Pour en revenir aux États-Unis, dites-nous-en davantage sur ce mouvement estudiantin contre le travail clandestin. Qu ‘a-t-il de différent des mouvements antérieurs ?

Il est tout à la fois différent et similaire. À certains égards, il ressemble au mouvement contre l’apartheid, sauf qu’en l’occurrence il frappe au coeur des relations d’exploitation qui permettent d’atteindre ces chiffres incroyables d’inégalité dont nous parlons. C’est très grave. C’est un nouvel exemple de la manière dont différents groupes peuvent travailler ensemble. Charlie Kernaghan, du National Labor Committee de New York, est à l’origine d’une grande partie de cette action, en lien avec d’autres sections du mouvement syndical.

C’est devenu un problème majeur pour les étudiants de plusieurs régions. Nombreuses sont leurs associations qui exercent une forte pression, au point que le gouvernement américain a dû rédiger une sorte de code pour la contrer.

Il a réuni des dirigeants syndicaux et estudiantins pour créer une sorte de coalition sous son égide, mais plusieurs groupements d’étudiants la contestent pour sa mollesse. Ce sont là des sujets vigoureusement débattus. Le dernier épisode dont j’ai entendu parler – j’ignore les détails -, c’était une grande manifestation dans le Wisconsin qui s’est conclue par des arrestations d’étudiants.

Ces étudiants ne demandent-ils pas aux capitalistes d’être moins avares ?

Ils n’appellent pas au démantèlement du système d’exploitation. Ils le devraient peut-être. Ce qu’ils réclament, ce sont les droits du travail théoriquement garantis. Jetez un coup d’oeil aux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui est responsable de ces questions, vous verrez qu’elles interdisent la plupart, voire toutes les pratiques que contestent les étudiants.

Les Etats-Unis n’adhèrent pas à ces conventions. Pour autant que je sache, c’est à peine s’ils ont ratifié une convention de l’OIT. Je crains que nous ne détenions à cet égard le record du monde, en dehors peut-être de la Lituanie ou du Salvador. Certes, d’autres pays ne sont pas à la hauteur de ces conventions, mais au moins y ont-ils apposé leur nom. Les Etats-Unis les refusent par principe.

Que pensez-vous de ce proverbe afro-américain qui illustre peut-être ce dont nous parlons : « Les outils du maître ne serviront jamais à démanteler la maison du maître »?

S’il est censé signifier : «N’essayez pas d’améliorer la situation des gens qui souffrent », je ne suis pas d’accord. Il est vrai qu’un pouvoir centralisé, que ce soit celui d’une entreprise ou celui d’un gouvernement, ne se suicidera pas de son plein gré. Mais cela ne signifie pas qu’on ne doive pas le rogner, pour de multiples raisons. Pour commencer, cela profite aux gens qui souffrent. C’est un devoir dans ce cas, quelles que soient les autres considérations.

Mais même du point de vue du démantèlement de la maison du maître, si les gens peuvent comprendre le pouvoir qu’ils ont lorsqu’ils travaillent ensemble, s’ils peuvent mesurer le moment précis où ils seront arrêtés, par la force peut-être, ils en déduiront de précieuses leçons sur la manière d’avancer. L’autre terme de l’alternative est de rester assis dans les conférences universitaires pour conspuer le système.

Dites-moi ce qui se passe sur votre campus, au Massachusetts Institute of Technology (MIT). S’y préoccupe-t-on de lutter contre le travail clandestin ?

Oui, et contre beaucoup d’autres choses. Les groupes d’étudiants soucieux de justice sociale sont très actifs et l’on n’en avait pas vu autant depuis un bon moment.

Comment l’expliquer ?

Par la réalité objective. Ce sont les mêmes sentiments, la même compréhension, la même perception qui, font descendre les gens dans la rue à Seattle. Prenez les Etats-Unis : on n’y souffre pas comme dans le tiers-monde. En Amérique latine, après environ vingt ans de prétendues réformes, rien n’a bougé. Le président de la Banque mondiale vient de déclarer qu’on en est au même point qu’il y a vingt ans, y compris pour la croissance économique. On n’a jamais vu ça. L’ensemble du monde dit «en voie de développement » – je n’aime pas ce terme mais c’est ainsi que l’on désigne le Sud – sort des années 1990 avec un taux de croissance plus bas que dans les années 1970. Le fossé, pour ce qui est de la situation sociale et sanitaire, se creuse prodigieusement. Voilà ce qui se passe dans le reste du monde.
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On a vu une croissance de la productivité et de l’économie durant la période, mais elle laisse la masse sur le bord du chemin. Les revenus moyens impliquant que la moitié des revenus sont inférieurs et la moitié supérieurs ont à peine retrouvé leur niveau d’il y a dix ans et sont bien inférieurs à ce qu’ils étaient dix ou quinze ans auparavant. Nous parlons là d’une période de croissance économique raisonnablement bonne. On la qualifie de stupéfiante, mais seules les deux ou trois dernières années ont été au niveau des années 1950 ou 1960, lesquelles sont d’un haut niveau au regard de l’histoire. Il n’en reste pas moins que la croissance ignore la majorité de la population mondiale.

Les dispositifs économiques internationaux, les accords sur la prétendue « liberté du commerce » sont en fait conçus pour préserver cette inégalité. Ils sous-tendent ce que l’on appelle la «flexibilité du marché du travail », en d’autres termes l’insécurité pour les travailleurs, cette insécurité dont Alan Greenspan a dit qu’elle était l’un des facteurs principaux du « conte de fées » économique. Si les gens ont peur, ils n’ont pas de sécurité de l’emploi. S’ils redoutent de perdre leur emploi, ce qui est l’une des conséquences des accords sur la mal nommée « liberté du commerce », s’il existe une flexibilité du marché du travail, en d’autres termes s’il n’y a plus de sécurité, les gens ne risquent pas d’exiger de meilleures conditions de travail ni de plus gros bénéfices.

La Banque mondiale a été très claire à cet égard. Elle admet que le terme « flexibilité du marché du travail » a acquis une mauvaise réputation et qu’on y voit un euphémisme recouvrant la réduction des salaires et l’éviction des travailleurs. C’est exactement ce qui se passe. Et c’est pourquoi il traîne cette mauvaise réputation. Telle est la nature de la flexibilité du marché du travail. La Banque affirme qu’elle est nécessaire partout dans le monde. C’est la réforme « la plus importante » – je cite là un rapport de la Banque mondiale. Elle appelle à lever les entraves à la mobilité du travail et à la flexibilité des salaires.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Cela ne signifie pas que les travailleurs doivent être libres de se rendre où ils veulent – les ouvriers mexicains à New York, par exemple. Ce que cela signifie, c’est qu’on peut les mettre à la porte. On veut supprimer les contraintes empêchant qu’on mette les gens à la porte.

Les gens en ont une certaine conscience. On peut cacher bien des choses en glorifiant la consommation et en mettant en avant une dette énorme, mais il est difficile de cacher ce fait: les gens travaillent beaucoup plus de semaines par an qu’il y a un quart de siècle, juste pour empêcher leurs revenus de stagner ou de décroître.

Qu’en est-il des universités d’État au Massachusetts ? Que s’y passe-t-il ?

La situation y est bien pire, à plus d’un titre. Il s’agit surtout d’étudiants issus de milieux pauvres, ouvriers, des centres urbains défavorisés, souvent des immigrés, des minorités ethniques et autres. Bien que je croie que la plupart d’entre eux sont des prolétaires blancs qui ont une chance de progresser, c’est-à-dire de devenir infirmiers ou policiers.
Les pressions exercées sur eux sont très fortes. Ils n’ont pas la large marge de manœuvre dont on jouit dans un établissement d’élite. Je pense que cela a un puissant effet disciplinaire non seulement sur ce qu’ils font, mais sur ce qu’ils pensent. Du reste, ces universités sont elles aussi sous une grande pression.
De quelle façon ?

J’ai le sentiment que les autorités d’État s’efforcent en réalité de saper les institutions d’éducation accueillant les pauvres et les travailleurs. Ce qui se passe, c’est qu’elles relèvent les critères d’entrée dans les universités d’État, c’est-à-dire les universités pauvres. On relève les critères d’entrée, mais sans améliorer les écoles publiques. Il est facile de prévoir la suite. Si l’on relève les critères d’entrée sans améliorer les écoles préparatoires, le nombre d’élus sera réduit, et les admissions d’autant.

Cette réduction est d’ailleurs très nette depuis deux ans. Si l’on réduit les entrées, on doit s’adresser au corps législatif de l’État et aux hommes d’affaires qui dirigent la boutique. Ils n’ont qu’un mot : «Réduisez le personnel et le corps professoral », ce qui diminue encore les possibilités d’admission. La flexibilité du marché du travail fait son entrée dans le personnel et le corps professoral, en d’autres termes l’insécurité, ce qui n’est pas sans effet sur l’engagement du personnel à l’égard de l’université.

La tendance à long terme, peut-être pas à si long terme, est de diminuer, voire d’éliminer le système de formation publique ciblant les populations les plus pauvres et laborieuses de l’État, ce qui leur laissera l’alternative de ne pas aller du tout à l’université ou de payer 30 000 dollars par an dans l’une des universités privées.

Noam Chomsky, Propaganda and the Public Mind, 2001.

In De la propagande. Ed. 10/18 ; Coll. Fait et cause ; 2003.
La Signification de Seattle, pp. 199 à 205.