Depuis près d’une génération, les attaques violentes des gouvernements suscitent de notre part des mobilisations sans lendemain. L’enjeu du moment n’est ni la défense d’une situation de moins en moins supportable, ni une rêverie révolutionnaire inconséquente : c’est celui d’un réveil radical donc progressif des populations, seules capables de construire, sur la durée, un projet alternatif collectif et lucide.

* L’imposition du CPE aujourd’hui est un retour du SMIC-jeune Balladurien de 1994, que les mobilisations massives et déterminées d’alors avaient pu faire retirer. Toutes les atteintes au droit du travail qui s’affirment aujourd’hui ont été amorcées il y a 25 ans par le gouvernement socialiste1. C’était alors la grande transformation du système capitaliste par le chantage à la crise perpétuelle et au chômage (pour le bâton) et la récupération des critiques du salariat, rigide et bureaucratique, des années 60 et 70 (pour la carotte)2. L’exploitation et l’aliénation accrues qui en résultent sont de moins en moins dissimulées par les idéologies en carton de la « flexibilité » et du « libéralisme ». Partout dans le monde une inquiétante régression culturelle et politique a eu lieu, tandis que l’expansion illimitée du régime capitaliste procède à une casse systématique des droits acquis par des siècles de luttes.

* Les réformes actuelles poursuivent un changement civilisationnel sans précédent3. Une dynamique nouvelle de précarité généralisée estompe la frontière entre temps libre et temps de travail. L’augmentation de la « productivité » et l’exigence d’autoservitude des salariés4 accompagnent la stigmatisation et le contrôle des chômeurs et des indemnisés. La soumission à l’ordre managerial d’un capitalisme toujours bureaucratique mais devenu « soft » s’est étendue à toutes les sphères de la vie. Chacun de nous est aujourd’hui mis en concurrence avec tous ses semblables et sommé d’incorporer les critères de rentabilité immédiate, d’implication obligatoire, d’intégration sans fin. C’est l’extension et l’aggravation de la pauvreté matérielle pour certains et de la misère humaine pour tous5. Que des émeutes éclatent dans cette situation est tout-à-fait logique, ce qui est dommage est qu’elles ne débouchent sur aucune parole politique collective.

* Un combat conséquent contre la dégradation de l’emploi est d’abord une critique virulente de la société actuelle. Les réformes voulues par le MEDEF et opérées par les gouvernements Raffarin et Villepin sont évidemment une accélération de l’effritement continu des droits et de la dignité de chacun. Le retour des « socialistes » le ralentira peut-être mais sans changer de direction. Ces mesures suicidaires poussent chacun à s’y opposer en défendant le salariat à vie alors que celui-ci n’a plus qu’un simulacre de sens ; simple gagne-pain permettant de (sur)vivre en consommant la camelote produite, activité subordonnée comblant le vide de nos existences standardisées, lieu de relations sociales minimales et hiérarchisées dans une société atomisée et paranoïaque. Le développement de la précarité s’appuie sur un dégoût croissant et partagé par tous pour les emplois proposés et les existences qu’ils impliquent : un désert ravagé où ne subsistent que le bonheur télévisuel et la liberté motorisée dans un monde rendu dérisoire.

* Il est grand temps pour nous de poser explicitement et collectivement la question du sens du travail : Qu’est-ce qu’un emploi acceptable ? Qui doit décider d’une embauche, d’un licenciement, de l’organisation du travail et des ses conditions et en fonction de quoi ? Une vie décente doit-elle dépendre d’une capacité à produire, et à produire quoi ? Que doit-on produire aujourd’hui et quels sont les produits inutiles qui créent eux-mêmes leurs propres débouchés ? Quels sont les besoins qui doivent être comblés et quels sont ceux qui ne servent qu’à écouler des verroteries ? Sur quoi et comment peut-on juger qu’un besoin est nécessaire et un autre superflu ? Peut-il y avoir d’autres motivations pour un travailleur que la hiérarchie des salaires et des pouvoirs ? Quelle serait une autre organisation du travail et à quels critères doit-elle répondre ? Autour de quelles valeurs peut-on articuler un sens collectif et un désir individuel ? Quelle société pouvons-nous et voulons-nous construire ? De telles questions, tues mais omniprésentes, ne pourraient recevoir de réponses que collectivement, au sein d’une société qui se définirait par elles. C’est par ces interrogations que peut se constituer un désir de société ; et c’est en y répondant que débutera la construction d’une société autonome. Il s’agit d’un élargissement et d’un approfondissement de la critique du travail capitaliste qu’avait formulé en son temps le mouvement ouvrier6, et d’où proviennent les droits que l’on piétine aujourd’hui.

* Il ne s’agit pas de refaire « mai 68 » mais tout au contraire de faire le deuil de son simulacre : la formidable brèche7 alors créée a ouvert sur le vide de l’époque, où se sont engouffrés sectes gauchistes et bavards divertisseurs qui constituent aujourd’hui en France notre héritage politico-intellectuel « subversif »8. Le vide de notre société actuelle n’en est que plus flagrant et il ne pourrait devenir source de création que par une rupture radicale donc forcément progressive avec cette tradition indigente et démagogique qui accompagne la décomposition des valeurs qui fondent un réel projet d’émancipation9. Un mouvement social pourrait constituer ce moment inaugural s’il parvient à incarner un sens collectif. Il faudrait faire face au nihilisme et au cynisme contemporain, à dissiper ces malsaines certitudes de catastrophes inéluctables que martèle l’abrutissement médiatique, à clore l’ère du conformisme généralisé et le repli sur soi 10.

* Les mouvements sociaux pourraient opérer une rupture avec cette époque. Le système délirant qui est le nôtre ne survit que des crises irrégulières qui le rappellent à la réalité et participent à son adaptation : Les mobilisations importantes se succèdent et jouent de fait le rôle de signaux d’alarme auprès des appareils gouvernementaux, partitaires et patronaux à l’autisme croissant. L’ampleur du délabrement de notre civilisation exige des reconstructions radicales en face desquelles les rabâchages insurrectionnelles et les manifestations spasmodiques ne constituent qu’une fuite. Les mouvements sociaux pourrait servir de déclencheur à un réinvestissement progressif de la sphère publique par le peuple, à sa réappropriation des questions capables de mettre en crise l’idéologie régnante. L’exigence d’une autre société impose la création sur le long terme d’une convivialité nouvelle et politique qui devrait lutter pour vivre et croître à l’ombre, d’une culture de l’autonomie et de la critique qui pourrait mûrir et s’affirmer face au néo-analphabétisme mondial, d’un type d’être humain capable, à nouveau, d’affronter les questions abyssales et pressantes que pose l’élaboration d’autres institutions sociales.

* Rien de tout cela n’existe, sinon à l’état embryonnaire : depuis la reprise de la question sociale du début des années 9011 jusqu’au mouvement altermondialiste, nous esquissons un courant timide et ambigu qui peut se définir, s’amplifier, s’approfondir, et s’étendre en reprenant à son compte le projet d’autonomie12. Luttes de mai 2003 puis des intermittents et précaires, victoire du non au référendum, mobilisations des lycéens, émeutes urbaines ; un front se dessine qui doit s’amplifier et saisir l’enjeu que représente un changement social radical. Il s’agit de réinventer cette volonté d’émancipation individuelle et collective, qui naît avec les communes libres du XIième siècle, fonde la Renaissance, les Lumières, éclos dans les révolutions successives du XVIIIième siècle, est portée à un point inégalé par le mouvement ouvrier puis s’émiette après les luttes des femmes, des minorités, des écologistes, et l’éclat de mai 68.

Que rien, jamais, ne puisse garantir la réussite de cette entreprise signifie également que rien, nulle part, ne la condamne à l’échec. Notre désir de vivre en société et dans une autre société que ce n’importe quoi qui nous en tient lieu ne peut se fonder sur autre chose que lui-même : il est aujourd’hui, socialement, en état de coma dépassé. Il n’appartient qu’à nous de travailler à définir ce que nous voulons, et à préférer l’échec dans « une tentative qui a un sens plutôt qu’un état qui reste en deçà même de l’échec et du non-échec, qui reste dérisoire »…

* Il est évidemment impensable de planifier ce qui pourrait inverser les rapports de forces actuels. Ce qui semble incontestable, c’est que cela se fera à travers la redéfinition des liens qui nous unissent dans une lutte comme dans la vie quotidienne, à partir des expériences personnelles de chacun, hors des intermédiaires qui falsifient la réalité sociale que nous constituons et nous transforment en foule solitaire. Ce qui n’aidera pas, ce sont nos défilés passifs, sonorisés et sans colère ; ce sont nos assemblées sans délibération monopolisées par des leaders aux discours formatés ; ce sont nos actions médiatiques et spectaculaires sans poids ; ce sont nos occupations rigolotes, ennuyeuses et sans vie ; ce sont ces séries de tracts creux. Ce qui n’aide pas plus, ce sont leurs compléments « anti-autoritaire » ; l’agitation facile, la fête consensuelle, la tribu « autogestionnaire », la parole inconséquente, la confusion pour elle-même 13.

* La question principale est évidemment celle de l’organisation collective. Les luttes anti-bureaucratiques des années 60 ont débouché sur la confusion dramatique entre bureaucratie et organisation, aliénation et institution, condamnant l’action politique à des errements individuels, à des collectifs éphémères (coordinations 14) et à des bandes « en réseau ». Ces formes ne peuvent constituer de réponses durables à la question du pouvoir dont l’évacuation est celle de la politique, d’une autre organisation de la société. De nouveaux types d’organisations peuvent naître et s’y affronter laborieusement en étant capables d’analyses permanentes et d’auto-transformations de leurs propres structures 15. Celles-ci seraient autant d’élucidations des multiples modes de domination et de manipulation qui charpentent la société actuelle, et poseraient enfin en termes saisissables l’obsession contemporaine de la « récupération ». Y faire face, c’est comprendre qu’elle n’est jamais un vol mais toujours un abandon ; qu’elle est la face cachée de ce que nous désirons ; qu’elle a de l’avenir tant que notre tradition de critique illimitée appartiendra au passé, et qu’enfin elle se nourrit autant de notre désir de pureté que de notre peur de vivre. L’organisation collective entraîne toujours une résurgence de l’imaginaire dominant en son sein. Il ne s’agit alors ni du tissage d’un cocon consensuel ni de l’assemblage d’une machine huilée : c’est un problème politique qui a un sens, le même que de chercher à savoir ce que nous sommes et ce que nous voulons.

(Societeautonome@no-log.org)

1 CASTEL.R, 1995 ; « Métamorphose de la question sociale. Une chronique du salariat », Fayard

2 BOLTANSKI.L, CHIAPELLO.E, 1998 ; « Le nouvel esprit du capitalisme », Gallimard

3 CASTORIADIS.c, 1996 ; « La montée de l’insignifiance », Seuil

4 LEGOFF.J, 1998 ; « La barbarie douce », La Découverte

5 DEJOURS.C, 1998 ; « Souffrance en France », Seuil

6 THOMPSON.E, 1988 ; « La formation de la classe ouvrière », Seuil

7 CASTORIADIS.C, LEFORT.C, MORIN.E, 1968 ; « la Brèche », Complexe, SCHNAPP.A, VIDAL-NAQUET.P, 1969 ; « Journal de la commune étudiante », Seuil

8 CASTORIADIS.C, 1999 ; « Les mouvements des années soixante », « La montée de l’insignifiance », Seuil.

9 MICHEA J.C, 1999 ; « l’enseignement de l’ignorance », Climats

10 CASTORIADIS.c, 1990 ; « L’époque du conformisme généralisé », « Le monde morcelé », Seuil

11 SOMMIER.I, 2001 ; « Les nouveaux mouvements contestataires », Flammarion

12 CASTORIADIS. , 2005 ; « Une société à la dérive », Seuil

13 ACCARDO.A, 2003 ; « Le petit-bourgeois gentilhomme », Labor

14 DENIS.J.M, 1996 ; « Les coordinations, la recherche désespérée d’une citoyenneté », Syllepse.

15 BOUMARD.P, 1989 ; « Les savants de l’intérieur », A.Colin