Voici une contribution, à plusieurs voix, à la réflexion sur la dissolution du Collectif Anti-Expulsions.
Ceux qui ont produit ces textes ont participé au collectif jusqu’à sa fin mais ceux-ci ne portent en aucun cas une parole commune à l’ensemble du collectif.

quelques anciens membres du CAE

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À corps perdus
ou le Collectif Anti-Expulsions n’existe plus, paraît-il…

Le Collectif Anti-Expulsions n’est plus. On pourrait s’en désoler, faire son éloge funèbre et énumérer les actions pertinentes et réussies qu’il a accomplies depuis presque 7 ans. On pourrait d’ailleurs se réjouir de ces 7 ans d’existence, assez rares pour un collectif de lutte. On pourrait se féliciter des dernières interventions à l’aéroport auxquelles il n’a pas du tout pris part (et pour cause) et qui ont montré l’efficacité de cette pratique dès lors qu’elle met en jeu assez de monde, tout en déplorant évidemment que le discours autour de ces interventions se cantonne à la défense de familles ou de jeunes « bien intégrés », laissant de côté les centaines de sans-papiers arrêtés lors des rafles presque quotidiennes. On pourrait d’ailleurs regretter de ne pas avoir été entendus et relayés quand nous proposions une campagne contre la construction et la rénovation des centres de rétention: maintenant qu’un premier volet d’infrastructures est en voie d’achèvement, le gouvernement commence à avoir les moyens de sa politique; c’était donc bien avant qu’il fallait réagir, si l’on ne voulait pas se contenter d’assister, impuissants, à ces rafles ou de se rassembler à quelques dizaines pour les dénoncer. On pourrait bien sûr énumérer les erreurs et échecs de ce collectif. On pourrait aussi étaler un bilan interne nécessaire, parfois sans doute douloureux ou, plus dignement, se contenter d’un bilan détaillé et contrasté1 , éventuellement porteur d’enseignements, voire, qui sait, de perspectives…

Toujours est-il qu’il paraît que le CAE n’existe plus, on en parle ici ou là, on s’interroge, sans doute en fait-on aussi quelques gorges chaudes. Il y a mieux à faire, et plus à réfléchir. Ce que nous voulons plutôt poser publiquement, c’est la question de savoir pourquoi le CAE (ou tout autre collectif qui envisagerait d’agir de manière autonome, de construire des perspectives et des modes d’actions qui lui soient propres et non de se contenter de soutenir a priori tous les sans papiers parce qu’ils sont bien malheureux) n’a plus de place dans les luttes autour de l’immigration telles qu’elles existent tant bien que mal à l’heure actuelle, et comment cette place s’est refermée ou plutôt a été refermée par les différents acteurs de cette lutte il y a déjà pas mal de temps maintenant.
Pour mieux comprendre ce qui s’est passé et perdu, un petit retour en arrière s’impose. 1996 : 300 sans-papiers occupent l’église Saint-Ambroise, ils seront suivis par des dizaines de collectifs partout en France et la question des papiers émerge sur la place publique. Dans cette brêche les suivent, en trainant des pieds d’abord, divers soutiens, partis et associations, qui évoluent depuis entre manipulation, chantage et désintérêt au gré des moments. D’autres choisissent de se réunir pour trouver des modes d’actions et des perspectives propres, dans cette lutte qui commence : c’est le début du Collectif Des Papiers Pour Tous. Intervenir comme acteur dans cette lutte, c’était d’abord faire exister une place qui ne soit ni celle des partis et associations de soutien, ni celle des nombreux soutiens individuels qui ont commencé à se réunir autour des collectifs de sans-papiers, avec beaucoup de bonne volonté mais sans chercher à s’organiser entre eux. Le Collectif des Papiers Pour Tous est intervenu jusqu’en 1997 comme acteur à part entière du mouvement des sans-papiers, en refusant de suivre aveuglément dans l’urgence tel ou tel collectif. C’est sur ce même terrain que s’est constitué le CAE à partir de 1998. En 2001, la Brochure 4 l’a énoncé clairement : « C’est dans la brêche ouverte par les sans-papiers que se sont engouffrés ceux qui, d’une manière ou d’une autre, se sont organisés pour trouver leurs propres modes d’intervention. Très vite, nous nous sommes en effet rendu compte que la position de soutien était insuffisante […] Nous avons donc cherché nos propres modes d’action dans cette lutte pour la régularisation de tous les sans-papiers en disant qu’elle était aussi celle de la liberté de circulation et d’installation pour tous. »
Participer au mouvement des sans papiers, au côté des collectifs avec lesquels nous étions en accord politique et pratique, mettre en place des interventions communes sur proposition des uns ou des autres quand cela était possible, travailler à construire un point de vue qui nous soit propre et nous permette justement d’élaborer ces propositions, et surtout pas soutenir béatement (et inutilement) les sans papiers en général, voilà quelle était donc notre perspective.
Les récents soubresauts de la lutte des sans-papiers ont montré que cette place n’existe plus. Sa disparition, qui pourrait n’être qu’un corrolaire logique de l’affaiblissement général du mouvement des sans papiers, étonne d’ailleurs moins que l’amnésie des différents acteurs qui vivotent encore autour de la question des papiers : parler politique avec des collectifs de sans-papiers, avoir un avis alors qu’on a des papiers, formuler des critiques à l’encontre de tel ou tel mot d’ordre ou de tel ou tel objectif, avoir même peut-être des propositions d’actions communes ? Quelles drôles d’idées ! Quelle manière incongrue de poser les choses, alors qu’il est si simple de dépenser son énergie dans la gestion quotidienne d’une occupation, de se jeter à corps perdu(s) (dans tous les sens du terme d’ailleurs) dans une position de soutien inconditionnel, forcément exténué, n’ayant vraiment pas le temps de réfléchir ni de s’organiser et de se complaire dans une urgence permanente où aucun débat de fond ne peut avoir de place. Voilà un résumé très partial et partiel de ce qui s’est passé autour de l’occupation de l’UNICEF par le 9ème collectif. Que les sans-papiers de ce collectif se soient laissé alors prendre aux pièges conjugués de l’urgence de l’occupation, des revendications choisies (centrées sur les enfants puisque le lieu occupé était l’unicef) et de la grêve de la faim entamée sans décision collective par certains de leurs membres, admettons qu’on puisse le comprendre. En revanche que les soutiens présents, qui n’étaient pas nouveaux venus, et plus particulièrement ceux issus d’organisations libertaires comme le SCALP2 ou la CNT trouvent abherrant, voire louche, d’entendre qu’une autre attitude est possible et que c’est le moment justement de la construire, voilà bien le signe qu’il n’y a plus de place pour autre chose qu’une position de soutien (qui a par ailleurs démontré chaque jour son inutilité et son inefficacité lors de cette occupation). Que ces mêmes organisations libertaires soient à l’intiative d’une proposition d’intervention lors d’une grande manif de gauche et qu’ils trouvent absurde d’associer le collectif de sans-papiers qu’ils soutiennent à leur démarche parce qu’ils décident d’avance que « c’est vraiment trop dangereux pour des sans-papiers », voilà qui devient carrément gerbant. Et pourtant, à l’initiative du 9ème collectif, quelque chose se passait depuis l’occupation du PS 93, qui semblait enfin ouvrir des perspectives à ce mouvement. Pourtant c’était bien le moment d’être là pour inventer comment élargir cette occupation, comment la renforcer, comment éviter qu’elle ne sombre dans un discours misérabiliste sur le sort des enfants et dans la tragédie d’une grêve de la faim.
Qu’on ne vienne pas répondre que cette anecdote n’est liée qu’à la réaction malencontreuse de tel ou tel militant des dites organisations. Il ne s’agit d’ailleurs pas de les en accuser individuellement : ils n’ont fait que reconduire une attitude désormais généralisée dans le milieu libertaire (ou du moins dans ce petit bout du milieu libertaire qui s’intéresse encore à la question des papiers). Ce qui s’est passé, ou plutôt ne s’est pas passé, au moment de cette occupation n’est que le signe d’une évolution commencée (voire terminée) bien avant, évolution qui explique le peu d’enthousiasme qui entoure désormais les restes du mouvement des sans papiers. Cet abandon de toute position politique et pratique active des libertaires avec papiers, (outre qu’elle concerne l’ensemble des terrains qu’ils occupent, ou plutôt dont ils s’occupent) a été très sensible au moment de la préparation de ce qui aurait pu être un moment fort de remobilisation sur la question de la rétention et des politiques de gestion migratoire : la préparation du campement (ou du super chouette village alternatif, ou de l’événementiel no pasaran 2004, comme on voudra puisque personne ne s’est mis d ‘accord sur le nom ni sur la réalité de ce projet) qui devait avoir lieu à proximité du centre de rétention de Rivesaltes l’été 2004. Lors de la préparation de ce « machin » la question de construire ou de reconstruire une place à part entière, avec un point de vue politique et des possibilités de pratiques concrètes autour du thème proposé ne s’est jamais posée (d’où le départ du CAE pendant la préparation3 ). La rétention est apparue comme un sujet complètement extérieur, que personne ne s’est approprié de manière à en faire un moment offensif dans la lutte pour la liberté de circulation et d’installation. La préparation à ce campement n’a suscité aucun enthousiasme, n’a agrégé personne, et il a fini par ne pas avoir lieu.
Les propositions d’action du CAE depuis quelques années n’échappent bien sûr pas à cette désaffection : personne à l’aéroport, personne pour mener campagne contre Air France au côté des passagers interpellés pour avoir concrètement soutenu des sans-papiers expulsés. Bien loin de l’enthousiasme qu’aurait d’ailleurs pu susciter ces interventions d’anonymes qui permettent que les sans papiers expulsés redescendent des avions (alors qu’aucun militant n’y parvient directement…), la seule réaction a été un appel à ne pas les soutenir porté par le GISTI (ils n’étaient pas assez militants, et ne voulaient pas assez être condamné en revendiquant leur acte), qui a résonné de manière étrange dans la caisse vide qu’est devenu le dit « mouvement des sans papiers », caisse vide dans laquelle résonne de temps en temps, sur la liste internet pajol (presque le seul endroit de « débat » des différents acteurs de cette lutte), un communiqué de SUD intérieur où des flics de gauche soutiennent les sans papiers avant de retourner travailler à leur expulsion… Nous sommes bien loin d’un mouvement vivant, et aucun des acteurs qui restent ne semble en état de réagir si un vent nouveau se met tout d’un coup à y souffler.

Pourquoi le CAE n’existe-t-il plus ? tout simplement (même si ce n’est sans doute pas la seule raison) parce qu’il n’y a plus de place pour qui veut faire autre chose que du soutien individuel aux quelques initiatives encore tentées par des collectifs de sans-papiers. Il y aurait beaucoup à faire pour envisager ne serait-ce que la possibilité d’y faire autre chose, et, aux uns comme aux autres, l’envie semble bien désormais faire défaut.

Un ancien membre du CAE

1 Comme celui que nous avons fait assez récemment sur la question des interventions aux aéroports dans un article pour Plein Droit, voir Interventions contre les expulsions : quelques pistes : http://pajol.eu.org/article644.html ainsi que la polémique qui s’en est suivi S’opposer aux expulsions ! Lettre ouverte à la rédaction de Plein Droit : http://pajol.eu.org/article669.html

2 Rappelons que le SCALP, qui semble depuis avoir perdu la mémoire et toute faculté de réflexion, faisait partie du Collectif des Papiers pour tous précédemment cité et du début du CAE, et clamait alors haut et fort sa volonté de trouver une autre place que celle de soutien individuel.

3 Voir le texte de départ du CAE : http://pajol.eu.org/article890.html

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Le Collectif Anti-Expulsions a cessé d’exister. Depuis la suspension des réunions hebdomadaires au printemps dernier, et bien qu’aucune décision définitive quant à notre avenir n’ait été prise à ce moment là, cette situation semble déjà avoir été entérinée dans la réalité, dans l’essoufflement collectif et dans la dispersion des désirs de chacun. Il s’agit donc ici d’une proclamation publique de la fin du collectif, de la formalisation d’un état de fait que tout le monde semble, par défaut, partager. De plus, dans la mesure où dans cette période de latence, les rumeurs internes à la « camaraderie », au milieu au sens large, les scénarii élaborés par certains dans leur coin sur notre devenir ont alimenté des questionnements et des interprétations qui nous échappent en partie, il convient, aussi pour cette raison, de mettre les choses au clair.
Les remarques qui suivent se borneront majoritairement à aborder la situation de l’année écoulée, dont l’évolution a progressivement matérialisé la situation présente. Elles font néanmoins écho à une histoire sur le plus long terme.
Ce qui s’impose à nous aujourd’hui et depuis quelques mois est la multiplication d’impasses, en termes d’organisation et de pratiques, toutes relatives à ce qui constitue l’identité politique du CAE. Des impasses qui, en s’articulant et en se compilant, ont fini par compromettre notre existence même.

La première de ces impasses concerne les interventions aux aéroports, pratique constitutive du collectif dès sa création. La réflexion collective élaborée à l’occasion de la rédaction d’un article pour la revue Plein Droit proposait une histoire et une analyse de cette pratique, et tentait de dégager des pistes pour son avenir, compte tenu des évolutions récentes (poursuites et condamnations à l’encontre des passagers s’étant interposés lors d’une expulsion). Force est de constater que l’exercice de l’intervention s’est heurté à une série de problèmes qui se sont vite révélés insurmontables. D’abord, une perte d’intérêt diffuse et une lassitude à l’égard de l’intervention régulière, rapidement doublées du constat que les appels publics ne fonctionnaient plus au-delà des camarades qui nous sont proches, et encore. Mais le nœud le plus difficile à démêler a bien été celui du rapport direct entretenu sur place avec les personnels, inexistant, et bien sûr du rapport avec les passagers du fait de la nouvelle donne policière et judiciaire. Même si la réflexion sur la pratique diffuse de résistance des passagers et les modalités de la défense à adopter au tribunal en cas de poursuites, a, elle, avancé – notamment dans les attaques que nous avons portées à la rédaction de Plein Droit, et en articulation avec la déconstruction des débilités des « délincons de la solidarité » – l’organisation de la solidarité envers les passagers inculpés s’est elle aussi étiolée. Sans doute parce que nous ne pouvons pas nous réduire à une officine de soutien juridique et/ou judiciaire, et que si la lutte des principaux concernés ne se métabolise pas aussi d’elle-même en autre chose, les jeux sont vite faits.
Malgré l’échec avoué des interventions régulières à l’aéroport, sans que celles-ci soient commandées par une urgence particulière, il se trouve que la situation très récente a démontré l’actualité de cette pratique pour des cas précis : action à Roissy d’une dizaine de personnes à l’appel du Scalp pour empêcher l’expulsion de l’un des leurs vers le Tchad, sans succès. Surtout, mobilisation massive et victorieuse en faveur d’un lycéen : organisation du soutien par les lycéens, les profs et les parents rapidement rejoints par Education sans frontières et d’autres associations, mobilisation contre sa mise en rétention, et finalement empêchement de son expulsion.
Il semble donc que la pratique de l’intervention aux aéroports peut continuer à exister et à démontrer (ou pas) son efficacité, avec ou sans nous, puisque d’autres peuvent se l’approprier et la faire vivre, mais peut-être uniquement au cas par cas, et non comme une arme plus globale d’endiguement du contrôle.

La seconde impasse renvoie à notre capacité d’organisation et d’action contre la rétention. L’efficacité de la lutte contre la rétention étant en partie tributaire de l’inscription de cette lutte dans un cadre élargi à d’autres que nous, et de son ancrage dans des réalités locales, les évolutions de ces derniers mois ont compromis sa pérennité comme terrain d’action du collectif. En ce qui concerne l’ancrage dans les réalités locales, le succès de l’occupation de la grue du chantier du CRA de Palaiseau en mai 2004 n’a pas réussi à rebondir du fait de l’hétérogénéité du collectif d’organisation et de l’inanité du collectif de Palaiseau. Par la suite, les tentatives de diffusion d’information sur la rétention, de prise de contact, et les amorces de greffe, à Plaisir et à Deuil-la-Barre, ont vite été avortées.
Concernant l’élargissement de la lutte, la distension des liens entre les membres de la Coordination nationale anti-rétention et les difficultés locales de nos camarades ont progressivement vidé de sa substance un espace collectif de réflexion et d’action sans lequel il est devenu compliqué d’aller de l’avant. Malgré tout, la campagne contre la construction des centres a su rencontrer des réussites, même partielles, au regard de la multiplicité et de la diversité des initiatives, et compte tenu du fait que l’appel à l’appropriation par chacun de cette même campagne a été entendu. C’est tant mieux, mais le pendant de cela a au final été une trop grande dispersion de ces mêmes initiatives, rendant rapidement délicate toute coordination, et l’incapacité manifeste à sortir de la stricte dénonciation pour parvenir à se montrer réellement efficaces contre la construction des centres.

La troisième impasse est apparue lorsqu’il s’est agit de (re)définir et d’occuper notre place dans la lutte – disons auto-organisée – des sans-papiers. Force est de constater que, sans avoir complètement disparu, cette lutte se limite aujourd’hui à quelques collectifs dispersés, et en particulier, en ce qui concerne notre existence dans cette lutte, à un collectif – le 9ème collectif – avec lequel nous entretenons (avons entretenu ?) des rapports de proximité.
Dès lors, cette situation à la fois de basse intensité et de manque d’envergure de la lutte en amplifie considérablement les limites internes. Une lutte multiple, intense, effervescente, massive, dans laquelle la contradiction a les moyens de se déployer, au sein de laquelle des alliances peuvent se nouer et des divorces se consommer sans mettre à mal l’offensive, et donc par laquelle nos pratiques peuvent travailler le réel en même temps qu’elles le sont par lui n’a pas grand-chose à voir avec relation en binôme entre deux collectifs : non seulement les limites de la lutte y apparaissent plus immédiates et plus difficilement surmontables, mais encore, lorsque cette relation est compromise et si l’on considère la situation avec un minimum de lucidité, ce sont les existences respectives qui se trouvent ébranlées.
Des rapports entretenus cette année avec le 9ème Collectif, deux réalités autant opposées politiquement que proches dans le temps ont émergé. Même si elles ne constituent pas des idéaux-types, loin de là.
La première, visible au moment de l’occupation des locaux du PS au Pré-Saint-Gervais en janvier et surtout de ses suites, et même si notre réactivité a été dans un premier temps déplorable, a réussi, malgré tout, à nouer un rapport réel de collectif à collectif : solidarité offensive articulée au refus d’épouser le rôle exogène de soutien paternaliste tenu par certains, capacité à co-organiser l’occupation à Bobigny et le rassemblement devant le centre de rétention du Mesnil-Amelot (dans le prolongement s’inscrit la co-organisation du rassemblement devant le chantier du musée des arts premiers), et surtout capacité à faire exister collectivement notre pratique propre de l’intervention à l’aéroport, du moins dans l’espace politique des réunions, puisque l’intervention sur le terrain n’a finalement pas été nécessaire.
En revanche, l’occupation des locaux de l’Unicef au printemps a, du moins pour certains d’entre nous, donné lieu à une situation radicalement différente et fait apparaître une hétérogénéité patente des discours, des projets, des modes d’organisation et des pratiques du CAE et du 9ème, en tant que collectifs. Aux côtés des questions de la gestion de l’urgence du fait de la grève de la faim, de la grève en elle-même, du cas séparé des enfants sans-papiers, la question la plus conflictuelle a bien été celle de notre propre place, en tant que collectif.
D’abord, cette place n’a jamais été, depuis la naissance du CAE, celle d’un collectif de soutien aux sans-papiers, mais bien d’un collectif luttant avec, à côté et parfois à l’encontre des sans-papiers en lutte, avec ses propres armes théorico-pratiques. Dans la lutte des sans-papiers, il s’agit donc pour nous, en tant que collectif, de construire et d’arracher la place à y occuper, et non d’investir celle qu’on veut bien nous laisser occuper. Ce qui, de toute évidence, n’a pas été possible au moment de l’occupation de l’Unicef par le 9ème.
C’est pourquoi les termes de l’alternative à laquelle nous sommes tenus ne sauraient se poser comme un choix rationnel à opérer entre, d’un côté, l’entrée consubstantielle dans un mouvement de masse auquel il faudrait à tout prix adhérer – celui des sans-papiers -, quelqu’en soient la forme et la réalité, et, de l’autre, l’activisme plus séparé à tendance « groupusculaire ». D’abord, parce que nous ne sommes ni syndicalistes-révolutionnaires (et encore moins trotskystes) ni anarchistes, et que cette césure n’est pas pour nous pertinente, pas plus qu’elle n’est inscrite dans nos « ambitions » organisationnelles, pratiques et théoriques. Il n’y a pas a priori pour nous, justement, de coupure stratégique ou principielle entre ces deux postures/modes d’intervention, ni idéalisation décontextualisée de l’un ou de l’autre, mais plutôt organicité, coexistence et croissance subversive mutuelle.
Ensuite et surtout, parce que la contradiction pointe davantage pour nous entre les différentes modalités d’intervention et d’existence dans la lutte des sans-papiers : mise en rapport de collectif à collectif et intervention politique contradictoire, ou soutien individuel intégré de fait au collectif de sans-papiers (inutile de citer ici la forme du soutien formel apporté par une organisation citoyenne ou gauchiste qui se contente de signer un tract ou de prêter du matériel).
Même si nous aurions sans doute pu et du insister, le premier de ces modes d’existence n’a pas été possible car aucun autre mode que le second n’était possible, et que cette place avait été aménagée à l’avance, à la fois par le 9ème lui-même et par ceux des militants, notamment libertaires, qui s’y sont vautrés avec délectation et sens du sacrifice. Au total, dans l’impossibilité de l’un comme dans la seule possibilité de l’autre, l’existence collective disparaît. La nôtre s’entend.

L’existence du CAE s’est donc retrouvée placée dans un étau. D’un côté, la difficulté croissante d’exercer nos pratiques de lutte, l’essoufflement de notre capacité et de notre désir à construire des armes collectives et à les faire exister dans la réalité. De l’autre, l’impuissance à dégager un espace propre et collectif dans la lutte des sans-papiers.
Certes, la situation présente n’est sans doute pas insoluble et pourrait nous inviter à inventer, à construire à nouveau dans un champ des possibles qui reste à ouvrir. Mais il est plus qu’incertain que cela puisse donner lieu à autre chose qu’un maintien sous perfusion, toujours envisageable et rassurant même si artificiel.
Un tel maintien se ferait surtout au risque de s’exposer à un double péril qui pointait déjà le bout de son nez depuis quelques temps – par à-coups, de manière plus ou moins explicite : celui de devenir une structure permanente, c’est-à-dire une organisation dont l’existence se joue d’un rapport réel et effectif à la lutte, se joue d’une participation active à celle-ci, et dont l’objectif finit par devenir exclusivement sa propre reproduction. Le pendant direct de ce devenir étant un statut de spécialistes, de professionnels de l’activisme labellisé « immigration », ou d’experts ès expulsions et ès rétention, à qui l’on demande selon les besoins de la conjoncture des interventions ponctuelles, un soutien formel, des conseils pratiques, des fiches techniques. Certes, la menace de la permanence et de la spécialisation était déjà présente, mais notre force était de la neutraliser grâce à la réalité de nos luttes. Ce n’est plus le cas.

Octobre 2005
Un autre ancien membre du CAE

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0 – Préambule
Les membres du collectif anti-expulsions ont cessé leurs activés collectives au printemps 2005. Il nous semble aujourd’hui nécessaire de porter publiquement une contribution analytique sur son histoire, ses incapacités, ses échecs ou ses réussites. Ce texte comporte des critiques à l’encontre de formes d’organisation strictes comme scalp-reflex ou la CNT, ou de modalités de participation à la lutte affirmées comme individuelles, non pas dans un élan de justification d ‘échec, ni pour régler des comptes, mais simplement parce que notre histoire est indissociable des ces types d’organisation, parce que nous comptons qu’elle sera profitable à beaucoup, y compris à nous, dans l’avenir.
Pas question non plus ici d’une auto-critique, qui n’a pas sa place.

1 – Le collectif anti-expulsions portait en lui depuis ses débuts au moins deux devenirs possibles. L’un correspond certainement aux désirs que beaucoup avaient, l’autre à la réalité à laquelle le collectif est confronté aujourd’hui.
Soit la diversité de ses membres -qui n’a jamais fait défaut- et leur souci de la lutte (cultivé volontairement au détriment de formes d’organisation classiques qui semblaient n’exister que pour se maintenir) s’articulait avec un mouvement naissant, inventif, au sein duquel le collectif aurait lui aussi fait preuve d’invention (et là nous aurions pu assister à la disparition assumée et joyeuse d’un ou de plusieurs collectifs dans un magma diffus….), soit non. Eh bien non, ceci n’a pas existé. Ou du moins de façon tellement minime que cela n’aura finalement servi qu’à entretenir (avec d’autres éléments tout de même) durant des années l’espoir que tout pouvait commencer. L’invention que nous avions essayé de vivre n’aura pas suffit à nous sortir de l’ornière.
Deuxième devenir possible, aujourd’hui un devenu: le collectif, fort de quelques réussites, vit avec elles:
-premières actions aux aéroports, trouble à l’ordre public efficace, expulsions empêchées, mobilisations régulières…
-prises de tête de cortège par les sans-papiers lors de manifestations à caractère national (1998)
-actions mouvementées à la gare de Lyon contre les expulsions par train via Marseille
-occupations plus ou moins massives d’Ibis, Air France, zapi3…
-des formes de lutte avec des collectif autonomes de sans-papiers (comme le collectif de la Maison Des Ensembles, le 9éme collectif) parfois efficaces, souvent transversales aux activités de chacun
-des départs de mobilisations enthousiastes sur le thème « enrayer la machine à expulser » (campagne contre Accor, Air France…)
-des mobilisations contre les centres de rétention de Choisy-le-Roi, Palaiseau
Mais au final, à part quelques victoires arrachées et quelques souvenirs agréables, le collectif a vécu sur ses propres efforts autant que sur un mythe. Les appels à actions sont des succès (50, 300, 500 personnes) mais souvent on y confond poussée d’adrénaline individuelle et puissance collective. Nous n’avons jamais senti ni vraiment provoqué l’invention sur laquelle nous comptions. Si nous avons gagné un peu, c’est souvent grâce à la volonté de beaucoup de gens mélèe à l’expérience de certains. C’est sans doute la recette minimum pour faire exister un point de vue politique et une certaine qualité de pratique aujourd’hui, mais c’est bien insuffisant pour dépasser tous les écueils inhérents à toute pratique politique qui se voudrait un tant soit peu efficace: les tentatives de répression (et ses répercussions internes), le folklore qui anime les faubourgs politiques de la gauche libertaire, la lassitude…

2 – L’essentiel des actions ou mobilisations lancéesà l’initiatives du CAE étaient caractérisées par un appel public. Analyse d’une impasse conjoncturelle.
Dans ce qui concernait notre rapport aux appels lancés, c’est d’une certaine forme de schizophrénie que nous n’avons pas pu ou su (les deux mon capitaine) sortir. En effet, le collectif s’est toujours démarqué par sa forme d’organisation (le collectif(1)) ou ses désirs (qu’ils soient pratiques ou théoriques), des formes de luttes qui lui étaient adjacentes (syndicats, réseaux structurés officiels, libertaires, « anti-fascistes »,…). Nous ne souhaitions pas tenir boutique, nous pensions alors (et encore) que l’invention nait du mouvement, que le mouvement réclame de l’espace et qu’ être une Organisation dévore l’espace et avec lui toute invention potentielle ou réelle. Et nous n’avons jamais cessé de payer notre volonté d’essayer de vivre cette liberté inventive ou cette invention libératrice (réciprocité fonctionnelle), car si nous n’accordons aucune puissance d’analyse (et c’est normal de ne pas trouver de puissance là où il n’existe pas de désir de puissance) dans la catégorie « toto », force est de constater une certaine capacité de type de catégorisation à être absorbée et entendue. Et il est notoire que l’acharnement de beaucoup à entretenir ce type de catégorisation est importante, l’on pourrait même dire qu’elle est essentielle pour la conservation de l’équilibre d’un milieu politique et pour éviter critiques ou remises en cause.
Schizophrénie donc, de notre part, à tenter encore et toujours de nous organiser dans ce qu’on pourrait appeler un joyeux bordel. Imaginez un peu un collectif, qui draine évidemment (sciemment ou non, mais les appels publics, les canaux de diffusion ne sortent pas de nulle part, et ne vont pas nulle part) des militants libertaires, anti-fascistes, anarcho-syndicalistes, précaires, militants verts-et-rouges-et-noirs-et-mauves. Et bien non seulement ces militants ont répondu au fil des ans à nos appels « en tant qu’individus » (ce qui nous apparaît délirant à plusieurs égards), c’est à dire qu’ils n’avaient pas de mandat de leur organisation (ce qui leur posait problème mais dont nous nous fichions éperdumment), mais encore qu’ ils ne pouvaient pas s’organiser davantage ou mieux (si l’on considère déjà qu’une simple présence physique à une occupation est une forme d’organisation, ce que nous n’avons jamais pensé (2)) sans en parler à leur organisation. Quand on sait l’expérience douloureuse qu’est de tenter de s’organiser avec des groupes politiques lorsqu’ on est un collectif de lutte…
Une édifiante illustration des différences de volontés d’organisation, ou des buts que chacun veut atteindre, est l’hypocrisie avec laquelle le groupe no-pasaran se vante encore aujourd’hui de participer aux luttes dites « sur l’immigration », à l’aide d’une plaquette publicitaire arguant de sa collaboration avec le CAE depuis des années, après en être partis drappés dans une dignité anti-lutte des classes et anti-raciste, rapiécée pour l’occasion. Nos appels publics ne servaient donc évidemment pas que les intérêts de la lutte.
Il est évident que nous avons voulu créer et/ou entretenir des rapports avec la population militante parisienne alors que ce rapport était nocif pour leur propre organisation, puisque le mode d’organisation que nous voulions créer pouvait prendre par le travers les organisations existantes.
Nous n’étions pas assez naïfs pour ignorer ces difficultés mais bien assez pour penser qu’il n’était pas insurmontable d’y parvenir avec nos seules forces.
Bien des gens sont venus à nos actions parce qu’ils approuvaient notre démarche (sans que nous sachions exactement ce que cela voulait dire), bien des gens sont venus pour l’action et le frisson (ils auraient du être déçus mais le mythe suffisait), d’autres moins nombreux et bien plus professionnels sont venus souvent faire acte de présence ou de mondanité.

3 – L’appel public dirigé en partie vers les milieux politiques (extrême gauche, antifascistes, alternatifs…) était caractérisé par un présupposé: faisons confiance aux gens qui sont dans les « orgas » libertaires. Analyse d’une difficulté majeure.
L’une des grandes leçons de ces années passées et qu’il est quasiment impossible de s’organiser sérieusement dans le temps avec des militants de scalp-reflex ou de la CNT. Alors que le CAE a eu à de nombreuses reprises des relations avec ces individu-e-s, cela a toujours été à leur initiative. Mais les détériorations successives des rapports ne se sont quasiment jamais produites selon de franches (énoncées) motivations ou selon des processus où les tenants et les aboutissants étaient explicites. Une part de mystère a toujours entouré les revirements soudains. Rappelons pour l’exemple les circonstances minables qui ont entouré la suppression de l’hébergement du CAE par la CNT à ses débuts, suite à l’occupation de la DICCILEC.
Mais il y a plus problématique. Dans le présupposé « faisons confiance aux gens qui sont dans les « orgas »libertaires la question n’est pas uniquement peut-on leur faire confiance dans la durée, mais peut on leur faire confiance tout court?
Peut-on faire confiance à des gens qui donnent les anti-IVG aux flics, qui cognent les punks, jouent les vigiles, qui se permettent de croire qu’ils peuvent empêcher « des sans-papiers d’aller au casse-pipe »en ne les conviant pas à des réunions de « soutien », qui sont plus paternalistes encore que ne le réclame la Coordination Nationale des Sans-Papiers, qui écrivent la « révolution » de la main gauche et dissertent sur la justice sociale de la main droite, qui viennent à l’aéroport parce qu’ils sont contre toutes les prisons sauf pour Pinochet, qui livrent les « totos » au service d’ordre du P.S. en même temps qu’ils conspirent en vain contre lui.

4 – Aparté. Sur le fossé qui sépare les pratiques offensives de luttes des sans-papiers et les discours radicaux qui fleurissent dans les canards politiques et sur les banderolles de leurs soutiens.
-en maintes occasions des collectifs autonomes de sans-papiers prennent par la force la tête de cortège lors de manifestations nationales
-Occupation du siège du PS à Solférino: les sans-papiers à l’assaut du bâtiment escaladent les grilles, l’un d’eux colle son poing dans la figure d’un commandant de police…
-Occupation de la préfecture de Créteil: la MDE jette par les fenêtres le mobilier de bureau sans interpellations
-Convocation de membres du CAE au tribunal de police d’Aulnay : la MDE tient la rue et assiège le tribunal, repousse les flics aux cris de « libérez nos camarades soutiens »
-par ailleurs et quotidiennement, des sans-papiers se mutinent ou s’évadent des centres de rétention
Force est de constater que ce sont les collectifs autonomes de sans-papiers qui sont parmi les plus actifs sur le pavé parisien, ceux qui expérimentent et vivent le plus (au quotidien et en intensité) le rapport de force avec l’Etat. Et la Commune de Paris n’y est pour rien.
Malgré cette réalité, c’est toujours la condescendance, le paternalisme crasse ou bien des formes de respectueuse culpabilisation post-coloniale à l’allemande qui transpirent des populations politisées environnantes.

5 – Le soutien aux sans-papiers: la maladie infantile du droit-de-l-hommisme.
De toutes les difficultés que le CAE a rencontré depuis le début de son existence, la question du rapport aux sans-papiers est bien la plus problématique, puisque malgré notre volonté de toujours essayer de construire des luttes en contradiction avec les discours et pratiques habituels des soutiens, nous n’avons jamais cessé de nous heurter à ces dernières. Au sein même du collectif d’abord où le consensus pratique sur la question s’est mis à battre de l’aile(3). Dans les relations que nous avons entretenu avec les collectifs de sans-papiers aussi. Notre volonté de lutter sur nos bases et la façon dont nous souhaitions le faire ne sont pas dissociables des différences intrinsèques qui constituaient nos rapports. Autrement dit, de notre point de vue, il n’était ni possible, ni souhaitable, que nous nous organisions aux côtés des sans-papiers sur des bases similaires. De fait, ces caractéristiques relationnelles imposaient certainement un travail de discussion où de concertation trop élevé puisqu’ il n’a que rarement existé, les uns se reposant finalement sur les autres, souvent de manière réciproque.
Si relations de soutien il doit y avoir (admettons…) elles ne peuvent ni ne doivent se résumer à une condescendance mieleuse et/ou opportuniste comme nous la connaissons aujourd’hui. D’autre part le fait qu’elle soit posée, réfléchie et vécue strictement dans le sens actuel d’usage (le soutien des papiers vers les sans-papiers) montre l’énorme échec et écueil politique ainsi que l’énorme pauvreté de pensée qui englobent notre quotidien.
La position même de vouloir lutter contre la posture de soutien ne peut être pertinente que si elle porte en elle une volonté forte, collective et à toute épreuve d’inventer des modes de lutte, d’affronter ceux existants de manière intelligente et transversale, de produire des confrontations aigues et fécondes.
Le soutien tel que nous le connaissons pourrait alors enfin disparaître…

Encore un ancien membre du CAE

(1) Il n’est pas anodin qu’au fil du temps les appellations nous désignant aient été comité, ou cercle. Le mot collectif n’a jamais été intégré par certains.

(2) Nous avons toujours essayé que les occupations soient (en plus de leur objectif politique) des lieux de départ, d’invention, de réflexion et surtout d’action collective. De ce point de vue là, elles ont presque toutes été un échec, rarement des départs, jamais d’action collective, hyperdifficilement de la réflexion collective (le principe de l’assemblée générale sur place, souvent difficile à mettre techniquement en place sur une action, n’a quasiment jamais pu être mis en pratique, soit de notre fait, soit que ce principe et son application semblait relever de l’absurde, de l’abhérent, voire de l’inconnu pour les « participants »).

(3) Le CAE, composé de gens à papiers, même s’il a symboliquement et politiquement soutenu tout au long de son existence des luttes de sans-papiers, ne s’est jamais ni pensé ni comporté comme soutien à la lutte des sans-papiers, ni n’a souhaité se constituer comme tel.

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Le CAE a cessé ça c’est sûr…

Pour que le CAE existât, il fallait un sol particulier. Car le CAE comme collectif n’avait de réalité autre que celle d’une position, de l’occupation d’un espace au sein des luttes de l’immigration. Cette position s’était construite dans le désir d’agencer un rapport avec le mouvement des sans-papiers quand on en avait soi-même : il semblait nécessaire de faire exister quelque chose qui prenne en compte l’inventivité de ce mouvement en sortant d’un ensemble de discours et de pratiques qui éludait la question de la place des militants avec papiers au sein d’un mouvement sur l’immigration. Cette rupture avec les modalités classiques, et à notre sens stériles, de soutien au sans-papiers, voilà ce qu’était le CAE et, aujourd’hui que ce sol s’est dérobé sous nos pieds, que cette position que nous voulions tenir n’a plus d’autre enjeu que celui de simplement durer sans qu’elle compose un rapport fécond avec ce qui se passe et ce qui ne se passe plus, il nous faut accepter que la possibilité de quelque chose comme le CAE n’existe plus. Ainsi, l’enjeu de ce texte est de rendre public l’impossibilité pour nous de tenir encore ses positions et, partant, de continuer à exister comme CAE.

a) vous reprendrez bien un peu d’autonomie des sans-papiers…
Il a toujours paru évident au CAE que les plus à mêmes de s’organiser dans une lutte sur la question des papiers étaient les premiers concernés. Que c’était dans les collectifs de sans-papiers que se construirait une intelligence collective de la lutte et qu’il nous fallait, nous qui avions des papiers, chercher une autre place que celle d’expliquer aux sans-papiers comment lutter et quoi penser. L’auto-organisation des sans-papiers, c’était aussi notre propre auto-organisation : la possibilité de développer de notre côté un certain nombre d’outils théoriques et pratiques pour une part différents de ceux des sans-papiers et de composer un rapport, de collectif à collectif, avec les sans-papiers au sein d’une même lutte. Nous n’avons jamais été des soutiens aux sans-papiers en sens que notre action et notre réflexion ne se posaient à la fois ni comme des rapports individuels avec certains sans-papiers ni dans un rapport d’extériorité à leur lutte. Il s’agissait pour nous d’agencer une dynamique à l’intérieur d’une lutte sur l’immigration comme enjeu commun et non de soutenir les sans-papiers au nom d’une simple conscience humanitaire du scandale de leur situation. Les discours dominants sur la misère du sort des pauvres sans-papiers qu’il faut bien aider quand on a des papiers parce qu’il est de bon ton à gauche d’aider les misérables qui n’ont pas la même chance et les mêmes droits que nous, nous a toujours paru une double arnaque : d’un côté, la rhétorique du pauvre sans-papiers permet le maintien de sa figure infantilisé et infantilisante et donc l’existence de pratiques d’assistance neutralisées où il convient que les sans-papiers ne prennent pas trop de risques puisqu’ils sont incapables de les évaluer en adultes, de l’autre, la figure du courageux militant de gauche dont la sensibilité le pousse à aider les moins bien lotis permet de ne jamais poser le rapport réel qui nous tient avec ou sans papiers, celui de l’exploitation – du salariat et du contrôle.
Le statut de la parole des sans-papiers pour les soutiens a toujours été ambigu. Il s’agissait à la fois de prendre ce qu’ils disaient en compte comme parole d’évangile au nom du sacro-saint principe que « c’est eux qui sont dans la merde » et de les tenir éloignés de certaines actions parce qu’il ne fallait pas « les envoyer au casse-pipe ». Bref de rendre ces paroles à la fois indiscutables mais, dans le même temps, sans effet. Le bon sauvage a raison dans sa naïveté démunie mais dès qu’il s’énerve un peu ou qu’il s’agit de lutter activement c’est au bon militant blanc d’évaluer si le risque n’est pas trop grand. Quant à nous, nous avons toujours pensé que les sans-papiers étaient comme tout le monde, qu’ils tenaient comme nous des positions politiques, pratiques et théoriques, avec lesquelles nous pouvions être en accord ou non et dont nous pouvions discuter et que c’était dans un rapport réel de collectif à collectif que nous pouvions avancer ensemble. Quant à « envoyer les gens au casse-pipe », tout le monde sait qu’un sans-papiers prend plus de risques en sortant pour aller travailler qu’en participant à une action collective – et assurément qu’un militant risquant sa vie tous les dimanches aux concerts du CICP.
Le rapport des soutiens à la CNSP est ainsi exemplaire : ils ont, pendant des années, soutenus béatement les pratiques bureaucratiques et magouillardes de ce machin dont l’action s’est toujours limitée au symbolique ou à la débandade et à la condamnation par communiqués interposés de « l’aventurisme » des collectifs de sans-papiers actifs. Et, maintenant que la Coord’ a enfin explosé pour laisser place à une Alliance, ils n’ont rien trouvé de mieux à faire, sans doute échaudés par les magouilles de RB, paix à son âme, et de ses petits copains, que de s’installer confortablement dans l’Alliance au même titre que les collectifs de sans-papiers – autant pour l’autonomie… Mais rassurons-nous, il n’y a pas que la CGT et les Verts pour adopter ces pratiques : on a pu voir récemment la frange la plus radicale du syndicalisme révolutionnaire et antifasciste verrouiller les discussions pendant une occupation en hystérisant sur l’absolue valeur de la parole de quelques grévistes de la faim tout en organisant dans le dos du collectif une action sans doute trop dangereuse pour de pauvres sans-papiers forcément hyper speed et hyper radicale.
Autant pour l’autonomie des sans-papiers… J’lai déjà dit ? Ah bon…

b) la Démocratie, lâ lâ lâ lâ, et la République, nâ nâ nâ ni nâ nère ! (air connu)
L’antiracisme est une amusante théorie radicale qui explique que le problème des sans-papiers se résume au racisme de mon charcutier et/ou à une politique xénophobe de l’Etat : ainsi, les expulsions, le refus de donner des papiers, le contrôle toujours plus serré et la « surexploitation » des sans-papiers ont pour origine le racisme des policiers, des fonctionnaires de la préfecture, des patrons, des hôtesses de l’air d’Air France, de Chirac-Pasqua-Debré-Chevènement-Sarkozy-Villepin-Lecanuet-Pompidou-etc. qui font la même politique que celle de Le Pen si celui-ci avait gagné les élections présidentielles (que les antiracistes lui ont fait perdre), la bataille de Poitiers et le Tour de France… « Derrière le fascisme se cache le Capital », c’est dégueulasse… Sans doute mais c’est surtout stupide. Comme si le capitalisme se cachait. Comme si tous les gestionnaires successifs expulsaient les sans-papiers parce qu’ils n’aiment pas les noirs.
Le fait est que le contrôle et l’exploitation des sans-papiers participent au contrôle et à l’exploitation de tous1 : ce sont les mêmes patrons qui nous exploitent, les mêmes administrations qui nous contrôlent, les mêmes flics qui nous fliquent. Le CAE a toujours essayé d’analyser la question des papiers sous l’angle double du travail et du contrôle. A notre sens, l’enjeu du contrôle de la main-d’œuvre immigrée, de son flicage et des expulsions s’est toujours trouvé dans un certain rapport entre migration et capitalisme. Un rapport qui n’est certes pas figé2 mais qui est essentiel à notre participation à ces luttes comme acteurs à part entière : avec ou sans papiers, avec ou sans emploi, au noir ou pas, nous vivons tous dans le même monde capitaliste et la question des papiers nous permet de prendre les choses sous l’angle et du travail et du contrôle. Si nous voulions lutter sur la question des papiers, c’est pour nous attaquer à celle de l’exploitation. Nous n’avons jamais pensé qu’une meilleure gestion de l’immigration et du travail était possible mais, au contraire, qu’il était important d’arracher des victoires pour mettre à mal les fondements même de cette gestion, pour la rendre inefficace.
Or, force est de constater que les discours portés par la plupart des soutiens, même quand ils n’affectent pas de confondre Villepin et Le Pen ou Paris et Vichy, portent en eux l’idée qu’une autre gestion est possible et avec elle un autre capitalisme et un autre Etat. Pleurer sur la prétendue absence de tout droits des sans-papiers c’est faire preuve d’un idéalisme impressionnant : d’abord parce que les sans-papiers ont effectivement des droits (réglementation de la durée de rétention, procédures de reconduite à la frontière, droit à un interprète, etc.) – à moins que l’on ne veuille dire par-là que les sans-papiers ont droit à… des papiers – et surtout parce que c’est précisément cet ensemble juridique matériel dans lequel ils sont pris (et nous aussi) qui fait fonctionner leur contrôle. Les appels à la justice et à la démocratie nous ont toujours parus sordides : nous vivons justement dans une démocratie et un état de droit – la justice n’est pas une sorte d’idéal que chacun délire dans son espace crânien mais un rapport de forces, une réalité concrète à laquelle nous sommes confrontés quotidiennement et, le plus souvent, à notre désavantage, notamment quand nous sommes assez aveugles pour ne la considérer que comme un beau principe sans nous préparer à affronter sa réalité. Ainsi, voir les juristes de Plein Droit condamner moralement des passagers inculpés qui ont, eux, empêché des expulsions, parce qu’ils ne se sont pas revendiqué comme « délinquants de la solidarité » est doublement dégueulasse : premièrement parce que c’est purement et simplement un appel à une démarche suicidaire de reconnaissance du délit devant le tribunal3 et ensuite parce que c’est encore une fois reconduire l’idée que, dans une bonne démocratie capitaliste et juridique, nous aurions raison de nous opposer aux expulsions…
A l’heure où les rapports sociaux se justicialisent toujours plus, il est désolant de constater que les discours militants prennent le pli sans broncher. Voir les antifascistes radicaux chouiner dans leurs feuilles de choux parce que, après une bagarre avec de sans doute très dangereux racistes (qui n’expulsent personne, mais bon, passons…), ils sont inculpés et s’outrer que ce soit l’antiracisme que l’on condamne est doublement pathétique : d’abord parce qu’ils sont jugés pour une baston et pas pour des positions politiques, ensuite parce que leur discours contient une volonté morbide que ce soient leurs adversaires qui soient arrêtés, condamnés et enfermés.
« Chirac en prison », « Les patrons voyous », ânonnent les soutiens. Mais d’où vient cette tendance à se fantasmer à la place de l’Etat quand, en plus, on y est pas, à se prendre tout seul pour un flic ou un tribunal ? La prison ? Mais c’est le problème de l’Etat, des juges et de la police – ce sont eux qui les gèrent et les construisent pour faire fonctionner le contrôle social : notre problème c’est d’y échapper, c’est de lutter contre ! Et quand on voit les sans-papiers eux-même répéter quotidiennement, souvent pour faire plaisir aux soutiens, qu’ils sont de « bons » sans-papiers, qui travaillent, pas des délinquants… Mais ce n’est pas notre problème, nous ne luttons pas avec eux par désir de leur obtenir un poste légal de vigile. Ce n’est pas à nous de faire un tri entre les bons et les mauvais, entre ceux qui sont venus ici pour de bonnes raisons et les autres, entre les familles et les célibataires : laissons aux préfectures le soin de créer des catégories policières et faisons ce que nous avons à faire. Non ? tant pis…

c) en guise de conclusion : la rétention ou l’inconsistance de l’antisarkozysme
Et pourtant, tout ce beau monde clame sa dégoûtation de Sarkozy et de sa politique dite « ultra sécuritaire ». Passons sur le fait que la sécurité est maintenant une valeur de gauche depuis belle lurette et attardons-nous sur la question intéressante : que faire ? Puisque notre affaire et notre angle d’attaque était la question des papiers, que la loi Sarkosy aggravait encore un peu plus la situation des sans-papiers et renforçait donc notre contrôle à tous, nous avions, à notre humble niveau, une proposition. Doubler le nombre d’expulsion n’est en effet possible que si la durée de rétention est effectivement doublée et donc si les moyens logistiques suivent. Or, les centres de rétention étaient surchargés ce qui entraînait des libérations sans expulsions et des troubles dans les centres. Ainsi, chaque centre qui n’ouvrirait pas ses portes, chaque jour de retard pris par un chantier étaient autant de victoires partielles, de ralentissement réel de la machine à expulser. Nous avons donc proposé d’agir contre ces constructions et avons tenté de le mettre en pratique à Palaiseau.
Cela a démontré deux petites choses toutes simples : premièrement que cela n’intéressait pratiquement personne (pas de débats sur pajol, personne aux réunions publiques, etc.) et, deuxièmement, que nous ne pouvions pas empêcher la construction d’un centre à dix. Cela est révélateur de la situation dans laquelle existait le CAE : comment s’organiser quand le mouvement des sans-papiers est en perte de vitesse (comme le démontre la faible affluence aux manifs), qu’il est verrouillé dans des rapports pénibles aux rares soutiens qui restent, que les discours portés sont chaque jour plus de gauche qu’hier et bien moins que demain et que ni la question des papiers ni celle du sécuritaire ne provoquent plus de réactions autres que de papiers (ou de flux de données, comme on voudra) ? Un collectif qui désire avoir une forme publique peut-il exister quand il n’y a plus de public ? Et ce n’est pas qu’une question rhétorique : pratiquement, comment faire quand on se retrouve à dix à l’aéroport alors que les passagers risquent un procès auquel personne ne viendra ? Alors, peut-être est-ce parce que, méchants comme nous sommes, personne ne nous aime et que donc personne ne vient ? Mais ce n’est pas pour nous éviter que personne ne vient aux manifs et aux actions des collectifs de sans-papiers et que les débats sur la question sont chaque jour plus exsangues.
Le cas de ce jeune « lycéen » refusant d’embarquer pendant que ses soutiens manifestent dans l’aéroport et dont le procès pour refus d’embarquement ne peut se tenir à cause du rapport de force à l’extérieur du tribunal est lui aussi symptomatique : il démontre que les modalités de mobilisation que nous proposions depuis des années sont efficaces, que seul le rapport de force paie et qu’il suffit d’être suffisamment nombreux et motivés pour empêcher une expulsion. Nul doute que si les habitants d’une ville ou doit se construire un centre s’opposent activement, alors, ce centre ne se construira pas. Mais reste un problème : les démocrates de gauche de tout poil ne s’opposeront jamais à une expulsion que dans un rapport à une situation d’urgence, dans une extériorité à la réalité du mouvement des sans-papiers et de ces collectifs, et pour un « bon » sans-papiers, un bien misérable et bien gentil. Et cela rendra la situation encore plus difficile pour les autres, les mauvais, les méchants, les délinquants, qu’on aura beau jeu d’expulser en arguant de leur dangerosité et en répétant « regardez, on est humains, on régularise ceux qui ont de bonnes raisons de l’être mais, pour les autres, on ne peut quand même pas accueillir toute la misère du monde… » Oui, cette affaire a démontré que nos modes d’actions fonctionnent mais surtout qu’il n’y avait pas besoin de nous pour que ça marche et que notre position est intenable dans la situation actuelle – qu’il n’y a personne ne serait-ce que pour l’entendre. Et comme l’enjeu n’a jamais été pour nous d’exister malgré tout, de fabriquer un Parti, même imaginaire, mais bien de lutter, d’obtenir des victoires, de construire du commun…
Alors, salut…

Encore un autre ancien membre du CAE

1 Contrairement aux travaillistes nous ne savons pas ce qu’est la « surexploitation » : il n’y a pas le bon travail à 32h, tous, moins, autrement, dans une fabrique de t-shirt militants, le mauvais travail méchant et le pire travail des pôvs sans-papiers.

2 Si les étrangers ont depuis longtemps constitué une catégorie de travailleurs moins bien payés pour des conditions de travail plus difficiles que la main-d’œuvre française, ce qui permet de niveler les salaires et les conditions de travail de tous, la gestion de l’immigration a changé avec l’invention de l’immigration clandestine qui a rendu l’expulsion, réelle ou crainte, avec le flicage qui va avec, la modalité de contrôle centrale du dispositif. Même s’il ne s’agissait pas de fermer hermétiquement les frontières (personne ni à jamais cru – c’est d’ailleurs pourquoi nous ne souscrivons pas au triste slogan « Europe forteresse »), la menace de l’expulsion permettait un renforcement de l’exploitation. Aujourd’hui, il apparaît que la gestion de l’immigration est de nouveau entrain de changer et, partant, la place de l’expulsion dans le dispositif, vers une maximisation du contrôle (expulsions multipliées, croisade contre le travail au noir, durée de rétention allongée) tendant à créer des modalités de présence des sans-papiers en France précaires mais contractuelles qui visent à aligner temps de présence sur le territoire et durée du salariat.

3 Encore une fois, un délit ce n’est pas ce que chacun définit comme tel dans sa cuisine en se basant sur sa conception du bien et du mal, mais la production matérielle d’un tribunal : on peut délirer ce qu’on veut dans sa chambre mais, concrètement, on est coupable quand on est condamné – partant, le meilleur moyen d’être innocent est de ne pas se faire prendre…