En vingt ans, la puissance et les capacités de stockage des appareils numériques ont été multipliées par plusieurs millions [2]. Dans le même intervalle de
temps, la capacité nominale d’une unité de stockage de musique produite industriellement (un CD musical, pour appeler un chat « un chat ») n’a pas évolué (74 à 80 minutes) et son prix n’a quasiment pas diminué (environ 15 Euros en moyenne, pour 100-120 Francs à la fin des années 80).

Force est de constater que le formidable doublement [3] des bénéfices de l’industrie du disque enregistré entre les années 80 et 90 ne pouvait durer éternellement. Le CD étant arrivé au bout de son cycle de vie à mesure que le progrès technologique a creusé l’écart entre les nouvelles habitudes de consommation de musique et l’offre et du fait que la plupart des collections
ont été converties du vinyl au CD, comme à chaque évolution qu’a connue l’industrie musicale, il était inéluctable que les ventes se tassent. Elles se
sont d’ailleurs déportées vers d’autres dépenses : téléphonie mobile, consoles, DVD, etc.

D’un autre côté, le réseau Internet est par nature constitué d’ordinateurs dont l’évolution très rapide suit le cours de la technologie. Les outils permettant
de distribuer des œuvres par le réseau ont donc tout naturellement évolué à leur rythme au cours de ces dernières années.

Les réseaux p2p présentent aujourd’hui la possibilité d’accéder en quelques minutes à l’écoute de dizaines de millions d’œuvres musicales de toutes les époques, en provenance de tous les formats (CD, vinyls, émissions de radio, vieilles et précieuses mixtapes, voire même quelques antiques cylindres de cire !), et de tous les genres musicaux que l’humanité a inventé [4].

Lorsque les industriels de la production de disques ont compris l’ampleur de ce phénomène [5], leur première réaction compréhensible a été la peur panique,
probablement similaire à celle qu’ils avaient éprouvée lors de l’avènement du piano mécanique, de la musique à la radio, de la cassette audio, etc. [6].

Cela fait désormais 8 ans que Napster [7] est né, 6 ans qu’il est devenu un phénomène de société et qu’après sa mort les réseaux p2p n’ont cessé d’attirer à eux la plupart des internautes mélomanes de la planète. Alors qu’aujourd’hui les ventes de baladeurs et de téléphones mp3 explosent [8] alors que le pouvoir d’achat des Français n’a lui pas augmenté [9], les industriels semblent désormais prêts à modifier la nature même de ces technologies pour prolonger leur modèle économique obsolète ; un peu comme si les marchands de chevaux
avaient forcé l’attelage de deux bêtes à l’avant des voitures après l’invention du moteur à explosion.

Les biens numériques sont, par opposition aux biens physiques, caractérisés par leur non-rivalité (la consommation du bien par un individu n’empêche pas sa
consommation par un autre, [10]), et leur non-exclusion (personne ne peut être exclu de la consommation de ce bien). Ils se rapprochent par cela de la définition du Ministère des Affaires Etrangères des « biens communs » ou « biens publics ».

Pour continuer à vendre des exemplaires d’œuvres à l’unité, la seule solution est pour les industriels de rétablir la rivalité et l’exclusivité des copies
qu’ils comptent vendre. Pour cela la solution envisagée est l’intégration de dispositifs de contrôle de l’usage (communément appelés « DRM » [11]), barrières techniques empêchant toute utilisation non autorisée d’un fichier donc d’une œuvre. Ainsi, puisqu’il est impossible de prêter un exemplaire à son voisin, celui-ci devra théoriquement acheter le sien. Une œuvre captive de ces mesures techniques devient à nouveau rivale et exclusive, donc rare.

Seulement voilà. La mise en place de ces mesures de contrôle de l’usage implique nécessairement qu’un programme d’ordinateur décide de ce que l’utilisateur a le droit de faire avec une œuvre, et tout le reste lui est interdit. Ainsi l’utilisateur d’un système numérique est présumé coupable de contrefaçon à chaque fois qu’il tentera de réaliser un acte, même légitime, qui n’aurait pas été explicitement autorisé à priori par le système : La technique se substitue donc ici à la décision à posteriori d’un juge, ce qui entraîne notamment :

– des entraves à la liberté d’utilisation des œuvres : Dans un environnement numérique, chaque lecture revient à faire une copie en mémoire [12]. Pour contrôler la copie il devient donc indispensable de contrôler également la lecture, ce qui revient à ajouter au droit d’auteur un nouveau monopole exclusif : celui du « droit d’usage » des œuvres. Ainsi, l’auteur ou son producteur peut décider de qui aura le droit de lire une œuvre, et dans quelles conditions (comme si une certaine marque de lunettes était imposée pour lire certains livres), et donc de faire payer chaque lecture (comme s’il fallait
payer à chaque ouverture d’un livre). Qui aura dans ces conditions accès à la culture ? Que deviendra cette culture « enfermée » ?

– des intrusions dans la sphère privée des consommateurs [13] : Pour autoriser les lectures il faut nécessairement savoir qui cherche à lire quelle œuvres.
Ces autorisations peuvent être accordées ou révoquées à distance, au travers d’Internet. Où seront stockées ces demandes d’autorisations, le nom des œuvres, et les données personnelles qui y seront potentiellement associées ?

– des risques pour la sécurité des réseaux d’ordinateurs : L’introduction à l’intérieur de chaque système de logiciels destinés à retirer à leur
utilisateur le contrôle d’œuvres légalement acquises peut avoir pour effet secondaire d’introduire de graves failles de sécurité. Qui gèrera ces risques, notamment dans les entreprises et les administrations ? Quelles sont les implications en termes de souveraineté et de sécurité nationale de la généralisation de tels logiciels espions autorisant ou interdisant à distance
la lecture de documents ?

– un surcoût à l’achat des œuvres, car il devient nécessaire de payer un intermédiaire supplémentaire : le fournisseur des logiciels de contrôle d’usage. Est-ce que les producteurs accepteront de rogner sur leur marges, ou est-ce que ce sont les artistes et le public qui paieront ces entreprises déjà extrêmement concentrées, les aidant ainsi à renforcer leurs positions dominantes et les abus qui en découlent (ventes liées de matériel, de logiciel et d’œuvres, entraves à la libre concurrence, etc.) ?

Les réactions du public et de certaines administrations aux derniers exemples de tels dispositifs mis en place sur des CD (les logiciels espions de Sony-BMG : XCP et Mediamax, ceux de Virgin, etc. ayant pour but d’empêcher les copies numériques des CD) semblent indiquer qu’ils ne sont pas à leur goût. Il semble désormais acquis que la révélation de l’existence de leur logiciel DRM espion
« XCP » et le tollé qu’elle a suscité auront finalement causé une baisse des ventes de Sony-BMG.

Alors que de nombreux modèles économiques sont possibles, basés non plus sur la rareté des copies d’œuvres, mais sur la vente d’accès à des réseaux de mise à disposition, et la vente de services à haute valeur ajoutée : indexation, conseils, guides et programmations personnalisées, etc., les industriels du
disque semblent persuadés que la seule solution pour eux consiste en une addition de ces trois composantes suivantes :

– faire perdurer artificiellement la rareté des copies d’oeuvres (initialement dûe à leur support physique et à leur coût de production) dans un environnement numérique où les œuvres sont dissociées de tout support, non-rivales et non-exclusives.

– intenter des actions en justice pour intimider les internautes et les décourager d’utiliser les outils technologiques de leur temps, tout en influant sur les gouvernements pour qu’ils instaurent des mesures répressives, comme la fameuse « riposte gradueée » [14] chère notamment à Vivendi-Universal et Renaud Donnedieu de Vabres. Ces intimidations ont pour but de forcer les internautes à fréquenter les hypermarchés en ligne de vente de musique enfermée dans des dispositifs de contrôle d’usage [15].

– persuader le monde entier, à l’aide d’actions de lobbying et de manipulation de « stars » internationales comme Michel Sardou du bien fondé de leurs actions,
par des justifications morales mensongères dignes des pires propagandes totalitaires ou McCarthystes : « télécharger c’est comme voler », « échanger de la
musique c’est mal. », « télécharger nuit aux artistes » .

Ces solutions, qui sont en totale contradiction avec les usages socio-culturels et les outils technologiques de notre temps, seront-elles une cause de plus à la crise structurelle que traverse l’industrie du disque ? Ne nous inquiétons surtout pas ! L’industrie se trouve incapable de s’adapter, et il lui suffit d’attribuer cela au « piratage », au mépris des données statistiques, économiques et sociologiques, ce qui justifie d’aller encore plus loin dans cette logique de guerre qu’elle semble décidée à mener contre son public.

Après tout si les hypermarchés en ligne de vente de musique « DRMisée » étaient si efficaces, y aurait-il besoin de forcer les utilisateurs à aller vers eux à
l’aide d’une législation répressive ? Le seul marketing, dont l’industrie se sert au moins autant que du talent artistique, ne devrait-il pas largement suffire ?

Cette utopie du tout-DRM et son absurde protection juridique semblent révélateurs des dommages économiques et sociaux-culturels que l’industrie du disque est prête à infliger à la société dans le seul but de prolonger son modèle économique obsolète.

[1] 30 à 45% des internautes fréquentent les réseaux p2p selon le Credoc

[2] Petit calcul idiot : En 1986 une disquette d’une capacité de 128 Kilo-Octets (ko) soit 1/8ème d’un Mo Mega-octet (Mo), donc 1/8.000ème de Giga-octet (Go),
coûtait en magasin environ 20 Francs (à vérifier). En prenant pour référence 1€ = 5 Francs de l’époque (un économiste pourrait-il donner de meilleurs taux
d’ajustement ?), 1Go de l’époque coûtait 8.000€ . Aujourd’hui un disque dur d’une capacité de 250 Giga-octets (soit d’une capacité 2 millions de fois plus
importante) coûte 100€, soit 0.4€/Go. Le prix du stockage des données numériques aurait donc été en vingt ans divisé par vingt-mille (8.000/0.4 = 20.000).

[3] voir « Music Sales in the Age of File Sharing » E.Boorstin – 2004 p.20

[4] Plusieurs milliers de titres de miami bass, funk electronique du début des années 80, ancêtre du hiphop et d’une bonne partie des musiques électroniques, sont aujourd’hui disponibles sur certains réseaux, au milieu des musiques ethniques et traditionnelles des cinq continents…

[5] ces réseaux n’étaient pas exclusivement peuplés d’une bande de dangereux « pirates » bandeau sur l’œil et épée au poing, mais bel et bien d’une vaste majorité de musicophiles familiers du réseau Internet

[6] voir à ce sujet l’excellente étude de Marc Bourreau (Economiste, maitre de conférence à l’ENST, Département EGSH / Department of Economics et CREST-LEI.) et Benjamin Labarthe-Piol, « Le peer to peer et la crise de l’industrie du disque : une perspective historique »

[7] Le tout premier logiciel de « peer to peer » inventé par l’américain Shawn Fenning

[8] 500% pour l’année 2004, 166% pour 2005 pour les baladeurs, 3217% en 2004 et 1449% en 2005 pour les téléphones mp3 selon l’étude de l’Observatoire des
Usages Numériques : Les Marchés numériques de la musique – 2005 p.10]

[9] Voir d’excellents chiffres à ce sujet

[10] lorsque j’obtiens une copie d’un document de quelqu’un, je ne le prive pas de son document original, ce qui fait taire définitivement le mensonge : « lorsque l’on télécharge c’est comme si on volait dans un magasin ! »

[11] « Digital Rights Management » ou « mesures techniques de protection » dans la novlangue du disque

[12] copie dans la mémoire vive de l’ordinateur, de sa carte video, ou de sa carte son ; ou dans la « mémoire de travail » de tout appareil

[13] …puisque pour l’Industrie et le Ministre de la Culture, « le public » s’appelle « les consommateurs »…

[14] que F.Bayrou a qualifié au cours des débats parlementaires entourant le projet de loi DADVSI de « police privée de l’Internet »

[15] « les plateformes légales » comme les appellent les industriels du disque par opposition aux « téléchargements illégaux » (sic)