Manifestations anti-masques, anti-confinement, anti-vaccins, anti-5G : taxées de complotistes, ces luttes sont désertées par les anarchistes et deviennent un terrain de choix pour l’activisme d’extrême-droite. Pourtant leurs motivations, si elles sont à combattre par certains abords — notamment le racismes dont certaines sont empreintes et l’impuissance à laquelle elles peuvent amener —, sont loin d’être toutes fantaisistes ou stupides, comme le laisserait croire une certaine médiatisation. Ne nous laissons pas happer par une stratégie classique de division des opposants par les pouvoirs en place.

La première chose à noter, c’est le beurre que fait le pouvoir de ce qualificatif. Dès que se présente une opposition qui ne rentre pas dans les cadres journalistiques habituels (féministes radicales, islamo-gauchistes, zadistes, racaille… vestiges d’une période où l’on parlait plutôt de judeo-bolcheviks ou d’hitléro-trotskistes), le qualificatif de complotiste semble tout trouvé. D’un côté donc, la diabolisation (isoler les radicaux) ; de l’autre, la décrédibilisation. De la pure stratégie contre-insurectionnelle. Il faut dire que mettre tous les manifestants dans le même sac que ceux qui pensent que la lune est vide et faite de béton, c’est du pain béni pour les faire passer pour des dingues et ne pas retranscrire ce qu’ils disent.
Complotiste, donc, celui qui dénonce les directives contradictoires du gouvernement sur le port du masque, ou qui s’étonne qu’on interdise les masques artisanaux en tissus quand les municipalités en ont fourni des similaires. Complotistes aussi, les randonneurs qui croient que les clusters ne se forment pas en plein air. Complotiste encore celle qui viendra se plaindre des maux de tête qu’engendre l’antenne-relais qui se trouve sur son toit. Même les soignants qui noteront que les vaccins contre le covid n’ont pas subi la batterie de test habituelle, l’étude des conséquences à long terme, notamment sur la grossesse et la tératogénie, se retrouveront parqués dans les rangs des illuminés qui ne méritent certainement pas d’être interrogés par France Info. S’il existe dans toutes les luttes mille raisons de se mobiliser, les journalistes choisiront forcément celles qui paraissent les moins crédibles pour les piétiner plus aisément.

Confusion, confusion – it’s such a terrible shame
Confusion, confusion – you don’t know what you’re saying
Electric Light Orchestra

Des théories fumeuses, internet en regorge, et il se trouvera toujours des naïfs pour les propager, mais il importe déjà de ne pas toutes les considérer d’un bloc.

Il existe des théories délirantes faisant intervenir la platitude de la terre, les reptiliens et les nazis sur la face cachée de la lune. Il y en a d’autres qui sont à combattre, car elles relèvent d’un racisme paranoïaque assumé. Dans ces dernières, le malaise social se désigne des boucs émissaires bien galvaudés (les arabes, les juifs…) pour venir porter la misère du monde, quand bien même le fait que ces théories ne soient en rien inconciliables avec les intérêts des dominants devrait nous mettre la puce à l’oreille.

Mais il y existe aussi beaucoup de théories dites « du complot » car elles viennent énoncer des faits spectaculaires au moyen d’analyses peu rigoureuses, mais qui identifient généralement bien les enjeux (intérêts économiques des puissants) pour délirer ensuite sur les fuites de virus des laboratoires chinois, russes ou américains. Souvent, leurs cibles ne sont pas si éloignées des nôtres : industrie pharmaceutique, agriculture intensive, finance internationale, capitalisme numérique. Si des individus s’imaginent que Bill Gates va vouloir pucer les enfants en Afrique avec le vaccin anti-covid, la dénonciation est évidemment plus que douteuse, mais l’idée n’est pas si éloignée de la réalité. D’une part, le traçage (sous d’autres formes) est de plus en plus présent dans nos vies ; d’autre part le philanthropisme est discutable lorsqu’il vient saper tous les fondements de médecine traditionnelle qui résistent encore sur certains continents pour rendre des populations entières dépendantes de l’industrie pharmaceutique. En un sens, beaucoup de gens comprennent au moins de quel côté vient le danger.

La spécialité de l’orthodoxie journalistique, c’est de confondre volontairement pour mieux les saper tous ceux qui contestent son monopole. Ici, il s’agit de faire notre choix : est-ce que nous souhaitons aussi, comme les quotidiens régionaux, comme BFM, journaux qui ne sont pourtant pas exempts de manipulation du réel, ridiculiser celui qui nous parle de complot mondial des élites en le taxant immédiatement d’antisémite stupide, ou est-ce qu’il ne serait pas plus intéressant d’analyser de manière un peu moins caricaturale et personnalisée en quoi, effectivement, il existe du corporatisme et de la cooptation chez le puissants, des volontés de domination qui ne semblent pas s’arrêter à la surface de la terre (cf Elon Musk et ses projets de gouvernance sur Mars) et un capitalisme débridé qui a depuis longtemps colonisé toute la planète ?

Et les hautes sphères conspirent, s’entêtent et aspirent
À pourrir jusqu’à l’atmosphère que je respire
Casey

Du complot, évidemment, il y en a. Fabrication de crises économiques et assassinats de dirigeants marxistes en collusion avec les puissances impérialistes (Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Che Guevara, Salvador Allende…), stratégies de la tension (voir les attentats de la piazza Fontana et la collusion entre extrême-droite et réseau stay-behind Gladio, au su de tous les gouvernements successifs italiens), explosions de bombes contre des écologistes (à bord du Rainbow Warrior ou dans la voiture de la porte-parole d’Earth First Judi Bari), élimination des opposants comme les leaders des Black Panthers, les exemples ne manquent pas. Si les services secrets agissent dans l’ombre, c’est moins pour protéger leurs activités que leurs crimes. De manière moins sanglante mais pas forcément moins meurtrière, on ne compte plus les réunions secrètes qui se sont tenues entre grands patrons industriels et financiers pour lutter contre leurs détracteurs, lancer des campagnes de lobbying, préserver leurs monopoles, empêcher toute régulation ou limitation étatique et augmenter leurs profits aux détriments des populations.

On pourrait plutôt dire que le complot manque, mais du côté de la révolution. Si les puissants s’organisent, cela fait bien longtemps que les blanquistes sont morts, le Komintern a été dissous, le léninisme écrasé, et que les soulèvement populaires peinent à se structurer et à trouver des manières durables de s’opposer aux pouvoirs en place. La moindre révolte ne naît jamais sans discussions secrètes, où l’on tente de partager des analyses et de se rassembler, à l’insu de la police.

Everybody knows the fight was fixed,
The poor get poor, the rich get rich
That’s how it goes, and everybody knows.
Leonard Cohen

Nier le complot, cela ne fait donc aucun sens. Ce que l’on pourrait opposer en revanche aux complotistes, c’est qu’il n’y a pas besoin d’aller chercher très loin pour le trouver. On peut lire les journaux avec un regard critique, chercher ceux qui sont plus indépendants. Retrouver les chiffres, les confronter. Suivre les courbes de la bourse et des profits. Se renseigner sur les crimes passés et avérés des puissants. Tout est là, et suffirait à noircir plusieurs tonnes de documents à charge. Finalement, ce que l’on lit partout, c’est que des êtres humains sont prêts à tout pour du pouvoir et de l’argent, qu’avoir rend toujours plus avide, que notre système économique pue la mort et que seule une improbable révolution pourrait nous sortir de là.

Pourquoi suis-je si marginale ?
Épouse la cause du faible de façon machinale ?
Ne vois que du complot dans les lignes du journal ?
Casey

On ne peut que louer l’attitude qui engage lesdits complotistes à se méfier d’un journalisme à la solde d’intérêts économiques et politiques. Des sociologues ont amplement montré les logiques qui animent les médias de masse, incitant nos informateurs officiels à se copier les uns les autres à la recherche du buzz, à peu vérifier leurs informations, à se vautrer par terre pour l’audimat. On sait aussi quels grands groupes ou millionnaires détiennent les médias, et comment les rédacteurs doivent se plier aux intérêts de leurs actionnaires, quand bien même ils auraient le courage d’exercer leur sens critique. On peut aussi se demander pourquoi ce que l’on étudie au lycée comme de la propagande gouvernementale devrait s’arrêter à certaines frontières historiques (la dernière guerre mondiale) ou géographiques (dans les régimes autoritaires mais certainement pas en démocratie), comme le nuage de Tchernobyl derrière les Alpes.

Il semble donc plus sensé de prendre du recul face à l’information officielle plutôt que de l’écouter benoîtement. Mais voilà, lorsque que l’on s’aventure en dehors des sentiers battus, on peut rencontrer de tout et n’importe quoi. Et c’est là qu’on ne pourra que déplorer l’absence de rigueur dans la recherche, de recoupement des informations, de vérification des sources, qui mène de nombreuses personnes à troquer une escroquerie contre une autre, un mensonge cynique pour une contre-vérité délirante.

Sympathy for the devil

Il y a aussi que de nombreuses analyses offrent des réponses faciles à des questions sociales qui n’en finissent plus de causer problème. À les en croire, toute l’intrigue était tissée d’un même fil, comme dans un roman policier. Une fois le coupable trouvé (Rockefeller, Elon Musk, les juifs ou les francs-maçons), tout retrouve un sens, et on peut s’endormir. La réalité est évidemment toujours beaucoup plus complexe, avec un entrecroisement d’acteurs et de mobiles multiples. La réponse qui consiste à s’imaginer un ennemi beaucoup trop puissant est bien commode, en ce qu’elle empêche de se donner le moyens de lutter contre. C’est là la différence majeure avec nos analyses politiques, qui, lorsqu’elles identifient un problème systémique, doivent nous offrir la possibilité de le combattre. En voyant comment un mécanisme général s’enracine dans des réalités locales, on peut se regrouper, s’armer contre lui, et éventuellement le mettre en échec. Par exemple, plutôt que de dénoncer le puçage vaccinal de Bill Gates et la création du Covid par les laboratoires chinois – ce qui nous met forcément dans une position d’impuissance –, on peut critiquer les avancées du fichage des populations, et déjà penser aux moyens de lutter contre le « passeport vert » et les QR codes aux entrées de bar. Ou encore, lorsque l’on déplore l’emprise de la méga-machine numérique sur nos vies, il est intéressant de noter sur quelles infrastructures matérielles (donc attaquables) elle repose. Si l’on veut se donner les moyens de notre critique, il nous faut retrouver une prise sur les choses.

Et qu’il ne faut pas cautionner
L’irréalité
Sous des aspérités absentes
Et désenchantées
De nos pensées iconoclastes
Et désoxydées
Par nos désirs excommuniés

Les Inconnus

Cependant, à trop regarder la paille dans l’œil du complotiste, on en oublierait que si des théories absurdes se diffusent, c’est parce que le champ est bien vide face aux mensonges du pouvoir. Si un film comme Hold up, malgré ses incohérences et ses vrillages, a pu rencontrer un tel succès, c’est parce qu’il est un des rares documents à avoir accordé la parole à des individus critiques des vérités officielles, alors que les grands médias avaient fait de Didier Raoult l’unique opposant audible au choix de traitement du covid. De rares contre-discours cohérents à la gestion de l’épidémie ont tardé à émerger dans les journaux indépendants, et ils n’ont généralement pas été entendus. Le nombre de vues de Hold up atteste sûrement moins du complotisme des français que de l’incapacité des militants à diffuser des analyses politiques pertinentes dans des cercles plus larges que nos propres milieux, d’une paresse ou d’une réticence à s’en donner les moyens.

Face au pullulement de théories absconses, une des stratégies consiste à en dénoncer les arguments fallacieux, de manière quelquefois sérieuse, mais souvent dogmatique. C’est le rôle qu’assument les correcteurs de fake news des médias dominants, jaloux de leur monopole de l’information, au sein d’une institution qui prend l’eau de toute part, ne recueille plus aucune confiance et mise plutôt sur le lynchage des complotiste que sur un recadrage qualitatif de son propre appareil. Si l’on ne peut évidemment pas donner tort aux journalistes quand ils contestent, preuve à l’appui, des informations fantaisistes, combien d’entre eux auront en revanche eu le courage et l’indépendance d’esprit de critiquer, rien qu’un tant soit peut, la gestion ubuesque et autoritaire de l’épidémie de Covid 19 par le gouvernement ? Face à ces chiens de garde, les porteurs de chapeaux en aluminium nous restent infiniment plus sympathiques, ne serait-ce que parce qu’il existe encore avec eux une possibilité de dialogue.

Il ne faut pas oublier le temps qu’ont mis beaucoup d’anarchistes à rejoindre les manifestations Gilets jaunes, quand la presse les qualifiait de poujadistes d’extrême-droite. Et s’il y avait une part de vrai dans cette stigmatisation, beaucoup de flou et d’indécision politique, c’est bien en partie parce que nous avons été sur le terrain, combattant le racisme et le nationalisme auxquels nous pouvions être confrontés, que le mouvement a pris une coloration sociale et libertaire qui n’était pas jouée d’avance. Il en va de même avec les complotistes. Lâcher certaines luttes que l’on décrédibilise à ce titre serait une grave erreur.

 

https://paris-luttes.info/au-proces-des-complotistes-nous-ne-14928