite une contradiction : pourquoi les jeunes des quartiers populaires devraient-ils reconnaître le bien fondé des luttes des anti-CPE alors que les partis de gauche et d’extrême gauche ne reconnaissent que du bout des lèvres la légitimité des révoltes de novembre et en arrivent aujourd’hui à exclure physiquement la jeunesse encapuchée de leurs cortèges ?
Ceux qui se disent révolutionnaires et se gargarisent de lutte des classes ne sont mêmes pas capables de reconnaître dans ces affrontements avec la police le signe d’une lutte radicale, en rupture avec toutes les institutions étatiques (ce que l’anonyme appelle « l’expression la plus pure de la lutte des classes »).
De plus, le CPE ne représente qu’une disposition de l’ensemble d’une loi : la « loi sur l’égalité des chances » qui, quant à elle, a été présentée par Villepin lui-même comme étant la réponse spécifique du gouvernement aux révoltes de novembre dernier. Ceux qui ont fait du « retrait du CPE » le seul mot d’ordre de ce mouvement, les « douze », organisations syndicales, lycéennes et étudiantes qui crient aujourd’hui victoire et veulent mettre fin à la lutte après le remplacement du seul CPE se coupent une fois de plus de la jeunesse des quartiers populaires (tout en excluant des négociations, le seul organe démocratique et représentatif de cette lutte : la Coordination). En effet, une fois de plus, ils ignorent et méprisent le traitement inique et ultra répressif (criminalisation des parents d’absentéistes, apprentissage à 14 ans, travail de nuit à 15 ans, service civil volontaire pour les « incivils », établissement de zones franches …) qui est réservé aux habitants de ces quartiers. On peut légitimement supposer que, si le CPE n’avait pas été artificiellement ajouté in extremis par le gouvernement au texte de cette loi, les révoltes de novembre qui ont embrasé plus de 400 quartiers populaires de France pendant plus de trois semaines consécutives auraient définitivement sombré dans l’oubli. Et on voudrait qu’aujourd’hui les révoltés de novembre manifestent avec nous, sans état d’âme, au nom d’une « unité » mythique ? Et pourquoi pas, tant qu’on y est, qu’ils s’inscrivent sur les listes électorales pour voter Besancenot ?
– Enfin, l’anonyme révèle la cause la plus profonde et vraie du phénomène dont l’apparition des « casseurs de manifestants » est un symptôme. Des discriminations à l’emploi, au loisirs, des humiliations et du mépris vécus au quotidien, jour après jour, par les populations des quartiers populaires. Un racisme anti-noir et arabe, une islamophobie systémique et institutionnelle que subissent depuis des décennies ces populations directement issues de la colonisation et de l’immigration post coloniale. Une oppression spécifique que toute la gauche, jusqu’à l’extrême, refuse de reconnaître, taxant ceux qui la subissent et se refusent de la taire, de diviseurs des luttes. Certains l’ont affirmé : alors même qu’aucune prise de position politique de ce mouvement n’évoque les « casseurs de manifestants », la version propre sur elle de ces « casseurs » serait les indigènes de la république, ce mouvement traité en pestiféré par toute la gauche depuis son apparition en janvier dernier .Quand le SO de la CGT maltraite, en accord avec la police, des noirs et des arabes à capuches ce n’est pas parce qu’il se trompe en les prenant pour des « casseurs » , mais parce que son intérêt est d’interdire la lutte à ceux qui n’accepteront jamais que tout cela se finisse par des négociations faites sur leur dos, ni par le piège électoral soit-il tendu par la gauche ou par l’extrême gauche. De même, lorsque la direction de la CGT a annulé les assises du post colonialisme prévues le 16 avril 2005 par l’appel des indigènes, ce n’est pas parce que la direction de ce syndicat s’est trompé et a pris les indigènes pour de dangereux communautaristes mais parce que son intérêt est d’empêcher la naissance d’un véritable mouvement autonome des post-colonisés.

Le texte de l’ « anonyme » de l’Indymedia fait mal où ça fait mal. Il met en porte à faux la bonne conscience de gauche et d’extrême gauche, y compris celle de la plupart des libertaires. Mais, comme c’est toujours le cas dans les grands mouvements populaires authentiques, il y en a aussi qui se mettent à réfléchir. La preuve en est le texte, posté le vendredi 7 avril 2006 à 00h28 sur paris.indymedia.org, signé « Des étudiants de la Sorbonne » (note N°2)

Comment arriver « à leur faire une place dans (nos) luttes » ?

L’anonyme de l’Indymedia achève par un constat, ou si l’on veut par une accusation : « c’est vous et rien d’autres que vous qui etes les coupables de ce phenomene . ps c’est pas la peine de me reponde en disans non moi je suis comme sa moi comme sa ..jment bat les couilles des avis perso je raisonne globalement j’espere que quelqu’un aura capté ce ke je voulais dire…pas facile non… » . Vous êtes responsables de leur rage, parce que vous supportez et vous participez, même sans le vouloir consciemment, à la discrimination qui les frappent. Vous, c’est qui ? C’est tous ceux et celles qui n’ont pas une gueule d’arabe et de noir….. qui sont blancs. Eux, c’est qui ? Tous ceux qui, du fait de la couleur de leur peau, et aussi de leur religion, réelle ou supposée, subissent une série de discriminations supplémentaires, y compris par rapport aux prolétaires blancs qui habitent les mêmes quartiers populaires qu’eux : discriminations dans l’emploi, dans la rue, dans le logement, dans les relations humaines…. Mais la précarité, le chômage, le manque de logement ne frappent-ils pas toutes les catégories des opprimés, exploités, y compris les « gaulois » ? La réponse est oui, bien sûr, mais il existe en France (et partout ailleurs) un privilège, quand on est d’origine européenne, bref quand on est blanc. Entre un jeune martiniquais et un jeune polonais, c’est le martiniquais, pourtant français, qui va être contrôlé et fouillé. Personne ne parle de danger du « communautarisme » des portugais par exemple, pourtant, la communauté portugaise se fréquente, parle portugais en famille, va dans les restos et boîtes portugais …Parler portugais, espagnol, ou mieux anglais à la maison avec sa mère est considéré, à juste titre comme une richesse, un plus pour réussir sa vie, mais parler arabe, créole ou soninké en famille, c’est parler un « patois du pays », qui est en soi criminogène. Pourquoi ? Parce que ce n’est européen, ce n’est pas blanc. Pas vrai ? (voir sur ce sujet le trop fameux rapport Bénisti, base du projet de loi Sarkozy sur la « prévention de la délinquance »).
Alors, nous dira-t-on, vous donnez corps aux accusations selon lesquelles ces « casseurs de manifestants » auraient agi en étant animés par une haine anti-blanc. Non, ils ont agi par haine de cette société et par haine de tous ceux qui ne se démarquent pas radicalement et définitivement du racisme étatique et profitent ,de ce fait des privilèges, même s’ils sont minces. Par exemple n’est ce pas un privilège de passer devant Abderrahmane dans une demande d’entretien d’embauche parce qu’on s’appelle Jean-Jacques ? N’est ce pas un privilège de ne pas entrer dans les quotas des « seuils de tolérance » racistes pour une attribution de HLM (qui existent aussi bien dans les municipalités de gauche que dans celles de droite) parce qu’on est blanc et qu’on est supposé, de ce fait, ne dégager « ni bruits ni odeurs » ? Bien sûr que si, c’est un privilège.
A l’époque de la colonisation, par exemple en Algérie, un ouvrier français originaire de métropole se trouvait dans une situation contradictoire : en tant qu’ouvrier il était un exploité comme son frère algérien, mais en même temps ce lien de classe était vicié, supplanté par le fait que l’un était un colon et l’autre était un colonisé, l’ouvrier blanc profitait des privilèges coloniaux dans sa vie quotidienne, dans son travail par rapport à l’ouvrier colonisé. Ce qui fait que, faute d’une prise de position politique et pratique active de l’ouvrier colonisateur face à la colonisation (mais était-elle seulement possible du fait même qu’il vivait dans et de la colonie ?), l’ouvrier blanc appartenait au camp ennemi et n’était pas un frère de classe. C’était une situation extrêmement pénible, qui n’obéissait pas hélas au « prolétaires de tous les pays unissez-vous ! ».
On sait que cette dilution des frontières de classe a abouti dans les ex-colonies devenues indépendantes à des régimes le plus souvent corrompus, dictatoriaux, sans changement social de fond, de surcroît le plus souvent compromis avec l’ancien ordre colonisateur. On peut en pleurer, en rire… mais à qui la faute ? Certainement pas aux peuples ex-colonisés qui se sont révoltés, elle incombe aux régimes colonisateurs, mais aussi aux partis, organisations, syndicats de gauche qui ont refusé de combattre la colonisation, et ce, souvent, à partir d’un marxisme formel, donc faux.
Au nom de la soi-disant « unité » de la classe ouvrière , « unité » formelle et abstraite, le PCF, par exemple, a condamné les attentats du FLN en 1954, a voté les pouvoirs spéciaux contre la révolution algérienne au gouvernement du premier ministre socialiste Guy Mollet en 1956, a exclu les communistes qui soutenaient le FLN. Pour ce parti, il fallait d’abord attendre que le prolétariat de métropole se libère du capitalisme, et, seulement ensuite, les prolétaires des colonies (supposés « retardés ») auraient le « droit » de se libérer du joug colonial.
Ce retour en arrière historique est nécessaire pour comprendre les problèmes de fond actuels dans les quartiers populaires. Bien sûr nous ne sommes pas dans la même situation coloniale, mais certaines lignes de force subsistent : le racisme et la discrimination systématique au faciès. Certes, ceux qui qualifient les « casseurs de manifestants » de « fascistes » de « lumpens » ne nient pas l’existence de cette situation en général, mais la gauche, l’extrême et l’ultra gauche peinent encore à admettre le fait que cette oppression et ces discriminations systématiques construisent une situation symétrique, c’est-à-dire qu’il y a le côté des dominants qui en bénéficient, qui en tirent des privilèges et le côté des dominés qui en souffrent exclusivement. C’est ça que les indigènes de la république appellent une situation post-coloniale. (Note N°3)
« Vous qui etes les coupables de ce phenomene » nous balance à la gueule l’anonyme d’Indymedia : coupables, ceux qui lancent une critique sociale sans admettre l’existence de ce système de domination raciste et en accusant de diviser la classe ouvrière tous ceux qui le tenteraient. Nous savons que nous sommes sur un terrain miné par le pouvoir, comme il l’était pour des gens de gauche ou d’extrême gauche à l’époque de la guerre d’Algérie. Il n’est pas facile, quand on est déjà soi même opprimé, exploité, précarisé de reconnaître qu’il y a des gens qui du fait de leurs origines, la couleur de leur peau le sont deux fois. Ce qui est encore plus difficile à envisager c’est que des oppositions violentes, aveugles, condamnables, injustes (comme aux Invalides…) entre exploités, opprimés puissent surgir de cette oppression spécifique, post-coloniale. En fait les « casseurs de manifestants » nous ont mis au pied du mur : tant que vous ne vous démarquez pas de l’oppression qui nous frappe vous serez assimilés aux oppresseurs, parce que par rapport à nous vous êtes des privilégiés.
Il s’agit d’un problème de fond que ni la condescendance, ni la générosité anti-raciste ne permettent d’aborder de front. Pour commencer il faut reconnaître son existence, c’est déjà un premier pas important. Ensuite « raisonne(r) globalement », comme le demande l’anonyme de l’Indymedia. Il est vrai qu’il y a un mur, une division entre opprimés. Mais la division est surmontable, cette jeunesse des cités (et leur parents) ne demande pas mieux qu’on « leur faire (fasse) une place dans (nos) luttes » !
En réalité, on peut penser que certains étudiants et lycéens anti-CPE (ceux qui ont conçu leur lutte indépendante des partis et syndicats liés à l’Etat) ont fait un premier pas vers le dépassement de cette division. Si ces acteurs du mouvement anti-CPE se sont spontanément inscrits dans la filiation de ce qui avait agi en novembre (ne serait-ce qu’en reprenant très vite le mot d’ordre d’amnistie pour les révoltés, ou tout simplement en sauvant de l’oubli, le souvenir même de l’événement des révoltes, oubli général, organisé par une presse à la mémoire courte qui, à peine un mois après l’évènement, se gargarisait de caricatures du prophète et de pandémie de grippe aviaire), c’est qu’il y a une certaine parenté entre ce mouvement de la jeunesse étudiante et lycéenne et les révoltes des quartiers populaires : leur caractère irrécupérable ; c’est, en tous cas, ce que le premier se veut encore être (le restera-t-il longtemps ?) et ce que le second s’est résolument révélé être . Ce sont des mouvements en rupture avec l’Etat et son mode de gestion de la misère, avec les syndicats et les partis et leur manière de s’accommoder de cette gestion. Cependant ce n’est là qu’un premier pas : les anti-CPE ont tenté de « faire une place dans leurs lutte » alors que surmonter cette division des opprimés, c’est faire nôtre la lutte des habitants des quartiers populaires. C’est donc faire nôtres les revendications de cette jeunesse, leur donner la priorité qui est la leur : amnistie des révoltés de novembre, donc, abrogation de la loi sur l’égalité des chances et sur l’immigration jetable, dans l’immédiat et réponse à leur juste aspiration à l’égalité réelle sur le long terme. Lors des manifs où il y eu des attaques, le « point fixe » des indigènes de la république, avec ses banderoles, « la révolte est légitime », « les véritables incendiaires sont au pouvoir », n’a non seulement jamais été attaqué, mais il a été soutenu chaleureusement. Le 8 Mai prochain ( date anniversaire de ce jour où, en 1945, la France fêtait sa libération de l’occupation nazie et réprimait dans le sang, ce même jour, la révolte des colonisés de Sétif et Guelma en Algérie), la seconde marche des indigènes tentera de rassembler tous ceux qui portent cette exigence de justice et de dignité pour les habitants des quartiers populaires.
Il nous faut également exiger sans relâche des partis politiques, des organisations, des syndicats dits de gauche qu’ils incluent ces revendications dans leurs programmes et qu’ils exercent au quotidien leur solidarité entière et inconditionnelle avec nos luttes. La solidarité n’est pas un vain mot ; ainsi, aux Invalides, un groupe de ce qu’on appelle des autonomes avance, il est « caillassé » par des révoltés-« casseurs de manifestants », puis ces derniers subissent un gazage des flics ; les autonomes, eux, sont équipés, ils sortent leur collyres pour soigner leurs agresseurs… quelques minutes après ils se retrouvent ensemble à lutter contre les flics.
Ce qui veut dire, aussi, cesser de leur donner, en paternalistes éclairés, des leçons de politique. « Ce n’est pas une bonne façon de se révolter » ; « il aurait été plus intelligent de s’attaquer aux symboles du pouvoir plutôt qu’aux biens de vos voisins ou à vos écoles » : qu’attendent les donneurs de leçons pour casser sur les Champs Elysées et prendre d’assaut le Palais de Chirac ? Peut-être n’ont-ils pas le courage d’endosser les conséquences de la répression terrible qui s’abattrait ensuite sur eux ? Ou encore « inscris toi ou tu es mort » comme on peut le lire sur certaines affiches collées sur des panneaux d’affichage municipaux de banlieue.
De plus, si les « casseurs de manifestants « sont l’essence du « casseur » c’est qu’à leur propos également il faut reconnaître que cette catégorie est un mythe forgé pour décourager la mobilisation sociale. Entre casseurs et manifestants, il y a un va et vient continuel en fonction des situations, des objectifs et du nombre. Finalement, n’est-ce pas plutôt la catégorie de « manifestant » qu’il nous faut interroger : le rituel des manifestations pacifiques avec itinéraire respecté, mot d’ordre et dispersion obligatoire en fin de parcours n’est-il pas un instrument aux mains du pouvoir pour empêcher le développement spontané des luttes sociales ? Ceux qui n’ont pas le pouvoir, s’affirment toujours par leur puissance et la puissance, contrairement au pouvoir, échappe à toute institution. (note N°4)
Ainsi, il nous faut, pour pouvoir accueillir la jeunesse révoltée des quartiers populaires, apprendre à inventer de nouveaux moyens de lutte, ce qui commence par choisir de nouveaux parcours de manifestations. Les assemblées de la coordination des étudiants (qui ont inscrit dans leur revendications celles de l’amnistie pour les révoltés de novembre et de l’abrogation de toute la loi sur l’égalité des chances) ont régulièrement proposé des parcours de manifestations vers la banlieue ou à travers les quartiers populaires de Paris, mais les syndicats qui négocient, au final, les autorisations avec la préfecture ont systématiquement ignoré leurs votes pour sacrifier au rite des éternels République- Bastille – Nation ou Denfert. Pourtant, les marches, manifestations organisées cet hiver par l’Assemblée de Montreuil (formée à la suite des révoltes de novembre dernier), à travers des cités de la banlieue parisienne, avec des banderoles : « libérer les prisonniers », « vive la révolte » et des slogans comme « la révolte n’est pas un crime » et « non au couvre feu colonial » n’ont pas été attaquées, les cortèges n’ont pas été dépouillés de leurs portables et de leurs MP3, mais au contraire ils ont souvent été accueillis avec intérêt voire avec enthousiasme. De même lorsque « la caravane des indigènes de la république » équipée de son expo photo et de sa bande son anticolonialistes, forte de ses mots d’ordre contre les discriminations et le racisme des institutions, fait sa tournée sur les marchés populaires de quartiers totalement désertés par tous les partis politiques, l’accueil est profondément chaleureux, comme si enfin des discours venaient clamer haut et fort leurs paroles de révolte.

Oui, nous savons que les choses ne sont pas simples, des années de destruction, d’indifférence, de propagande démagogique ont fait d’énormes dégâts. Nous ne voulons pas justifier les agressions contre les manifestants mais, nous voudrions, du moins, que ceux qui devraient être nos alliés sortent de l’actuel état d’invective et de haine dans lequel ils se replient. Nous sommes persuadés que toute avancée du progrès social et de la démocratie exige la reconnaissance et le soutien du combat pour l’égalité des couches les plus exploitées et les plus opprimées de la population : les indigènes des quartiers populaires.

26.04.2006

Janos et Siryne Z, profs indigènes de la république
Contact : colonne.spinoziste@yahoo.fr
Texte publié sur le site : www.indigenes-republique.org

Notes :

N°1
Témoignage d’un « encapuchonné » passé à tabac par le SO CGT : « C’était un peu avant 18h, j’étais sur le bord du terre plein central, place de la république, loin des affrontements, loin de la casse, mais
seulement à quelques mètres du service d’ordre de la CGT qui formait une ligne à la manière des CRS. Derrière moi ça gueulait « CGT collabos », c’est alors que les 30 à 50 mecs de la milice syndicale sortirent d’en dessous de leurs blousons, des barres de fer, des pieds de chaise, et des matraques télescopiques. l’un deux cri « camarade » puis les autres reprennent ensemble leur cri de guerre et chargent en hurlant vers le terre plein. Je tente d’esquiver mais pris par surprise et la chaîne étant trop longue, je me prends un coup de bâton sur la tête. Je tombe à terre quand j’entends « j’en tiens un », puis c’est une dizaine de ces brutes qui se mettent autour de moi distribuant les coups de pieds, coups de matraques et se tirant les un les autres pour pouvoir me mettre des coups, tout en s’engueulant au dessus de moi pour savoir sil fallait me livrer à la police ou pas. Un manifestant finira par me porter secours, il me saisit et me traîne par la capuche sur une dizaine de mètres. J’entends alors « ça va cousin ? », j’ai le crâne en sang, sonné, je n’arrive pas à lui répondre mais je me relève et je me casse. » Le prétexte des vols de portables a été utilisé pour charger des «manifestants à capuche », signe de leur provenance de banlieue. Les «lascars » sont devenus l’ennemi pour le SO CGT qui s’érige en véritable milice à l’intérieur de nos défilés, collaborant avec la police qui bloque les trains de banlieues et sélectionne au faciès ceux qui ont le droit de manifester. Le banlieusard ne peut donc pas manifester à Paris et s’il parvient à le faire le SO CGT le lui fera regretter. »

N°2

Les  » casseurs de banlieue » et le  » mouvement étudiant  » Tabou, névrose… ou extension nécessaire du domaine des revendications.
Il explique, entre autres, que : « Pour nombre d’entre nous, la journée du 23 mars a constitué un tournant ; la confrontation avec les jeunes des banlieues a été un moment de prise de conscience douloureux, elle nous a montré que notre lutte n’était pas aussi simple, ou isolée, qu’elle en avait l’air (les bons, nous, contre les méchants, le gouvernement). Un troisième terme s’invitait à la fête. (…) Il ne s’agit pas de faire de l’angélisme et de nier les vols et les agressions physiques perpétrés par ces jeunes à l’encontre de plusieurs d’entre nous. Ces agressions, nous les condamnons catégoriquement ; et nous avons le devoir de nous en défendre. Mais il nous paraīt impossible de rejeter ces jeunes sous le nom de  » voyous « , tout en continuant à afficher une solidarité de façade à l’égard du  » mouvement des banlieues  » de novembre dernier. Il serait trop facile de voir en eux un mouvement social, posant des problèmes de fond, tant qu’ils restent en banlieue et brûlent là-bas des voitures ; pour ensuite n’y voir plus que des  » voyous  » quand ils viennent dans Paris et qu’ils s’en prennent à nous, étudiants et manifestants. Nous devons nous défendre contre les agressions qu’ils commettent contre nous ; mais il nous paraīt décisif de considérer par ailleurs que nous n’avons pas à juger leurs modes d’action : les casseurs sont fréquemment hués par les manifestants étudiants, dès qu’ils s’en prennent à un abribus ou une voiture. (…). Il nous faut donc refuser catégoriquement la posture qui consiste à condamner les actes venus de la banlieue en les opposant à un mouvement étudiant qui serait, lui, « civilisé », « non violent », « responsable ». Cette posture est un piège : elle est exactement ce que le gouvernement attend de nous ; car elle légitime et renforce la posture qui est la sienne à l’égard des émeutes de banlieue : une posture policière (surveillance, contrôle, répression). (…) La rencontre conflictuelle de deux jeunesses dans les rues de Paris jeudi était un constat amer : enfin, la réalité de la colère de novembre nous éclatait à la figure. (…) Nous, étudiants de la Sorbonne, reconnaissons n’avoir pas su prendre la mesure du mouvement des banlieues : comment avons-nous pu laisser passer le mois de novembre sans une fois organiser, sous quelque forme que ce soit, la manifestation de notre soutien ? En mars, notre silence de novembre retentit amèrement. ( …) Gagner sur le CPE sans avoir obtenu quoi que ce soit pour la banlieue, ni su établir aucun lien avec elle, ne serait plus pour nous qu’une victoire amère. (…). Ce sont ces politiques que tous, depuis la banlieue comme depuis Paris, devons combattre. Sur cette fameuse question de la violence, qui divise les AG de France, il serait bon de ne pas se tromper de cible. La ligne de partage que cherchent à imposer le gouvernement, les médias, l’opinion (entre les bons étudiants non-violents et les méchants casseurs) est un piège redoutable. Elle permet que soit laissé dans l’ombre un terrible détail : la violence exercée sur ces jeunes par l’Etat, au quotidien. Commençons par condamner cette violence, haut et fort, et prenons clairement position contre elle, avant de nous scandaliser benoîtement devant celle qui y répond. (…) Les jeunes de banlieue ont exprimé en novembre dernier un malaise profond qui n’a pas été entendu par le gouvernement et que nous mêmes avons été incapables de prendre en compte. »
Texte consultable dans son intégralité dans les archives de paris.indymedia.org et il a été publié dans le numéro 2 du petit journal « Crime », crime.sorbonne@free.fr

N°3

Dans sa préface à l’édition de 1966 de son livre : Portrait de colonisé, portrait du colonisateur, Albert Memmi écrit que « « La colonisation, c’est d’abord une exploitation politico-économique. », mais j’ai ajouté qu’elle est une relation de peuple à peuple et non de classe à classe. C’est cela qui constitue, à mon sens, l’aspect spécifique de l’oppression coloniale. » (Note de 1972)
Cette définition de l’oppression coloniale s’applique bien à des situations postcoloniales où la « relation de peuple a peuple » apparaît également comme étant une relation raciste, de domination du blanc sur le non blanc. Elle subsiste même si la façon dont le racisme étatique s’exprime est variable.
On aurait donc tort d’imaginer qu’il s’agit d’une situation qui serait spécifique à la France et qu’ailleurs, dans les autres pays ex-colonialistes, par un pouvoir plus intelligent, la question serait résolue. En Grande-Bretagne, par exemple, l’Etat encourage le rassemblement communautaire des populations issues de ses ex-colonies, pourtant les discriminations racistes systématiques existent bien.
De même quand on nie la survivance de l’indigénat en France en disant qu’il n’existe pas plus de colonies françaises (on oublie déjà les DOM-TOM), on devrait examiner les cas des pays qui n’ont jamais eu d’empire colonial. La situation de la plus importante minorité en Europe, celles des Roms, surtout concentrée en Europe de l’Est est édifiante de ce point de vue. En Roumanie, en Hongrie.., ce même racisme d’Etat, institutionnel, frappe les minorités Roms, originaires de l’Inde (8-10% de la population) qui ne sont pas issues, bien entendu, d’une quelconque colonie roumaine ou hongroise en Inde. Les Roms sont portant soumis, depuis leur installation dans ces pays il y a 6 siècles (indépendamment de la nature des régimes qui ont régné dans ces pays : féodal, stalinien, capitaliste), à une persécution et discrimination raciste dans tous les domaines de la vie, du même type que la population indigène en France. Dans son livre « Visszafojtott emlékezet » (Mémoire refoulée), (Pont Kiado, Budapest, 2005), Katalin Katz publie une recherche pertinente sur l’histoire du holocauste des Roms de Hongrie par les nazis et arrive aux mêmes conclusions. Elle écrit que « nous sommes arrivés (en Hongrie) à la situation post-coloniale européenne, qui se contente d’une point de vue superficiel, qui cristallise ses préjugés sur les Roms : ce sont des « indigènes » et leur patrie est l’exil. » (p.124), puis que « La société hongroise a encore une double exigence face aux Roms. Elle veut qu’ils « soient comme tout le monde, comme nous », mais en même temps elle ne les laisse pas entrer dans ce « nous », elle les pousse encore à la périphérie de la société, et la société essaye de les faire taire et faire disperser leurs forces. » (p.130)
Colonies ou pas, l’indigénat survit aux XXIème siècle, il fait partie d’un système : face aux non-Blancs quand on est un Blanc, on bénéficie de privilèges, assimilables aux privilèges coloniaux.

N°4
Ce qui était frappant dans les images des révoltes de novembre qui nous sont parvenues, c’est que, ce qui s’exprimait là était l’expression d’une puissance, longtemps contenue, et qui trouvait enfin l’occasion de se libérer et de combattre, face à face, le pouvoir qui la réprimait et l’opprimait. C’est ce même sentiment de puissance qui se dégage de ce témoignage d’un révolté qui a participé aux affrontements de Clichy sous bois: « Pendant quatre heures, sentiment d’euphorie. « Pour un moment tu vois, chacun avait oublié son ego, sa fierté, on était tous ensemble …y’a même les mères de famille qui nous donnaient des bouteilles, c’est un truc que j’oublierai pas ! » . Nasser ne veut pas romantiser, mais il pense que c’était vraiment une résistance du quartier tout entier. « Par rapport à tout ce que les flics nous ont fait pendant des années, là on a eu un véritable rapport de force, là je faisais face à mon ennemi ». Adrénaline. « C ‘est la libération d’une rage contenue, on sautait, on dansait, y’en a qui couraient en gueulant…c’était primal : d’un coup, on se sentait vraiment libres. C’était tellement fort que j’avais envie de pleurer. Tu vois avant j’étais du genre : « on y arrivera jamais », jamais on pourra être tous ensemble, jamais on pourra faire quoi que ce soit… C’est dur quand on vient d’un quartier populaire, c’est de la traîtrise, c’est un chacun pour soi. Là, on a perdu notre ego surdimensionné, c’était juste nous contre eux. Y avait tous les âges et pas le grand frère qui insulte les petits. C’est une frustration qui a explosé, mais ce dont je me rappelle le plus c’est la solidarité. » .