par Eric Le Boucher Social : le sentiment du « toujours moins » LE MONDE | 28.06.03 | 13h44

Il y a, dans la popularité des mouvements sociaux de ces dernières années, le sentiment que nous traversons une époque de recul social. Que les avancées acquises dans les périodes précédentes, en particulier de 1945 à 1982, sont remises en cause, une à une. Le projet Fillon, disent ses critiques, débouche sur une régression : plus longtemps au travail pour des pensions moins élevées. Et il ne constitue qu’un exemple de plus dans la vaste liste des décisions « libérales » qu’ont adoptées tour à tour, même si c’est avec des variantes, tous les gouvernements occidentaux.

Remise en cause de l’Etat-providence, pressions sur les salaires, stress au travail, précarisation, inégalités croissantes : tout va dans le même sens, celui du « moins », qui dessine un futur de plus en plus pénible. Et, nostalgique, de rêver des économies de jadis, du fordisme des « trente glorieuses » qui permettait de tirer tout le monde vers le haut, l’époque du « toujours plus ».D’où, syndicalement et politiquement, l’idée que le seul moyen de défendre les avantages sociaux est la « résistance » pied à pied contre chacune de ces dérives « libérales ». Il faut s’opposer à toute « adaptation », stratégie prônée par la CFDT, puisque s’adapter c’est accepter la logique libérale et donc, immanquablement, reculer. Tel est le cœur du débat qui partage la gauche « modernisatrice » et celle qui veut une  » rupture » pour entrer dans une « autre logique ».

Y a-t-il un réel recul social depuis vingt ans et lequel ? La preuve, selon les experts de la gauche radicale comme le professeur René Passet, se résume dans une statistique : le partage de la valeur ajoutée entre les salaires et les profits. La part des salaires a baissé de dix points depuis 1980, ce qui signifie un basculement de 150 milliards d’euros de la rémunération du travail en faveur de celle du capital. Et le constat du « toujours plus de profits » débouche naturellement sur la « solution » : il suffit d’aller dans l’autre sens, de revenir en arrière, donc de taxer le capital et les entreprises.

Statistiquement, ce recul de dix points depuis 1980 est exact. Mais à y regarder de près le mouvement est plus complexe. La descente était précédée d’une montée que Xavier Timbeau et Eric Heyer, de l’OFCE, qualifient d' »exceptionnelle » : dans les années 1970, l’indexation des salaires s’est faite sur une inflation surestimée. Thomas Piketty, de l’EHESS, confirme en expliquant que « le pouvoir d’achat du smic a grimpé de 130 % de 1968 à 1983, tandis que la production par tête n’a crû que de 40 % ». Cette galopade des salaires qui s’accroissent « trois fois plus vite »que le PIB « ne pouvait pas durer éternellement ».En 1982-1983, les entreprises, étouffées, n’investissent plus. A la fin de la décennie 1980, le partage de la valeur ajoutée est revenu « au niveau des années 1960 », selon Thomas Piketty (cinq points en dessous sur notre graphique mais pour moiti%E