Si le sujet à son intérêt, c’est que la thématique de la sécession comme forme désirante de « déterritorialisation », pour parler comme Deleuze, est aujourd’hui présentée, et de plus en plus, comme une sorte de panacée ou de nec plus ultra de la « pensée contre ». Contre les formes de vie admises comme définitivement aliénées, pour être plus précis. Et que, prise ainsi par celles et ceux qui s’y reconnaissent d’adresse en adresse aux jeunes générations, elle irrigue, avec l’agambéenne perspective de la « destitution » ou celle de l’ « exode » chère à Paolo Virno, une manière de discours de la méthode subjectivement agissant et censé construire du commun ailleurs que dans l’espace du capital. On ne tentera pas de démontrer ici, tant l’évidence nous semble aveuglante, que le capital est partout, mais de nous livrer à une généalogie de cette tentation qui a à voir, comme le dit Rancière, avec l’écart « orphelin d’un monde symbolique et vécu auquel s’adosser » (En quel temps vivons-nous ?).

 

 

 

 

À vrai dire, et pour que les choses soient claires, l’expérience sécessionniste a déjà été tentée, et plus souvent qu’on ne le pense, sans que l’ordre du capital n’en eût été changé d’un iota. Précisons : il s’agit de l’expérience de la fuite, du repli, individuel ou collectivement fondé sur l’idée du camp à reconstruire, de la base à refaire, du territoire enfin purifié de toute catastrophe civilisationnelle. Des anarchistes du début du XXe siècle y ont cru avec obstination. Jusqu’à s’y rompre le dos, les dents et y voir se défaire les « affinités » qui les liaient. Les « communautés » de l’après-68 ont remis ça dans l’ivresse, plus en vogue avec leur temps, de changer « leur » vie à défaut de transformer le monde. Sans plus de succès, ou alors marginalement et en composant avec les lois du marché, jusqu’à participer parfois à sa remodélisation « éthique ».

 

 

Je n’ignore pas qu’une longue mémoire peut occasionner des rapprochements excessifs, surtout quand leur point commun est l’échec. Et pas davantage que rien ne corrèle vraiment l’aspiration sécessionniste d’aujourd’hui aux expériences évoquées précédemment. Ni l’état du monde, ni les conditions réelles d’existence, ni la corde sensible qui les reliait. Elle procède d’autres désirs, plus terre à terre. Il s’agit là, par le retrait, d’échapper au mouvement infini du capital, ce maelström qui bouleverse en permanence ce qui faisait la temporalité de nos vies – ces vies qu’il défait méthodiquement jusque dans l’intime, le rapport aux autres et la perception cognitive d’un monde voué à se défaire infiniment. Ce qui préside, dans bien des cas et à un certain niveau de conscience, à cette démarche de retrait actif, c’est souvent une manière de croire qu’on ne pourrait échapper au système – sortir du capitalisme – que par l’écart, un écart capable de faire pluralité et fondé sur l’idée que la fuite serait non seulement notre dernière liberté, mais notre dernière capacité d’agir. Plus qu’aux en-dehors de l’anarchie et aux « communautaires » des seventies, c’est plus sûrement à l’approche landauérienne que renvoie ce revival du retrait vécu comme aspiration à recommencer quelque chose en créant au sein de l’ordre spatio-temporel existant, une autre façon, spatiale et temporelle, d’habiter un monde sensible en commun, un petit monde susceptible de jeter les bases d’un monde plus large, d’un monde pour tous. C’est l’idée de tracer son sillon, de faire expérience, de refonder du vivable, du vivant, de l’enviable et du transmissible.

 

 

 

 

Il est, cela dit, une double donnée tout à fait spécifique à cette époque. C’est, d’une part, les effets de la postmodernité en matière de déconstruction systématique des anciens concepts qui fondaient, non pas seulement l’espoir dans l’idée d’émancipation, mais le désir de la faire éclore. Et, de l’autre, le triomphe de ce qu’il faut bien appeler une pensée post-heideggérienne de la catastrophe définitive influant de telle manière sur les affects des combattants pour la liberté et l’égalité que, la fin du monde étant presque sûre, celle du capitalisme ne serait plus tellement d’actualité. En clair, la défense de Gaïa l’emporterait objectivement sur tout le reste, et c’est à préserver la planète qu’il faudrait désormais se vouer corps et âme pour contrebalancer les effets destructeurs d’on ne sait qui ni quoi. Car si l’effondrisme version collapsologique participe de la pensée postmoderne, c’est précisément en cela qu’il n’identifie que des effets. Et qu’il n’est, in fine, comme le dit encore Rancière, qu’une figure du « nihilisme contemporain » qui ne pense « le salut […] que sur le fond du “gros nuage noir” » (En quel temps vivons-nous ?). L’écologie, qui est sa base, mais une base « mutilée » pour parler comme Renaud Garcia, est en quelque sorte venue prendre le relais du marxisme. Quand celui-ci disait : vous ne changerez rien à rien si vous ne changez pas les rapports de production, celle-là perpétue, en la réinventant, la superstition de la Grande Causalité : vous ne changerez rien à rien si vous ne sauvez pas la Planète. Qu’au passage, la question de l’égalité file à la trappe, la chose est sans importance : la supposée entraide des « résilients » du terrestre y palliera dans une forme de communisme platonicien auquel nous préférerons toujours celui que le jeune Marx, dans les Manuscrits de 1844, définissait comme l’humanisation des sens humains.

 

 

 

 

 

Faire sécession, c’est donc faire écart. Ce mouvement peut s’inscrire dans une démarche individuelle de survie visant à tamiser sa misère ou à calmer ses manques : aller voir ailleurs et y tenter sa chance. Quelle chance ? Celle, non négligeable d’y trouver de quoi survivre ou mieux encore, pour celui qui l’entreprend, de vivre en accord avec ce qui le raccorde au monde, pas forcément pour le changer, mais pour donner un autre sens à sa propre vie. C’est évidemment d’une autre forme de sécession dont il est ici question, celle qui convoque un certain art du contrepoint – ou du contretemps – pour inscrire sa démarche dans un retrait qui serait aussi retour aux sources les plus naturelles de la vie même. Autant de pas de côté ontologiques, d’aspirations à la symbiose, de désirs de redonner forme à un monde défait et artificialisé qui, s’ils se conjuguaient, pourraient attester d’une conscience exigeante et scrupuleuse puisée au grenier doctrinal de l’émancipation.

La démarche sécessionniste s’apparente à une manière de déserter le centre nerveux du système pour le combattre depuis la marge, sur ses bords, en construisant des zones, des lieux qui pourraient, même provisoirement, affaiblir son pouvoir. L’exemple de Notre-Dame-des-Landes reste, pour le cas, emblématique de la dernière décennie. Les zadistes ont atteint leur objectif – le retrait du projet mortifère d’aéroport – et exemplairement ouvert une claire perspective émancipatrice. Le reste procède d’un accommodement négocié. Comme dans le cadre d’une grève victorieuse où le seul point qui permettrait d’accéder à la réelle émancipation – l’abolition du salariat – est toujours laissé de côté. Pas par oubli, mais par pragmatisme. L’ennemi peut reculer, mais il continue de distribuer les cartes. Est-ce à dire que le jeu n’en vaut pas la chandelle ? En aucune façon, car toute brèche ouverte dans le mur de l’innommable saloperie du monde est une victoire.

 

 

 

 

 

Ce qu’il convient de penser désormais, ce n’est pas l’opportunité des sécessions, qui sont pour partie les nouvelles formes de résistance de ces temps déconstruits, mais leur articulation comme substituts aux anciennes stratégies d’affrontement entre possédants et dépossédés, rendues toutes caduques par le démantèlement méthodique du tissu productif. Si la vie démontre à foison qu’il est souvent nécessaire de trancher certains liens pour continuer d’avancer, le moment dans lequel nous nous trouvons nous oblige à nous défaire méthodiquement, mais sans faiblir, de certaines appartenances paralysantes, d’anciens réflexes apparemment identifiants, mais sans efficience pour appréhender le réel et se convaincre de l’énormité de la tâche qui nous incombe pour en finir avec ce monde avant qu’il n’en finisse avec nous. Il faudra beaucoup d’audace, d’inventivité, de déambulations et de pas perdus pour ouvrir de nouveaux passages dans le mur de mépris dont s’est entourée la forteresse techno-capitaliste.

Plus que jamais, le temps est venu de l’échappée, qui est une autre forme de la sécession. S’échapper du poids des mots, de la force des choses, des mensonges déconcertants, de la veulerie propagandiste, des pensées faibles, de la fausse parole, de l’esthétisation des colères. Au fond, quand il entre dans une démarche d’émancipation collective, le désir de sécession est désir de se désaffilier des formes objectivement inopérantes – car viciées – de résistance, de repenser l’affrontement, de le rendre passionnant, d’inventer de nouvelles connivences émancipées des pensées fixes, d’imaginer à toutes échelles de nouvelles lignes de force susceptibles d’élargir autant que faire se peut, et sans a priori puristes, le périmètre infini des colères sociales. En les accueillant toutes pour ce qu’elles disent : le refus des souillures de la pauvreté et l’aspiration à une vie décente.

Il existe des caractéristiques communes aux diverses sécessions collectives de ces derniers temps : une même pratique de l’écart, un identique refus de la séparation des moyens et des fins, un agir ensemble dans le tissage des fraternités reconquises, la maîtrise d’un temps de lutte qu’on sait pouvoir être long, mais aussi profitable, dans sa durée, à faire terreau, racine, histoire, solidarité. Un peu comme si l’impasse du monde et l’oubli liquidateur que produisent en masse les fondés de pouvoir et les commis du système, avaient eu l’effet contraire à celui escompté : ouvrir une telle brèche dans le consensus dominant que chaque sécession qui pointe et prend, atteste de la certitude que, quoi qu’il entreprenne, le Capital ne parviendra pas à coloniser nos neurones.

L’écart, c’est ce moment où l’éveil porte loin. Vers la sécession générale. Sur ce plan, et parce que venant d’un ailleurs que personne n’avait vu venir, les Gilets jaunes ont clairement dynamité la pseudo-civilisation unifiée du nouveau monde macronien. Leur sécession eut un double effet : réduire au silence les esprits bien faits de la militance, de la Théorie et de l’Université et se réapproprier tout ce qui leur manquait pour remettre l’histoire sur ses rails. D’un coup d’un seul et sans perdre de temps à commenter des insignifiances, ils ont occupé des ronds-points pour en faire des petites ZAD, ils se sont constitués en peuple égalitaire qu’aucun « populisme de gauche » ne fondera jamais, ils ont retrouvé le goût de l’antagonisme castagneur, de la pertinence tactique, du refus de la délégation. Par instinct pur, sans grands mots, en marchant.

Faire sécession, c’est précisément cela : reprendre la main sur sa propre vie et tracer son chemin. La pensée à angles droits peine toujours à capter autre chose que la figure géométrique de son impuissance. Ce n’est que dans le buissonnier, le furtif, le sauvage, l’imprévu, la ruse et le courage que l’on aura quelque chance de mettre enfin en difficulté l’ordre logistique d’un monde et, comme le disait Walter Benjamin, de « libérer l’avenir de ce qui aujourd’hui le défigure ». La diffusion lente des refus demeure aussi mystérieuse que le moment où ils atteignent l’intensité nécessaire et suffisante pour qu’ils passent dans les faits et bousculent l’état des choses. On appelait ça une révolution. Elle fut toujours précédée de sécessions ponctuelles. Le passé nous l’apprend. Il nous fait toujours signe.

 

 

 

 

 

Freddy GOMEZ