« Tu as vu ce type, c’est surement un RG(1) ». Des phrases de ce type, j’en ai entendu un paquet depuis ma première venue au Carnet en septembre dernier. Je n’ai d’ailleurs pas attendu de vivre sur la ZAD pour entendre ces remarques suspicieuses. Mais lorsque la menace d’expulsion s’est intensifiée, suspecter tout le monde est devenu plus fréquent. Ayant moi-même été suspecté d’être un indic dans d’autres sphères militantes, ayant vu un camarade se retirer de la vie militante suite à des accusations non fondées et particulièrement violentes, je n’ai pas été insensible au climat paranoïaque qui planait sur la ZAD avant son expulsion. Certes, les opposant·es politiques font l’objet d’une surveillance de masse, et la présence d’informateur·rices dans nos rangs est fort probable. On est alors en droit de se poser des questions. Mais la suspicion vaut-elle le coup ? Quelle alternative avons-nous ? C’est ce que nous allons tenter d’éclaircir dans ce texte.

Nous avons besoin de sécurité

Avant de commencer, mettons-nous d’accord sur les termes employés. Nous appellerons ici sécurité la garantie d’évoluer dans un climat de confiance, sans être inquiété de la répression policière (fichage politique, poursuites judiciaires ou arrestation). Cela inclut par exemple le fait de pouvoir parler et organiser des actions sensibles sans risquer de les compromettre ou de se compromettre.

On remarque que la sécurité telle qu’elle est définie est une condition sine qua non de notre liberté. Ce n’est qu’en garantissant que les informations sensibles restent confidentielles (dans une certaine mesure) que nous pouvons en parler librement et s’organiser avec les personnes concernées, sans s’autocensurer ni subir (trop) de répression. La sécurité garantie une relative liberté d’action et d’expression.

La sécurité dont nous parlons n’est jamais acquise. Pour y tendre, nous devons apprendre les bonnes pratiques et les mettre en place collectivement. C’est ce que nous appellerons la culture de la sécurité. Dans Full Spectrum Résistance, Aric McBay y dédie un chapitre entier. Il la définit notamment comme « un moyen de rendre les communautés plus sûres », « une réponse intelligente à la répression actuelle et passée », et « un moyen de lutter contre la paranoïa grâce à des règles simples ». Notons cependant que le risque zéro n’existe pas. En effet, l’objectif de la culture de la sécurité est de minimiser le risque répression et de capotage de nos actions, pas de le supprimer.

Le soupçon dans tout ça ?

Dans les communautés en lutte qui subissent la répression de l’Etat (surveillance, pression policière, arrestation et poursuites juridiques), il est tentant de suspecter les personnes nouvelles ou étrangères aux codes militants. C’est vrai à la ZAD du Carnet et c’est vrai ailleurs. Quelques semaines avant l’expulsion, une personne a même quitté le Carnet, deux jours seulement après son arrivée, nous faisant publiquement part des accusations dont elle était victime et de l’accueil déplorable qu’elle aurait reçu.

Le soupçon est extrêmement néfaste pour la communauté, car il détruit ce que la culture de la sécurité tente de construire : un climat de confiance. Il crée un sentiment de paranoïa collective : chaque personne est à la fois suspecte et soupçonneuse. Sans confiance envers autrui, il devient difficile de s’organiser, de vivre ensemble et de recevoir du soutien extérieur. Notre liberté d’action et d’expression est drastiquement réduite.

La mécanique du soupçon est la base de l’idéologie complotiste. Elle est le fruit de la défiance envers autrui et la recherche d’un bouc-émissaire. Accuser quelqu’un sans fondement, sous prétexte qu’il y aurait une menace intangible, un·e indic, est un moyen simple de rejeter la faute sur cette personne, sans s’embarrasser d’une explication rigoureuse ni des règles que nous propose une bonne culture de sécurité. Dans le pire des cas, une telle accusation donne lieu à une exclusion, ou auto-exclusion de la personne concernée.

Nous ne sommes pas naïf·ves, il est fort probable que des informateur·rices soient infiltré·es parmi nous. Disons simplement que la recherche de ces indics n’est pas la bonne approche pour lutter contre la répression. Les informateur·rices ne sont pas celleux que l’on croit. En outre iels sont habiles à monter les personnes les unes contre les autres dans une organisation (agressions, comportement oppressifs). Iels le font d’ailleurs souvent en lançant de fausses accusations dans le but de pourrir l’ambiance et diviser le groupe.

La culture de la sécurité à la rescousse

Douter n’est pas soupçonner. Faire preuve de prudence permet de jauger le risque, de ne pas se fier aveuglément, de supprimer les biais (« il me ressemble, je peux lui faire confiance sans le connaître »). Ce qu’il faut surtout éviter, c’est la recherche d’un bouc-émissaire, la personnalisation de la menace. Cette menace est là, présente. Elle nous rappelle que nous devons protéger un anonymat relatif, et la confidentialité de nos messages et conversations. Pour ne pas avoir à douter toujours, nous devons construire une culture de la sécurité : des règles simples pour savoir que dire, que faire, à qui et en quelles circonstances.

Nous ne ferons pas la liste complète de toutes les bonnes pratiques, consultable dans l’excellente brochure Cultures de la sécurité (2). Citons quelques exemples de bons réflexes :
• Bien choisir les personnes à recruter pour une action : des personnes proches, de confiance, dont vous connaissez le parcours militant.
• Bien choisir son lieu de réunion dans la préparation d’une action.
• Ne divulguer des informations sensibles sur une action qu’aux personnes impliquées.
• Ne pas se la raconter.
• Eviter de poser des questions indiscrètes.
• Ne pas parler de votre implication dans des actions illégales passées. Même à vos proches, même longtemps après.
• Ne pas balancer ses potes.

La culture de la sécurité rend le soupçon désuet. Si nous faisons notre possible pour qu’aucune information sensible ne parvienne aux oreilles d’un·e indic, alors la recherche d’un·e tel·le indic est inutile.

Plusieurs approches possibles

Concernant les règles de sécurité à appliquer dans la préparation d’une action, plusieurs approches sont possibles. Certain·es argumentent que le niveau de sécurité doit être adapté à la prise de risque lors de l’action. Ainsi pour organiser un sabotage, ne recruter que les personnes en qui vous avez entièrement confiance et qui participeraient à l’action, en prenant soin de préparer l’action dans un endroit sûr, isolé, et sans téléphone. Au contraire, l’organisation d’une action de désobéissance civile à visage découvert peut ne pas requérir de précautions particulières si ce n’est de garder le lieu et l’heure secrets.

Il est également judicieux d’adapter le niveau de confidentialité à l’implication et au rôle des participant·es de l’action. Un premier niveau pourrait s’appliquer aux les personnes organisatrices, qui ont toutes les informations relatives à l’action ; un deuxième aux personnes qui participent mais qui n’ont pas à connaître tous les détails logistiques ; enfin un troisième pour les personnes amenées à soutenir les activistes ou à remplacer les désistements du deuxième niveau.

Certain·es pourraient rétorquer que garder un niveau de sécurité élevé, pour tout le monde, y compris pour des actions faiblement risquées, permet d’habituer à des pratiques qui pourraient vous sauver lors d’actions plus risquées. Ainsi ces règles deviennent des réflexes inconscients. C’est la différence entre un simple protocole sécurité et une véritable culture de la sécurité, partagée par tous·tes.

Toutes ces approches ne sont pas incompatibles, surtout dans une communauté comme celle de la ZAD du Carnet, où se superposent plusieurs modes organisationnels. Dans les groupes affinitaires, plus clandestins, un niveau de sécurité peut être adapté à la prise de risque d’une action. Dans les groupes plus ouverts et inclusifs, il serait judicieux de d’utiliser les mêmes règles de sécurité quelle que soit la nature des réunions (sortir les portables en réunion, vérifier la présence d’éventuels micros dans les cabanes par exemple).

 

Pour conclure, la présence d’informateur·rices dans les lieux de lutte est une réalité ; pour y faire face, préférons une bonne culture de la sécurité à la méfiance généralisée. En effet le soupçon est à l’opposé de ce que nous enseigne cette culture. Il crée un climat de paranoïa qui nous enferme et nous détruit. Les lieux de luttes ont besoin de s’ouvrir aux nouveaux·elles militant·es et de les accueillir avec bienveillance. Nous devons rester humble et ouverts aux critiques qu’iels nous adressent, car iels nous apportent un regard neuf qui nous fait avancer. En retour, appliquons et enseignons ces quelques règles de sécurité aux nouveaux·elles. Si nous y parvenons, nous n’aurons plus à nous soucier continuellement de la présence d’indics.

(1) Agent des Renseignements généraux (RG). Ancien service de renseignement intérieur qui s’est mué en DGSI. Le terme RG est encore employé pour désigner une personne travaillant pour les renseignements. Dans ce texte nous utiliserons indifféremment RG, informateur·rice ou indic pour désigner ces personnes.

(2) Cultures de la sécurité, disponible sur Infokiosque (https://infokiosques.net/lire.php?id_article=556)