De manif bisounours, on est passé en quelques heures à manif sauvage – saut dialectique ! Nuit magnifique !

Rendez-vous à 20h à Bastille, où nous attendent des drapeaux de l’AL et de la LCR pour un rassemblement contre Chirac et son CPE de merde. Tout le monde s’attendait bien sûr à la promulgation de la loi + quelques aménagements à la con. Vers 20h30, un petit groupe déterminé se dirige vers Saint-Paul, puis vers Hôtel de Ville où l’on vire à gauche pour prendre les quais Rive Gauche : direction Concorde, où sont déjà (soi-disant) des camarades… Pour l’instant, on est un gros millier de personnes.

Vers Saint-Michel, des cris fusent : « Tous à la Sorbonne ! », « Tous dans les quartiers populaires ! ». Mais le gros du cortège avance vers l’Assemblée, bloquant les caisses et chantant des slogans anti-Villepin. Face à l’Assemblée Nationale, 3 camions de flics nous attendent. Devant les grilles, des étudiants scandent un appel à la démission de CHIRAC-VILLEPIN-SARKOZY. Confusion. Que fait-on ? Où sont les autres ? Et déception : il y a plus de flashs photos qu’autre chose… A croire qu’on n’est là que pour la Une du « Parisien » du lendemain. Mais un jeune homme finit quand même par lancer : « MEDIAS PARTOUT, INFOS NULLE PART ! » On traverse le pont, direction Concorde.

A Concorde, gentil bloquage de caisses – précisons qu’une bonne moitié des automobilistes bloqués par le cortège hier nous soutenaient, soit par des sourires, soit par des coups de klaxons ou des pouces levés. On prend donc la rue de Rivoli à contre-sens. Un connard dans une Porsche manque de nous écraser, il se prend une claque bien méritée sur le crâne pour avoir voulu passer en force.

On retrouve l’autre moitié du cortège, partie plus tard de Bastille, au niveau du métro Louvre-Rivoli. La LCR, toujours en retard d’au moins une révolution, veut marcher vers Concorde – d’où précisément on vient. En fin de compte, on se dirige vers le nord – avec l’espoir chez certains d’entre nous de monter jusqu’aux quartiers populaires des 18 et 19ème.

On est alors bien 3000. En tête, un crétin armé d’un mégaphone demandant bêtement si on est « contre le CPE ? » « Ouiii ! » bêlent les Bisounours. Au milieu du cortège il y a une batucada, et en queue de cortège ceux qui finiront la nuit dehors, ils chantent : « Si t’aimes pas les slogans pourris, fais coin-coin ! » ou « A mort l’Etat, les flics et les patrons ! » ou encore : « NI CPE, NI CDI, ON N’EN VEUT PAS DE VOTRE TRAVAIL POURRI ! »

La manif est bon enfant. Comme toujours quand elle est plus ou moins guidée par un parti ou un syndicat, elle s’en tient aux parcours fléchés. Arrivés aux Grands Boulevards, je ne sais pas ce qui nous fait tourner à gauche et nous diriger vers Opéra… Là-bas, on se retrouve coincés entre une camionette BFM et une chaîne diffusant du UB 40… L’horreur. La manif est en de tourner alter-trisomique.

Mais on continue, on contourne l’Opéra, puis direction Madeleine pour marcher vers l’Assemblée. Sur la place de la Concorde, une femme agite un drapeau rouge sans logo de parti, sans mot d’ordre, enfin. Les CRS bloquent le Pont de la Concorde. Je ne sais comment, des camarades se sont retrouvés de l’autre côté, côté Rive Gauche, derrière les keufs. Nous, bloqués devant, on se prend un bon paquet de gaz lacrymo. On recule, on revient, mais on ne sait pas ce qu’on peut faire – on attend. Beaucoup de camions de flics traversent la Place de la Concorde pour se diriger vers le centre de Paris. Sur le Pont, les flics soudain s’écartent et nous laissent passer. Le cortège s’engage sur le boulevard Saint-Germain. Discussions sur la destination : la Sorbonne entourée de flics ou Jussieu ? Embrouille entre un camarade qui jette des poubelles sur la route (pour bloquer les flics qui nous collent au cul) et un autre.

Quand le cortège arrive au croisement des boulevards Saint-Germain et Saint-Michel, il n’est pas loin de minuit, et rejoints entre-temps par quelques centaines d’amis et camarades nous sommes au moins 4000. Sans surprise, les flics nous dispersent devant la Sorbonne – on est trop nombreux, donc dangereux. Les flics n’avaient jamais autant balancé de lacrymos devant la Sorbonne depuis le début du mouvement, c’est notre nombre qui les a visiblement inquiétés.

Minuit et demie, on occupe le croisement des boulevards, la tête de cortège redescend le Boul’Mich, en pleurs. Ici et là, ça chante : « ON N’EST PAS FATIGUES ! » Il est ENFIN question de remonter vers le nord, vers Barbès…

Un beau et grand feu est allumé devant le Palais de Justice. Quelqu’un crie : « DEDICACE AUX EMEUTES DE NOVEMBRE ! »

On s’engage sur le boulevard de Sébastopol, où on vivra les moments les plus mouvementés de cette soirée. On est encore bien 3000 : c’est l’épreuve du dernier métro, beaucoup nous lâchent mais on reste nombreux. Les flics nous collent toujours au cul. Pour les ralentir, on balance tout ce qu’on trouve sur la route : grilles, parpaings, poubelles, etc. Quelques vitrines de banques explosent sous des coups de bâton. Tout le long de la soirée, des discussions ont lieu entre casseurs et bisounours, mais l’unité du cortège sera jusqu’au bout miraculeusement sauvegardée.

J’assiste à plusieurs engueulades avec des automobilistes, en particulier avec deux bagnoles pleines de pseudo-gangsters en quête de boîte de nuit – les types veulent passer en force, on les en empêche, on se fout d’eux : on leur crie : « Retournez aux states ! » On en vient presque aux mains. Le type fait avancer sa caisse malgré tout : on entend un hurlement. Tout le monde se précipite. Il n’y a pas de blessé mais ces connards ont quand même failli rouler sur la foule. Le conducteur se la joue alors 50 Cent : il sort de sa bagnole, ouvre le coffre et fait semblant de vouloir sortir une arme… Tout le monde lui fonce dessus, les bouteilles volent. Ces purs produits de l’imaginaire de cette époque hollywoodienne de merde, où sont promus le fric, les armes et les maquereaux, sont alors obligés de prendre la fuite. C’est l’épisode le plus violent de la soirée… jusqu’aux arrestations de 4h du mat’.

On arrive à Barbès en criant : « PARIS, DEBOUT, REVEILLE TOI, LE PEUPLE EST DANS LA RUE ! » Les gens qui sont dans les bus bloqués, certains chauffeurs de taxi nous saluent. On arrache les pubs, défonce quelques vitrines de banques, ça tague un peu partout… On se fait jeter une bombe à eau sur la gueule par une faf qui nous fait un bras d’honneur, on s’amuse à la menacer de « monter ». Direction : Montmartre, le Sacré-Coeur. A Pigalle, on commence à saccager un McDo. Certains d’entre nous applaudissent, d’autres font la moue, mais on continue tous ensemble. On remonte les petites rues, en chantant : « LES BOBOS AVEC NOUS ! » pour se foutre de la gueule de habitants de ces beaux-quartiers de gôche, ou « AMELIE POULAIN AUX CHIOTTES ! » On est un millier. Sur la route, des glandeurs, des branleurs, des désoeuvrés nous ont rejoint – deux Noirs devant un grec se marrent de voir tout ce joyeux bordel, et finissent par se décider à nous accompagner…

On fatigue un peu en montant les petites rues pavées, mais il y a toujours quelqu’un pour relancer un chant. J’ai entendu plusieurs personnes entonner le « Chant des Partisans ». On blague, on rigole, on boit, on fume, on chante, on s’énerve un peu aussi entre nous, naturellement.

Arrivés au Sacré-Coeur, on allume un grand feu. A la bombe, sur la chapelle, on dédicace notre action aux Communards. Le poing levé, 200 camarades chantent l’Internationale, d’autres contemplent la vue de Paris, d’autres encore se reposent ou surveillent l’arrivée des flics : quelques camions nous passent sous le nez, en contrebas, pour nous prendre à revers.

On se décide à redescendre par le côté est. Les musiciens, danseurs, chanteurs du cortège avec une cinquantaine de personnes s’arrêtent trois quarts d’heure sur une petite place, 200 mètres au-dessus de la Halle Saint-Pierre, pour se reposer. Le reste continue, redescend la rue de Clignancourt vers le boulevard Rochechouart. Au croisement, au niveau de la ligne 2 du métro, de nouveau un grand feu est allumé, qui aurait pris une voiture garée à côté si des gars téméraires ne s’étaient pas dépêchés de la pousser un peu plus loin. On se repose un peu, on se réchauffe – bizarrement, pas un flic en vue, à part deux motards garés un peu plus loin. Au bout d’un quart d’heure, il est question de se diriger vers Gare de l’Est. Les pompiers débarquent.

C’est là que, parti cherché des amis, je perds le cortège. Je descends, mais trop tard, sur Gare de l’Est, où j’assiste à des arrestations massives, pour rien, de gens qui passent. Il est 4h30, on me dit que la manif s’est dispersée, les flics procédant à des rafles. Pas étonnant que ça finisse comme ça : comment ont-ils pu supporter si longtemps de se faire mener en bourrique par une manif spontanée et enthousiaste, qui n’a pas arrêté d’avancer huit heures au moins d’affilée ?

Et ce n’est que le début du printemps, camarades !