Jugé sur ce que l’on n’a pas fait ?

Un citoyen belge condamné à 4 ans de prison ferme pour avoir traduit un tract : la lutte contre le terrorisme fait perdre toute notion de logique à la justice européenne.

Lors du procès de Bruges (28/02/2006), 11 personnes ont été jugées pour appartenance à un mouvement de la gauche turque. Certains d’entre eux, dont Bahar Kimyongür (citoyen belge), ont été condamnés pour 4 ans. Ces activistes politiques qui n’ont pourtant jamais commis le moindre délit, ni la moindre action violente. Le cas de Bahar Kimyongür est significatif : il a été condamné pour avoir uniquement traduit et diffusé un communiqué d’un mouvement de la gauche turque et pour l’avoir simplement commenté lors d’un entretien télévisé.
D’après le président du tribunal, cette activité d’information élémentaire et démocratique est aussi grave et répréhensible qu’un attentat terroriste !

Désormais, en vertu de la nouvelle loi dite anti-terroriste, ce n’est plus à l’instar du droit pénal classique, la responsabilité individuelle mais la simple appartenance politique qui est retenue

Voici les réactions du comité pour liberté d’expression et d’association, et de quelques éminentes personnalités tel que Henri Alleg et Jean-Claude Paye (auteur de « La fin de l’Etat de droit »). Nous publions également les lettres de soutiens de Zoé Genot (députée vert) et de Jean Cornil, sénateur.

Notre action est donc en faveur de la défense des libertés bafouées au nom de la lutte contre le terrorisme, en appelant à une justice européenne sereine. Nous appelons par ailleurs l’opinion publique belge et internationale à la vigilance face à l’usage abusif de ces nouvelles lois liberticides en Europe.

http://membres.lycos.fr/respectdeslibertes/

Communiqué du Comité liberté d’expression et d’association (CLEA).

« Les outils juridiques utilisés dans le procès du DHKP-C constituent une menace pour tous ceux qui souhaitent se mobiliser contre les injustices traversant notre société. Il s’agit d’armes pour criminaliser les mouvements sociaux », Daniel Flinker, chercheur en sociologie à l’ULB et animateur du CLEA.
« Le climat autour du terrorisme est une chape de plomb qui donne des pouvoirs de plus en plus amples à la police et à la justice ». Elle estime qu’il faut « protéger la démocratie, mais pas à n’importe quel prix » Zoé Genot

Au titre de la loi sur les organisations terroristes et criminelles, Bahar Kimyongur a été poursuivi et condamné à 4 ans de prisons ferme par la justice belge pour avoir traduit et diffusé en Belgique un texte émanant du Front révolutionnaire pour la libération du peuple (DHKC) en Turquie.

Nous sommes quelques-uns à avoir connu Bahar lorsqu’il était étudiant en histoire de l’art à l’ULB et nous avons décidé de participer au mouvement de solidarité qui s’organise autour de lui.

Des mesures d’exception : contre le terrorisme ?
Dans le cadre de sa lutte contre les organisations terroristes et criminelles, l’Etat prend des mesures d’exception qu’il fonde en loi. De la sorte, il « légitimise » la primauté des procédures d’exception sur les libertés fondamentales. La législation se calque donc sur le mode d’enquête proactive de l’appareil policier, les délais d’urgence, le procès d’intention et le flou juridique qui laissent à la discrétion du juge la définition du caractère terroriste d’une action de contestation. Et c’est aujourd’hui que se joue la construction de la jurisprudence sur laquelle seront basés les procès futurs et, notamment, les éventuels procès contre des agents de la contestation sociale.

Un cadre juridique qui criminalise les mouvements sociaux.
L’infraction est également définie comme terroriste lorsqu’elle a pour but de contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.
(Extrait de la loi anti-terroriste du 11 décembre 2003)

Comme tout mouvement social a pour but de contraindre le pouvoir à poser certains actes ou à ne pas les poser, prenant appui sur cette loi c’est le pouvoir lui-même qui déterminera si les pressions subies doivent ou non être désignées comme terroristes. Dans cette logique, on peut s’attendre à ce qu’une grève générale organisée par la CSC et la FGTB, une manifestation altermondialiste ou une manifestation d’opposition à une guerre de l’OTAN tombe sous le coup de cette loi.
« Pensons par exemple au gouvernement espagnol, lorsqu’il présidait l’UE et considérait que les mouvements altermondialistes « terrorisaient » la population. »
(Note du GT terrorisme de l’UE, 29-01-2002)
Ainsi, plus que contre le terrorisme, cette loi peut être utilisée comme moyen de répression contre les mouvements sociaux et les manifestations de contestation. Et la jurisprudence qui naît d’une condamnation de Bahar Kimyongür (4 ans ferme) ne fait que renforcer l’arsenal répressif contre les personnes qui entendraient défendre des droits ou en acquérir de nouveaux.

Nous appelons la communauté internationale à la vigilance face au risque de
limitation de la liberté d’association et de la liberté d’expression
que représentent cette loi et son actualisation dans le procès de Bahar.

C’est l’intention qui compte.

La loi considère comme actes terroristes les « actes intentionnels » dont le but est de « contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte. » (Article 137 §1er du Code Pénal). Cette disposition permet au juge de qualifier une action de terroriste par la seule référence à l’intention « indue » qui anime son auteur, intention que le magistrat examinera en fonction de ses propres convictions politiques en l’absence de définition claire dans le texte légal. L’intention particulière introduite par la loi « constitue un élément subjectif indépendant de tout résultat et dont la preuve matérielle ne pourra pas être donnée. » (Congrès AIJD – 06-05). Il en résulte « un déséquilibre entre des pouvoirs répressifs (la police, le parquet) et la défense, qui est de plus en plus démunie» (LDH 06-11-05). Remarquons en outre que cette loi, en conférant un tel pouvoir au juge d’instruction, rompt avec le droit pénal moderne qui prévoit un régime spécial pour le délit politique.

Contexte politique en Belgique et en Europe.
Le parlement fédéral a promulgué une loi sur les organisations criminelles qui permet de traduire devant la justice toute personne soupçonnée d’être en relation avec des membres d’une organisation « criminelle ». Lors des débats, des parlementaires se sont inquiétés du caractère liberticide de certains aspects du projet de loi rédigé par Johan Delmulle. Ce texte visait d’une part les organisations mafieuses et d’autre part les organisations « radicales ». Finalement, les élus ont décidé d’écarter ce dernier aspect et de préciser que la loi ne pouvait viser les organisations strictement politiques. A charge pour les magistrats de faire respecter cette loi dans l’esprit qui a conduit à sa promulgation.
Mais voilà, le Procureur Johan Delmulle n’est pas en reste. Il représente actuellement le ministère public dans l’affaire qui oppose l’Etat belge à Bahar et dix membres supposés du DHKC. La thèse développée par le Procureur fédéral a été suivie, toutes les limites introduites par le législateur ont été balayées par une jurisprudence contraire. Et la loi sur les organisations terroristes qui vient compéter l’autre, augmente encore la marge de manœuvre répressive de l’institution judiciaire (notamment par l’alourdissement des peines encourues) et de la police.
Le risque est grand pour tous ceux qui entendent prendre part à des mouvements sociaux en europe. C’est leur liberté d’expression et d’association qui est mise en danger avec la condamnation de Bahar. Le cas particulier de Bahar, dans cette affaire, est proche de celui des étudiants qui ont été inculpés lors de manifestations de la FEF à Liège, de celui des procès des militants du collectif contre les expulsions ou de celui du procès contre les délégués des forges de Clabecq. Dans le contexte où des assistants sociaux de CPAS sont poursuivis pour avoir rendu service et porté assistance à des sans-papiers, ce nouveau procès tend à renforcer l’arsenal répressif contre les mouvements sociaux et la contestation sociale. Et il semble que les craintes exprimées par les parlementaires lors des débats sur la loi en question se révèlent fondées alors même qu’ils pensaient avoir pris les précautions suffisantes pour les écarter.

Les faits.
Bahar est membre d’un bureau d’information sur la Turquie en Belgique, fondé à l’initiative du DHKC. En cette qualité, son travail consiste à diffuser de l’information sur la situation politique en Turquie (il a notamment participé à l’ULB à des expositions sur la torture dans les prisons turques) et à diffuser d’éventuels communiqués. Dans un contexte politique tendu et très différent de celui que nous connaissons (à ce jour, près de 120 militants du DHKP-C sont morts de grèves de la faim dans des prisons turques), le DHKC mène, entre autres, des actions violentes contre les institutions de l’Etat turc, ce qui lui vaut d’être inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’Union Européenne. Bien que ce parti ne soit pas interdit en Belgique (le bureau d’information est ouvert depuis des années), c’est au nom de cette inscription, que l’Etat belge poursuit une dizaine de ces présumés membres et Bahar qu’il considère comme un responsable de cette organisation visée comme « terroriste ».
Cependant, ni en Turquie ni en Belgique Bahar n’a commis d’autre délit que de diffuser de l’information (pas de violence ou d’incitation à la violence – son pays est la Belgique et ce mode d’action n’y est pas opportun). Et en l’occurrence, le texte sur lequel porte son inculpation est un communiqué du DHKC.

Contre les restrictions de la liberté d’expression et d’association.
Il n’est pas de notre ressort d’arbitrer les actions politiques menées en Turquie et notre propos n’est pas de soutenir ou d’incriminer un quelconque groupe politique turc. Ce qui nous interpelle, outre les 4 années de prison de Bahar, est la tendance liberticide des actes judiciaires posés par la justice belge et, plus largement, les restrictions de la liberté d’expression et d’association qui accompagnent la lutte anti-terroriste et anti-criminalité dans notre pays.

cleaclea@laposte.net
Radio air libre : http://www.radioairlibre.be/infos/

Réaction d’Henri Alleg avant la condamnation de Bahar :

« A l’attention de Bahar Kimyongür

Que vous dire à propos du procès qui vous a été intenté et dont on attend la délibération et les conclusions le 28 février prochain sinon que j’en suis effaré et indigné! Il me rappelle la sinistre époque de la guerre d’Algérie où, en France, les partisans de la paix et de la liberté des peuples, les défenseurs des Droits de l’Homme et de la simple liberté d’expression étaient traînés devant les tribunaux au nom de la lutte contre le « terrorisme », une expression qui servait déjà à justifier toutes les illégalités commises contre des hommes et des femmes dont le crime était d’affirmer leur attachement aux grandes idées de démocratie et de réelle liberté, de dénoncer courageusement la torture et les sévices couramment pratiqués comme c’est aujourd’hui le cas en Turquie.
En fait, dans un pays et une Europe qui n’hésitent pas à se présenter aux yeux du monde comme les champions de ces grands principes, ce que l’on vous reproche à vous et vos amis, c’est de vous battre pour que ces principes inscrits dans les lois soient effectivement respectés. J’avoue que j’ai du mal à penser que les juges en vous condamnant pourraient se rendre coupables d’un tel déni de justice, ce qui aboutirait à donner de la Belgique une image contraire à ses meilleures traditions d’équité, d’hospitalité et de tolérance, couvrant finalement, pour d’injustifiables raisons politiques, les crimes et les pratiques médiévales d’un état policier étranger.
Je ne peux pas croire que le tribunal en arrivera là. Au contraire, je veux espérer, avec de nombreux amis, membres d’organisations attachées à la défense des droits de l’Homme, d’universitaires, d’élus de Belgique et d’autres pays dont la France et l’Italie qui vous connaissent et vous estiment pour votre courageux engagement , que le tribunal décidera de votre relaxe. C’est ce que nous sommes des milliers à demander et ce ne sera là que justice véritable.
Croyez, cher ami, à ma totale solidarité dans le juste combat que vous menez. »

Réaction de Jean-Claude Paye, sociologue et auteur de La fin de l’Etat de droit, Ed. La Dispute

« Le procès, devant le tribunal correctionnel de Bruges, de personnes liées à la mouvance politique turque du DHKP-C est exemplaire à plus d’un titre. Sa portée est telle qu’elle dépasse nettement le cadre d’une poursuite visant une organisation politique déterminée, liée à un pays étranger. Il concerne tout un chacun vivant en Belgique. Ce procès est d’abord important car c’est une application, une des premières utilisations des législations les plus liberticides, récemment adoptées dans notre pays, à savoir les notions d’organisation criminelle et d’organisation terroriste. Ces incriminations créent des délits d’appartenance. Elles permettent de poursuivre des personnes, qui n’ont commis aucun délit matériel, sur le simple fait qu’elles sont membres ou liées aux organisations désignées comme criminelles et/ou terroristes. Ces notions sont très vagues, leur utilisation est largement déterminée par l’interprétation qui en est faite. La jurisprudence va donc jouer un rôle essentiel. Il s’agit là d’un des premiers enjeux de ce procès, établir par ce jugement, une jurisprudence qui permette une utilisation directement politique de ces lois. Le caractère potentiellement liberticide de celles-ci, ainsi que la nécessité de se prémunir contre une utilisation politique n’avaient pas échappé à de nombreux parlementaires, si bien que chacune de deux lois, celle relative à l’organisation criminelle et celle relative à l’organisation terroriste contiennent des restrictions à une telle utilisation, indiquant qu’elles ne peuvent servir à criminaliser des mouvements « exclusivement » politiques(organisations criminelles) ou à entraver ou réduire les libertés fondamentales, telles les libertés d’association, de réunion ou d’expression (loi relative à l’organisation terroriste). Cependant ces dispositions restent vagues et la jurisprudence a ainsi un rôle primordial. L’enjeu se situe dans la possibilité d’utiliser la loi pour lutter contre le « radicalisme »et non pas seulement contre les maffias, comme l’on voulu une majorité de parlementaires. Le délit d’appartenance, contenu dans les préventions d’association de malfaiteurs, d’organisation criminelle et d’organisation terroriste retenues par le procureur, est établi en visant des actions, menées en Turquie, contre l’Etat turc et pour lesquelles la justice pénale belge s’est déjà elle-même déclarée incompétente à l’occasion du procès de Fehriye Erdal. De plus, ces actions n’ont pas de commune mesure avec les activités de sympathisants du DHKC qui en Belgique mènent des campagnes d’information et de sensibilisation sur la situation politique de la Turquie et ne sauraient à ce titre être inculpé d’aucun délit de droit commun. L’utilisation de cette criminalité d’organisation s’effectue par une collaboration étroite entre services de police belge et turcs, sans qu’il y ait de contrôle judiciaire sur le produit de ces relations. On assiste ainsi à une entraide internationale entre des exécutifs, en vue de neutraliser une opposition politique dérangeante, en remettant, au passage, en cause le principe de la séparation des pouvoirs. Ce procès s’oppose au principe de territorialité du droit pénal qui veut que les Etats, sauf exception comme les crimes contre l’humanité, n’assurent pas la répression de délits menés sur le territoire d’un autre pays (surtout s’il s’agit de délits politiques). L’attaque contre ce principe est une tendance lourde au niveau international. Elle est développée dans les nouvelles législations antiterroristes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, qui acquièrent ainsi un caractère universel. Chez nous, ce n’est pas encore le cas. Ce procès apparaît aussi comme une tentative de créer un précédent et d’anticiper de futures modifications du code pénal. Il s’agit ainsi, pour nous, d’une raison supplémentaire de nous intéresser de près à ce procès. »
Message de Zoé Genot, parlementaire Vert

Concerne : Bahar Kimyongur

Je souhaite porter à votre connaissance les rencontres personnelles que j’ai eu avec M Bahar Kimyongür.

Nombreuses pendant les années 93, 94, 95, où nous nous sommes régulièrement côtoyés dans les divers moments de la mobilisation étudiante sur l’Université Libre de Bruxelles : assemblées générales d’étudiants pour le refinancement de l’enseignement, manifestations pour un enseignement de qualité, conférences multiples pour une société plus égalitaire. Il réfléchissait et se mobilisait pour un enseignement de qualité pour tous, mais déjà essayait de nous, étudiants, sensibiliser aux difficultés rencontrées par des peuples du Sud et plus particulièrement par la population kurde ou par les militants de gauche en Turquie.
De manière très pacifique, via la discussion, l’information, les témoignages, les interventions en conférence mais surtout d’inlassables discussions sur le Campus de l’ULB.

Depuis 1999 et mon entrée au parlement, je le rencontre épisodiquement encore dans des manifestations pacifiques pour un monde de paix et plus égalitaire. Il a collaboré avec ma collègue parlementaire Leen Laenens, députée Agalev et mon collègue sénateur Dubie sur la question des prisonniers dans les prisons turques. Mon ex-collègue a même eu l’occasion d’aller visiter ses prisons en tant que parlementaire, elle en est revenue très révoltée par des situations qu’elle a clairement décrites comme inhumaines.

Je connais donc Bahar Kimyongur comme un militant engagé, pacifiste et inlassable toujours sur le terrain, à expliquer, discuter, et témoigner des injustices de ce monde.

Veuillez agréez mes meilleurs salutations.

Lettre de soutient à Bahar Kimyongür, par le sénateur Jean Cornil

Je soussigné Jean Cornil, Sénateur, ayant mon bureau sis à la Maison des Parlementaires, 21, rue de Louvain à 1009 Bruxelles déclare avoir rencontré à plusieurs reprises Bahar Kimyongur pour qui j’ai des liens de sympathie et dont je partage certains objectifs à caractère humanitaire comme l’amélioration des conditions de détention d’un certain nombre de prisonniers en Turquie.

J’ai d’ailleurs en janvier 2002 effectué dans ce cadre une mission d’observation à Istanbul avec mon collègue Josy Dubié.

Jean CORNIL,
Sénateur.

Pour la défense des libertés bafouées au nom de la lutte antiterroriste, et pour qu’une vraie justice sereine soit rendue lors de la procédure d’appel.

Ces lois antiterroristes nous menacent tous, nous devons nous mobiliser et réclamer justice. La jurisprudence de cette affaire aura des implications non négligeables.

Site Internet : http://membres.lycos.fr/respectdeslibertes/

Information.humanite@laposte.net