Pour devenir une féministe indigène, nul besoin d’établir une filiation
indigène, quelques exercices pratiqués quotidiennement et progressivement
suffiront. En peu de temps, même si vous n’êtes qu’une femme au teint
pâle (une Blanche par exemple) et d’une classe sociale non défavorisée
(chercheuse au CNRS par exemple), vous pourrez rapidement vous
autoproclamer « féministe indigène », voire même devenir une cheffe de
file. Toutefois, pour devenir une féministe indigène redoutable, il est
nécessaire de présenter quelques prédispositions comme la capacité de
malmener et de manipuler l’histoire sans rougir et, par d’habiles tours de
passe-passe, de transformer vos vérités en vérité et de faire avaler ces
couleuvres mine de rien. Vous pensez ne pas posséder les qualités requises
? Ne vous en inquiétez donc pas. Les exercices que nous vous proposons
sont à même de vous former à ces techniques. Car, comme le veut notre
devise : on ne naît pas manipulatrice, on le devient !

Trois niveaux d’exercices vous sont proposés. Respectez leur ordre de
progression. Il vous sera d’autant plus facile de maîtriser les exercices
de niveau moyen que vous aurez longuement pratiqué les exercices de
niveau débutant et ainsi de suite…

Niveau débutant

Ce premier niveau d’exercices consiste essentiellement à créer du verbe,
quel qu’il soit : créez des mots, des histoires, laissez-vous porter par
votre imagination et votre ambition. Il ne s’agit pour le moment que de
créations verbales simples : affirmations, contrevérités, proclamations,
etc…

1. Se lever un beau matin et découvrir le racisme. La difficulté de
l’exercice consiste à rendre crédible l’authenticité de cette découverte,
surtout après 10, 20, 30 ans de militantisme, de réflexions et de
recherches.

2. Accuser de négligence et de racisme toutes celles qui luttent au
quotidien contre le racisme et la xénophobie, même et surtout si elles
sont engagées sur ces terrains-là depuis 10, 20, 30 ans.

3. Inventer toutes sortes de phobies pour accabler celles dont
l’engagement anti-raciste ne laisse aucun doute. Voir l’exemple de
l’islamophobie. Laisser vagabonder son imagination et inventer pourquoi
pas la théophobie, la démonophobie, etc… Pour cet exercice, toujours se
munir d’un dictionnaire grec-français : rien de tel en effet pour créer de
nouvelles phobies à l’air sérieux.

4. S’autoproclamer pionnière des luttes prenant en compte les croisements
racisme/sexisme et leurs implications pour les femmes étrangères ou
pouvant être identifiées, à tort ou à raison, comme telles. Cet exercice
vous amènera à nier toutes celles qui sont engagées depuis des décennies
sur les terrains du féminisme et du racisme. Ne vous en inquiétez pas :
leur histoire est mal connue. Personne ne vous contredira.

5. Se construire une image de spécialiste compétente. Pour cela, peu de
choses sont nécessaires : angliciser la syntaxe française peut s’avérer
très efficace. Ainsi, préférer toujours parler de « réelle règle » plutôt
que de « règle réelle ». Ca en jette un max ! (non, Jean-Claude Vandame
n’est pas une féministe indigène. Pourquoi cette question ?)

6. Echafauder des théories comme il convient à toute experte. Par exemple
que l’immigration en France se réduit à une immigration maghrébine, que
cette population maghrébine est farouchement attachée à une religion :
l’islam (chacun-e sait qu’il n’y a chez les maghrébin-es ni athée, ni
agnostique, ni apostat, du moins il convient de le faire croire), et que
ces immigré-es maghrébin-es musulman-es vivent tou-tes dans des
cités-dortoirs de banlieues à l’exclusion de toute autre population. D’où
il devient facile d’enchaîner par de multiples théories sur le
post-colonialisme et l’indigénat.

7. De là, réduire le racisme au colonialisme (ne pas hésiter à rendre
invisibles les centaines de milliers de migrant-es qui viennent d’ailleurs
que des pays anciennement colonisés, et tant pis si eux/elles aussi
subissent aussi du racisme), les musulman-es à d’éternel-les immigré-es
(tactique plus efficace en terme de victimologie), l’histoire de l’islam à
l’histoire coloniale française (il est bien connu qu’en dehors des
anciennes colonies françaises, point de musulman-es), et par conséquent
l’islam à religion dominée et discriminée en tout lieu et toute époque.

8. Réclamer alors des circonstances atténuantes pour les hommes maghrébins
et musulmans ayant agressé ou violé des femmes. Et même, réclamer des
réparations en leur nom pour les dommages irréversibles causés par le
colonialisme sur leur comportement. Car, leur violence, phénomène
identitaire de protection vis-à-vis de leur culture et de leurs
traditions, résulte uniquement et nécessairement du racisme et du
colonialisme. Leur violence constitue la seule évacuation possible des
frustrations dues à ces deux formes de domination. En effet, plus personne
ne met aujourd’hui en doute la douceur et la non-violence naturelles des
maghrébins, tout comme celles des Blancs d’ailleurs qui ne deviennent
violents que sous l’emprise de la drogue et de l’alcool absorbés pour
oublier le chômage, les difficultés sociales, etc… Evidement, éviter de
tenir ce type de discours devant un parterre de féministes, à moins que
vous ne les ayez suffisamment aliénées à notre cause : elles se
souviennent encore du débat dont elles sont sorties victorieuses face à
ceux qui plaidaient les circonstances atténuantes pour les hommes
étrangers ou ouvriers coupables de viol il y a une vingtaine d’années à
peine. Elles n’apprécieraient pas du tout ce backlash !

9. Démontrer l’islamophobie des féministes blanches, occidentales et
racistes en prétendant que les prosélytismes chrétien et juif ne les ont
jamais offusquées contrairement au prosélytisme musulman. De là, réclamer
l’égalité et légitimer le prosélytisme musulman. Tout le monde ayant déjà
oublié les combats des féministes contre l’extrême-droite catholique
anti-IVG, homophobe, lesbophobe, etc … ne craindre aucun démenti public.

10. Prouver sa bonne intégration indigène en s’en remettant à Dieu, Allah
ou toute autre divinité pour l’accomplissement de nos objectifs : Inch’
Allah donc l’égalité !

Niveau moyen

Suite à ces premiers exercices relativement simples, vous êtes désormais
en mesure d’ajouter à votre arc de nouvelles créations verbales, un peu
plus complexes : mythes, métaphores, glissements de sens, dissociations
etc…

1. Déclarer nos combats féministes afin de contraindre le mouvement
féministe à les porter sous peine d’accusation d’exclusion (des
associations réglementaristes ont déjà réussi ce coup-là : la brèche est
donc déjà ouverte pour nous).

2. Créer un féminisme populiste, un féminisme « d’en bas », que l’on
opposera sans difficulté au féminisme « d’en haut », féminisme
paternaliste porté par des blanches occidentales… et culpabiliser ces
dernières de leur attitude.

3. De là, reprocher aux féministes blanches et occidentales d’occuper le
terrain de l’immigration de façon colonialiste, d’usurper aux intéressées
leurs combats et de les dénaturer. Si besoin est, assimiler les féministes
algériennes et tunisiennes notamment, qui collaborent depuis des décennies
avec des féministes blanches et occidentales, à des traîtres ayant renié
leur communauté et leurs frères.

4. Dissocier l’histoire du voile en France de l’histoire du voile en Iran
ou en Arabie Saoudite, tout en s’inscrivant dans l’histoire du féminisme,
histoire qui s’écrit depuis longtemps à l’échelle internationale, ne
serait-ce que par les luttes de solidarité menées entre ici et ailleurs.
Exercice périlleux donc, mais vous voilà au niveau moyen. Les difficultés
s’accroissent : c’est normal !

5. De là, construire l’illusion d’une symétrie entre le droit de porter le
voile et celui de ne pas le porter (éviter donc le rappel des litres de
sang versés par les femmes pour défendre leur liberté et leur droit à ne
pas disparaître derrière un linceul, et surtout éviter d’y penser lorsque
vous soutenez cette symétrie. Rien ne doit vous déstabiliser à ce
moment-là !).

6. Se former à la philosophie du « c’est mon choix ! » : c’est mon choix
de me prostituer, c’est mon choix de me voiler, c’est encore mon choix de
me mutiler pour faire disparaître ces horribles seins que je ne saurais
voir, et surtout c’est mon choix de le faire sans m’interroger sur les
conséquences collectives de mes actes individuels et de ce qu’ils
signifient dans une société qui nous transmet, génération après
génération, la haine du corps des femmes.

7. Afin d’évacuer le sens d’oppression inhérent au voile, lui attribuer
autant de sens qu’il y a de filles voilées, et faire respecter chacun de
ces sens sous peine d’accusation d’islamophobie. D’autres ont déjà réussi
ce challenge : le patriarcat n’est-il pas déjà parvenu à faire passer
auprès du plus grand nombre qu’il existe autant de sens à la violence
contre les femmes qu’il y a d’hommes violents : passion, amour, appel à
l’aide, perte des repères, etc… ? Persuader donc que le voile ne renvoie à
la soumission des femmes envers les hommes que lorsque son sens a été
corrompu comme en Iran, en Arabie Saoudite, en Algérie, en Afghanistan…,
et qu’il ne vise, tout comme de nombreux autres attributs spécifiquement
féminins telles la virginité, la vertu, la pudeur,… qu’à permettre aux
filles et aux femmes d’imposer leur dignité face aux hommes.

8. Le moment est alors venu de créer des mythes : celui de la résistante
voilée par exemple, ado courageuse qui affronte parents, enseignants,
institutions, médias, etc… pour imposer sa liberté, face au mythe de la
pauvre ado mal dans sa peau qui cède à la pression sociale, passe des
compromis, pactise avec les vilain-es colonisateurs-trices racistes et
islamophobes, et se dévoile.

9. Autre mythe : celui des mères voilées, silencieuses, soumises,
invisibles, et donc acceptables. Ces femmes de la génération précédente,
voilées, mais condamnées à faire le ménage des Blanches, et donc
acceptées. Par opposition à ce second mythe, revenir aussitôt au mythe de
la résistante voilée, en oubliant bien entendu de préciser que bien
souvent les mères de ces résistantes ne se voilaient plus depuis longtemps
et que, pour peu que l’on connaisse l’histoire des mouvements de femmes de
l’immigration, elles ont oublié d’être ces femmes effacées que leurs
filles résistantes et les féministes indigènes auraient souhaité qu’elles
soient. Cependant, nier leur histoire vous sera d’autant plus facile
qu’elle est volontairement ou non méconnue.

10. Eriger alors ces résistantes voilées en pionnières-martyres : étant
les premières femmes de confession musulmane à prendre la parole et à
occuper l’espace public (ainsi que les mythes précédents le suggèrent),
elles ne sont stigmatisées que parce qu’elles veulent être actrices de
leur vie et sortir du mutisme imposé à leur pauvres mères.

11. Contraindre le mouvement féministe à soutenir toute femme, parce
qu’elle est femme et non en raison de révoltes communes et partagées. Que
les combats des unes et des autres divergent et même s’opposent, peu
importe !

12. De là, glisser progressivement d’un mouvement féministe indigène à un
mouvement féminin indigène voué au naturalisme, ou au différentialisme.

Niveau expérimenté

Les exercices proposés aux féministes indigènes expérimentés, exercices
de haut vol, sont périlleux. Ils nécessitent d’avoir bien assimilé toutes
les leçons précédentes. Seules les équilibristes d’excellence en
sortiront victorieuses. Dès que vous les maîtriserez, rien ne vous
empêchera plus de devenir cheffe de file, de créer de nouvelles tendances
dans le mouvement des féministes indigènes (plusieurs tendances existent
déjà : la tendance « je méprise l’histoire, je la réécris et je vous
manipule », la tendance « vous n’avez pas encore compris tous les
problèmes afférents à cette problématique, mais je vais vous éclaircir les
idées », la tendance « ratissons large ! »), de déclarer que les autres (y
compris les autres féministes indigènes) n’ont rien compris et que votre
tendance saura enfin apporter les réponses convenables.

1. Construire une solidarité factice, mais sans réserve entre toutes les
minorités. Si ses minorités ne poursuivent pas les mêmes buts, et surtout
si elles poursuivent des buts contraires, mettre en avant l’expérience
commune de la stigmatisation.

2. Quand des minorités averties résistent au ratissage, brandir
l’accusation de la mise en « concurrence des victimes ». Prétendre vouloir
construire un mouvement qui aille au-delà de cette concurrence malsaine. 1
victime = 1 victime !

3. En revanche, veiller à ne pas mettre sur le même plan les pressions
subies par des filles pour les contraindre à porter le voile et les
pressions subies par des filles pour les contraindre à se dévoiler. Alors
que les premières sont légitimes, les secondes ne le sont pas. Ne pas se
laisser entraîner sur ce terrain-là !

4. Instrumentaliser les conflits extérieurs : le conflit
israélo-palestinien par exemple. Il n’est pas difficile, en forçant
légèrement le trait et en étant imperceptiblement démago, d’assimiler les
filles/femmes voilées que l’on veut réduire au silence à la Palestine et
les méchantes féministes racistes et colonisatrices à Israël. C’est un peu
trash, avouons-le ! Il est donc important de s’entraîner d’abord en privé
avant de se lancer en public afin d’acquérir l’assurance et le ton
nécessaires pour convaincre le plus grand nombre d’adhérer à ces
manipulations grossières. Se souvenir que l’essentiel, en toutes
circonstances et quoi qu’on l’on dise, est d’avoir l’air sûr de soi, de ne
laisser transparaître aucune hésitation ni aucun doute.

5. Puis agiter le drapeau du tout sécuritaire et construire une image
lénifiante des jeunes scolarisé-es pour imposer la revendication selon
laquelle il ne faut les soumettre à aucune discipline : ni respect de la
laïcité pour le bien de tout-es, ni respect envers ses professeur-es
(quelle loi plus odieuse en effet que celle condamnant de pauvres petit-es
ayant insulté leurs enseignant-es ?!). Pour faire passer la pilule,
utiliser la dialectique du dominant et du dominé : les enseignant-es étant
les dominant-es, les élèves les dominé-es du fait de l’âge et de la
situation d’enseignement. La révolte de ces jeunes dominé-es qui s’exprime
par l’insulte, l’irrespect des règlements les plus basiques, se comprend
alors parfaitement comme étant une résistance à la domination des
enseignant-es, et apparaît donc comme étant tout à fait légitime. Tenir ce
type de discours auprès des jeunes pour s’assurer une base, puis tenter de
convertir les adultes à cette idéologie.

6. Accuser enfin les féministes blanches et occidentales de vouloir
imposer un modèle unique de libération, et, en oubliant toutes les
tendances qui caractérisent le féminisme, toutes ses divergences, en faire
un bloc monolithique : un bloc blanc, raciste et intolérant. Et surtout
passer sous silence les croisements incessants qui existent entre les
féministes et le mouvement de l’immigration, les milliers de femmes
exilées, migrantes, filles de migrant-es qui ont elles aussi participé au
féminisme, qui l’ont elles aussi façonné, hier comme aujourd’hui.

Vous voilà prête !

Bien entendu, l’inventivité et la créativité des féministes indigènes
sont bien plus vastes et étendues que ce que nous avons ici modestement
tenté de vous transmettre. Cette synthèse est appelée à être complétée
aussi longuement que possible par l’expérience de chaque féministe
indigène. N’hésitez donc pas à nous envoyer vos créations, innovations,
brillantes découvertes, etc… Nous ferons suivre à toute personne
intéressée.

Le Collectif des féministes indigènes

Paris, le 25 juin 2005

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* Notre code de déontologie nous contraint à vous prévenir qu’une pratique
abusive de ces exercices pourrait altérer irrémédiablement vos capacités
intellectuelles, ainsi que votre santé mentale. Nous ne pourrons en être
tenues pour responsables.