Jeux olympiques de Tokyo reportés d’un an voire remis en cause, championnats de football mis à l’arrêt, Paris 2024 critiqué, l’institution sportive a marqué le pas et cherche maintenant à exister de nouveau. Mais pourtant le Sras-CoV-2 constitue un événement qui empêche de raisonner comme si tout continuait. Tout ce qui était stable et établi se volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané et les humains sont enfin forcés de considérer d’un regard sobre leur position dans la vie et leurs relations mutuelles. Le cadre symbolique de l’institution sportive avec ses valeurs factices vole ainsi en éclat.

 

L’urgence sanitaire a obligé tout un chacun de reconsidérer la place qu’avait le spectacle sportif dans la vie ainsi que le type de relations mutuelles qui y avait cours. Sur ce fond, une contradiction s’est manifestée au sein du CIO concernant la démesure des futurs Jeux olympiques de 2024 à Paris. C’est le doute qui s’est emparé de la tête de l’institution sportive étant donné l’incertitude que produit la pandémie. Mais aussitôt, les membres du COJO (le dispositif de pilotage de Paris) ont voulu nier cette dernière en reprenant la désinformation classique. « Le sport, c’est pour tout le monde, c’est un enjeu de santé publique et un formidable moyen de faire société, de vivre ensemble », c’est « un vecteur de bien-être, de plaisir mais aussi d’éducation, de santé, de lien social ». Ou encore, c’est une fabuleuse opportunité qui créera des emplois, ou même : cela permettra de remettre de l’espoir pour les gens qui souffrent. Tous ces mantras sont répétés à l’envi comme si rien ne se passait de fondamental. Posture identique comme tous ceux qui veulent relancer l’économie à n’importe quel prix sur le mode « business as usal ».

 

Mais s’agit-il pour autant de « réduire la voilure » c’est-à-dire continuer la course au records et aux podiums avec moins d’intensité ? Cela n’a pas grand sens non plus. Ce virus sournois et mystérieux crée ainsi un précédent : il oblige à considérer d’un regard désabusé ce que sont les Jeux olympiques. Non seulement le gigantisme d’une prétendue fête, la circulation des spectateurs et des athlètes à travers la planète en avion (tout comme les marchandises) sont remis en cause parce qu’ils génèrent des risques sanitaires mais plus fondamentalement les « valeurs » de l’institution sportives deviennent précaires. Avec ce qui se passe aux États-Unis suite à l’assassinat de George Floyd, le fondateur des « jeux » modernes ne peut manquer d’être considéré pour ce qu’il est : un raciste qui trouvait normal que des civilisations, soi-disant supérieures, en dominent d’autres. N’oublions pas qu’après les Jeux olympiques nazis de Berlin, il déclarait : « que le peuple allemand et son chef soient remerciés pour ce qu’ils viennent d’accomplir » ! Ou encore que « la grandiose réussite des Jeux de Berlin a magnifiquement servi l’idéal olympique ».

 

Et puis ces spectacles grand public où l’un doit l’emporter sur l’autre peuvent-ils encore avoir un sens ? D’autant que le gagnant, malgré les poignées de main factices de fin de partie sensées incarner des « valeurs », n’hésite pas à humilier l’autre par de mauvaises blagues, voire pire. Quant à celui qui perd, il est trop souvent dans le ressentiment et la haine ; passions qui se manifestent par des passages à l’acte violent. Tout cela est masqué par les images qui font naître dans toutes les têtes une vision fausse mais une vision qui procure une consolation par rapport à toutes les frustrations de la vie quotidienne. C’est ce que l’on appelle parfois « culture sportive ». Quelle position voulons-nous tenir dans la vie ? Quelle relation voulons-nous entretenir avec l’Autre ?

 

Cette compétition physique n’a plus grand sens à l’heure où la gratuité est d’actualité, où des actes de don et de reconnaissance se sont manifestés auprès des derniers de cordée pendant cette crise sanitaire. À quoi cela rimerait-il encore de savoir qui est le plus fort ? Il n’y a que dans le sport où, dès que l’on s’implique physiquement, il faut départager un gagnant et un perdant avec un score, une mesure (de distance ou de temps) ou à travers le jugement d’un jury. Dans un jeu de cartes ou de plateau, un concert, une salle de cinéma, jamais il n’y a nécessité de devoir acclamer un vainqueur à partir de critères physiques tandis qu’on laisse choir le perdant. Dans une bibliothèque, une libraire, où l’activité était jugée inessentielle, voit-on de pareilles relations à l’autre ? Voilà la principale nuisance du sport et de ses Jeux olympiques. Et la tv-réalité n’a fait que reprendre ce modèle. Le capitalisme financiarisé en est le fondement avec ses classements (d’entreprises, de revenus et de fortunes) qui mesurent la rentabilité. Pour Paris 2024, ses promoteurs hargneux (sportifs, édiles) veulent adapter le budget mais prévoient déjà des suppléments. Déjà qu’un budget en matière de sport (et de BTP) était relatif (c’est le moins que l’on puisse dire), aujourd’hui ce genre de logique comptable n’a plus de sens humain parce que l’enjeu désormais devient le sens de l’activité humaine : l’humanité doit retrouver son monde en admettant que le sien n’est pas le seul sur la planète. Le sport éloigne de ce genre de considérations.

 

Mais bien sûr, le fait que la condition d’organisation des Jeux olympiques dans une ville hôte soit la répression des populations les plus pauvres, est une autre nuisance. C’est une constante de ces prétendus jeux. Et cela se fait toujours avec des justifications fallacieuses du style : grâce aux Jeux olympiques les transports seront améliorés, les équipements sportifs profiteront à tous et des emplois seront créés, une nouvelle urbanité plus fonctionnelle et attractive émergera. Non, la seule chose qui compte est de rénover l’urbain pour y mettre des consommateurs solvables. Les Jeux olympiques sont toujours un aspect d’une politique de classe.

 

Sous prétexte d’apolitisme, les Jeux olympiques, à l’instar de toutes les compétitions internationales, ont souvent été organisés dans des pays en proie aux pires régimes autoritaires. Ces derniers en ont toujours profité pour se refaire une virginité avant, pendant et après les deux semaines qui « fêtent » la fin d’une olympiade et préparent le début d’une autre. Ce n’est tout de même pas la moindre des nuisances pour l’humanité pensante et souffrante.

 

Mais enfin, comment accepter en France les gabegies monumentales pour Paris 2024 alors que le système de santé subit de plein fouet une politique d’austérité budgétaire qui a fait des morts et fait prendre des risques considérables aux soignants ? La culture de l’humanité peut-elle être confondue avec le sport ?

 

« Devons-nous, machine parmi les machines, durcir nos corps comme l’acier (stählern) dans les usines à sport ? Devons-nous “lutter” et être des “battants” ? Devons-nous “gérer” notre vie, nos amis et nos émotions et être performants dans la guerre économique ? »  [1]. Le sport est avant tout une entreprise de la production de bolides instrumentalisés sur un vaste marché capitaliste de la performance physique. C’est cette nuisance principale qui nécessite l’arrêt immédiat de Paris 2024.

 

 

[1] Johann Chapoutot, « Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui« , Paris, Gallimard, « nrf essais », 2020, pp. 135-136.