Les actions de déboulonnage qui défraient la chronique ont suscité une inflation de condamnations hyperboliques à droite, aussi bien, de manière prévisible, dans la droite lepéniste que, de manière plus inquiétante, dans la droite dite républicaine ou celle dite centriste du président Macron. Tout aussi inquiétant, à mon sens, est le relatif silence des partis de gauche, ou la faiblesse de leur soutien. Plusieurs voix se sont certes élevées pour défendre la légitimité d’un questionnement des lieux de mémoire qui façonnent notre espace public, mais en ne défendant pas, ou peu, le principe du déboulonnage – en particulier lorsqu’il n’est pas réalisé « dans les formes », par les « autorités compétentes », mais résulte d’une action directe menée par des militant·e·s. Il me semble pourtant que ces actions méritent un soutien bien plus résolu.

Sans nécessairement approuver à l’avance toute action, quelle que soit sa cible (mais en se fondant sur les cibles actuelles, choisies avec un discernement certain), et sans valoriser le principe de l’action directe dans l’absolu (mais en le défendant plutôt comme une nécessité par défaut, quand l’autorité compétente n’agit pas), il me semble que ces actions méritent d’être ardemment défendues, comme peuvent être défendues d’autres formes d’intervention politique émanant de la société civile : plus que compréhensibles ou excusables, elles me paraissent légitimes et salutaires, tant au nom de l’histoire qu’au nom de la mémoire.

L’histoire à coup de marteau

Tout d’abord, loin de « nier », d’« effacer », ou de « falsifier » l’histoire, comme ont osé l’insinuer le président Macron, son Premier ministre Édouard Philippe et la porte-parole Sibeth Ndiaye, ces déboulonnages se fondent sur la connaissance de l’histoire, et plus profondément sur un souci de transmettre l’histoire. Ce n’est pas l’histoire qui est effacée, mais un « récit national » mythifié, qui nous invite à vénérer « aveuglément » des Colbert, des Ferry ou des Voltaire, respectivement « grand administrateur », « fondateur de l’école publique » et « philosophe de la tolérance », au prix d’énormes mensonges par omission : l’administrateur fut aussi un législateur esclavagiste, le grand laïque fut aussi un colonialiste acharné, et l’apôtre de la tolérance professa aussi l’homophobie et la négrophobie – sans parler de ses placements dans une entreprise pratiquant la traite.

C’étaient là les préjugés et les travers de l’époque, rétorque-t-on souvent, mais la fonction d’une statue est justement d’honorer des êtres exceptionnels, qui ont su s’extraire de la gangue de « leur époque » et se battre pour enfanter un avenir meilleur. Ces consciences minoritaires ou visionnaires – appelons-les comme on veut – ont existé du temps de Voltaire, et même avant, sur la question de la négrophobie et de l’esclavage comme sur d’autres questions : qu’on leur érige donc des statues, en lieu et place de celles du philosophe !

Quoi qu’il en soit, c’est bel et bien la connaissance de la vérité historique, dans toute sa complexité, qui fonde l’action des iconoclastes, et c’est cette vérité que ces actions aident à « déterrer », populariser, enseigner. Combien sont-ils, ces ex-élèves des collèges ou lycées Colbert qui avouent aujourd’hui n’avoir jamais entendu parler du Code noir pendant toute leur scolarité, et qui apprennent son existence – et son histoire – aujourd’hui, à la faveur du scandale des déboulonnages ?

 

En d’autres termes, même si la pédagogie n’est pas la motivation première des déboulonneurs et déboulonneuses, ces dernier·e·s font malgré tout œuvre de transmission, d’éducation populaire au sens le plus noble du terme, en réveillant un « corps social » endormi, en provoquant un débat public et en renvoyant l’opinion publique à des livres d’histoire – ou encore en ouvrant des chantiers de recherche historique encore délaissés. Colette Guillaumin, récemment disparue, parla en son temps des « effets théoriques de la colère des opprimé·e·s »  [1], et le « moment iconoclaste » que nous traversons peut sans difficulté s’inscrire parmi ces colères sociales non seulement légitimes d’un point de vue éthique et politique, mais aussi « heuristiques », fécondes, du point de vue épistémologique.

Ce mouvement social qu’on peut qualifier, en paraphrasant Martin Luther King, d’« action directe non violente de déboulonnage civique », possède en somme une vertu « parrésiastique », au sens où l’entendait Michel Foucault  [2] : il vient, d’une manière un peu brusque, mais fondamentalement bienveillante, nous « dire le vrai » sans ambages et sans ménagements, et ainsi nous sortir de notre sommeil dogmatique, désacraliser nos héros, démystifier nos récits dominants. Bref : il « fait de l’histoire à coup de marteau », pour parodier cette fois-ci une formule de Nietzsche [3].

Des cérémonies populaires

Ce mouvement social possède enfin une autre vertu : loin de seulement détruire, il construit aussi de nouveaux lieux de mémoire, bien plus légitimes. D’abord parce qu’en rendant visible une véritable violence symbolique, celle qu’exerce l’effigie d’un criminel, il adresse un signal à un État qui se prétend démocratique tout en piétinant une partie du « dèmos », et il crée ainsi les conditions d’une « réforme mémorielle » salutaire.

C’est bien le déboulonnage qui vient enclencher le processus, et sortir les autorités compétentes de leur inertie – on l’observe d’ores et déjà aux États-Unis et au Royaume-Uni, et on l’observera sans doute en France, en dépit des rodomontades du président Macron, puisque les décisions, en matière de monuments locaux, de noms de rue ou de noms d’établissements, ne relèvent pas de la compétence du président de la République.

Ce sont bien ces actions de déboulonnage qui viennent bousculer les autorités, et ainsi hâter une réforme des espaces publics qui n’a que trop tardé. Comment ne pas comprendre en effet qu’il est proprement inhumain de forcer des descendant·e·s de victimes à devoir prononcer, chaque fois qu’ils ou elles doivent évoquer leur école, leur lieu de travail, l’adresse d’un magasin ou d’un lieu de rendez-vous, ou pire encore leur propre adresse, le nom d’un des assassins de leurs aïeux – qu’il s’agisse de Colbert, de Gallieni, de Faidherbe ou d’un autre militaire massacreur d’« indigènes » ?

Enfin, avant même d’être entendues et satisfaites par les autorités, et quand bien même elles ne le seraient pas, ces actions directes de déboulonnage possèdent déjà en elles-mêmes une authentique vertu mémorielle. En vandalisant un monument qui lui-même vandalise, depuis des décennies parfois, depuis des siècles souvent, la mémoire des vaincu·e·s, je veux dire la mémoire des génocidé·e·s, des colonisé·e·s, des esclavagisé·e·s, de tou·te·s les exclu·e·s de la mémoire nationale étatisée, lesdit·e·s exclu·e·s de la mémoire créent, en attendant mieux, leurs propres espaces et leurs propres temps de commémoration, leurs propres monuments et leurs propres cérémonies – bref : des coordonnées existentielles indispensables pour tenir debout malgré un passé traumatique, vivre le présent et se tourner vers l’avenir. En l’absence de journées fériées et de cérémonies officielles conséquentes, on s’invente des moments de « cérémonie populaire » comme le déboulonnage, qui défraie la chronique et interpelle une collectivité nationale « amnésique », « ignorante » ou « indifférente ». Faute de mieux. En lieu et place d’un mémorial pour les victimes en bonne et due forme, on s’en fabrique un qui est le mémorial du bourreau vandalisé, déboulonné ou aspergé de rouge sang par exemple. Faute de mieux, là encore.

On peut s’indigner si l’on veut, mais il n’empêche : il est tout bonnement odieux de priver une communauté humaine, quelle qu’elle soit, d’un minimum d’inscription mémorielle dans un espace-temps commun, permettant une reconnaissance dans l’ensemble de la collectivité – en particulier quand il s’agit d’une mémoire aussi traumatique que celle des génocides et des crimes contre l’humanité. Il est plus odieux encore d’exiger des « sans-voix » de la mémoire nationale qu’ils ou elles demeurent sages et discret·e·s, et de se scandaliser de leur « vacarme » lorsqu’ils ou elles se mettent à hausser la voix. On peut là encore s’en offusquer, pas l’empêcher. « Les murmures des restes de l’épée prennent enfin voix et se transforment en cris », a pu dire Rakel Dink  [4] dans un autre contexte, mais sur des enjeux voisins – ceux de la mémoire arménienne dans la Turquie négationniste, pleine de mémoriaux et d’avenues Talaat Pacha.

On vandalise gratuitement, de gaîté de cœur : que l’autorité étatique fasse elle-même le ménage si elle veut prévenir ledit vandalisme. Qu’elle déboulonne elle-même les idoles qui piétinent depuis des siècles l’humanité des Noir·e·s, des Arabes ou des Asiatiques, mais aussi des Juif·ve·s, des Tsiganes ou des Arménien·ne·s – comme ce sinistre Pierre Loti, apologue du génocide de 1915, célébré lui aussi par le président Macron, en juin 2018. Que la République joue pleinement son rôle de « communauté nationale » et qu’elle offre, en lieu et place de ces icônes outrageantes, de véritables lieux de mémoire apaisants pour toutes les communautés – sauf celle des racistes. Mise au ban de tous les criminels, hommage à toutes les victimes : ce principe égalitaire est la seule politique monumentale légitime et viable à long terme. Sans justice mémorielle, pas de paix pour les statues.

P.-S.

Politiques de la mémoire, de Pierre Tevanian, vient de paraître aux Éditions Amsterdam. 180 pages, 12 euros. Comandable ici.