Deux remarques préalables après cette phrase introductive :

  1. .  Quand je dis « sur le devant de la scène », il faudrait  préciser quelque chose comme :

 « pour ceux que comme moi ça intéresse parce qu’on est confrontés à des militants qui fonctionnent comme ça. Mais en vrai, l’immense majorité de la population (y compris chez les femmes et les dits « racisé.e.s ») s’en fout complètement, et, si Vidal et les macronistes parti.e.s à la chasse aux voix de Le Pen en faisant du Le Pen  – oh, comme c’est original ! – n’agitaient pas frénétiquement ce hochet, à peu près tout le monde continuerait à complètement s’en foutre en dehors des départements de sciences sociales des facs (voire en dehors des départements de socio et d’anthropologie, pour être plus précis) ».

           2.  Il se pose un problème de dénomination pour caractériser une mouvance de gens qui ont parfois pas mal de différences entre eux mais qui ont aussi quelque chose de commun qui permet de les réunir (quelque chose de commun au-delà du fait qu’ils sont généralement pénibles voire nuisibles; quelque chose sur le fond, je veux dire). Le terme qui s’est imposé ces derniers jours, celui d’ « islamo-gauchisme », est en fait de loin le plus inapproprié, parce qu’il ne désigne qu’une infime fraction de l’ensemble que l’on veut caractériser. Précisons quand même que, contrairement à ce qui se raconte du côté d’une partie des opposants à Vidal  – les opposants à Vidal étant d’ailleurs un ensemble très large, vu qu’elle s’est mis un peu tout le monde à dos sur ce coup-là, tellement c’était grossier – : oui, bien sûr que si, l’islamo-gauchisme, ça existe, et ce mot peut avoir un certain sens. J’ai essayé il y  quelques années de cerner lequel, dans cet Essai d’identification de l’islamo-gauchisme.

 

L’ensemble de tous les gens qu’on veut caractériser, outre encore une fois qu’ils dépassent de très peu le monde de certains départements des universités – y compris dans les milieux dont il veut se faire en quelque sorte le porte-parole – a je pense comme caractéristique essentielle de promouvoir une démarche analytique qui met en valeur des identités qu’il estime avoir été négligées (l’identité de genre, l’identité de « race », l’identité liée à l’orientation sexuelle, etc.), et il le fait au détriment de l’appartenance de classe (dont il pense qu’elle a jusqu’alors été trop exclusive ou dominante, dans le cadre d’un « réductionnisme de classe » qu’il entend dépasser).

  •                   Du coup, voici deux autres remarques à propos de cette deuxième remarque :

A.  Il est en fait très cocasse de voir dans ce « débat » – qui n’en est pas vraiment un, vu que c’est plus que quoi que ce soit d’autre un concours de dénonciations indignées de part et d’autre – des gens de droite se faire tout à coup les hérauts du déterminisme socio-économique et même parfois du vocable « de classe », là où en temps normal ils passent leur temps à passer sous silence ces déterminismes pour mettre en valeur leur propre fiction, celle en gros des individus libres dans un marché libre dans une société libre.

B Quand des « identitaires de gauche » parlent de la « race », et voient désormais le monde essentiellement ou exclusivement à travers ce prisme – c’est le cas des Indigènistes, par exemple -, ils le font à partir de constructions de plus en plus alambiquées qui reposent sur des notions telles que la  » race sociale » ( ????), avec lesquelles le point de non-sens est vite atteint. Pour autant, par-delà ce bullshit académique qui leur est propre, l’effet pratique de leurs théorisations absconses reste de passer son temps à causer des « Blancs » et des « Non Blancs », pour même en pratique organiser dans leur milieu militant des réunions « non mixtes » en fonction de la couleur de le peau (NDT : sauf les femmes voilées qui sont comme chacun.e le sait, sont des non-blanches). Bref, à partir d’une démarche qui se veut « de gauche », ces identitaires-là finissent par quand même pas mal ressembler à ceux de l’autre bord et à faire le même sale boulot de dissolution de la conscience et de la conscience de classe que font les politiciens en général, et notamment ceux de droite et d’extrême-droite. On le voit par exemple dans ce tweet de Renaud Camus, le théoricien du « grand remplacement » (une notion qui a encore moins de liens avec le réel que celle d’islamo-gauchisme dans la bouche de Vidal ou de Blanquer, c’est dire),  et qui est une sorte d’hommage du vice au vicié :

 

Il y a quand même, en dehors des cas extrêmes comme celui de Renaud Camus, qui lui est directement obsédé par la race en mode néonazi, une sorte de consensus dans le débat médiatique actuel pour commencer ses phrases par « bien entendu, au sens biologique, les races n’existent pas, il s’agit d’un débat politique…. »

Hé ben, d’une certaine manière, j’ai tendance à plutôt penser exactement l’inverse.

Je m’explique : scientifiquement (c’est à dire biologiquement), les races humaines, ça existe (pour autant que les notions de « race » et d' »espèce » correspondent à quelque chose qui existe en soi dans la nature, mais c’est un autre débat, je crois). Et ce qui unit Camus et ces identitaires indigénistes, c’est le fait de vouloir fonder une politique sur ces faibles variations biologiques pourtant sans intérêt politique.

Ainsi, pour parler, à l’intérieur d’un groupe d’individus interféconds (soit une « espèce ») d’un sous-groupe qui se définit par des caractéristiques phénotypiques qui sont globalement communes et qui les distinguent à la marge d’autres sous-groupes ayant quelques caractéristiques différentes, les anglo-saxons ne s’emmerdent pas et parlent de « races ». A ma connaissance, il n’y a pas en français de mot vraiment plus pertinent, et la seule raison pour laquelle on refuse de l’employer c’est le poids du racisme et le fait que le mot soit devenu  connoté hyper négativement depuis les années 1930 (ou peut-être est-ce aussi dû au fait qu’il soit très lié en français à la domestication d’espèces animales et à la création de variétés au sein de celles-ci). Du coup, pour parler de ces sous-groupes au sein de l’espèce humaine, on peut préférer des termes tels que « sous-espèces », « variétés », « population », etc., mais ça ne change pas grand-chose à l’affaire.

Dans une société idéale, la notion de « race » ne devrait du coup pas vraiment sortir du champ biologique où elle a du sens, par exemple pour voir si en fonction de ses caractéristiques génétiques particulières telle ou telle « population » est plus ou moins susceptible d’être affectée par telle ou telle maladie ou telle ou telle intolérance à tel ou tel aliment. Je renvoie sur ce sujet au très intéressant livre du généticien Bertrand Jordan : L’humanité au pluriel, la génétique et la question des races.

 

*

 

Maintenant, si l’on se place sur un terrain politique, où la notion de « race » ne devrait avoir aucun rôle à jouer,  le problème est celui du racisme, qui est en fait un trait commun de Camus et des identitaires indigénistes au-delà ce qui les oppose. L’un est raciste au nom de son racisme, les autres sont racistes au nom d’un antiracisme qui a pété les plombs. Mais tous sont obsédé.e.s  par la question de la race (le racisme)  et veulent ancrer dans le débat public cette notion d’où il faudrait au contraire à terme la faire disparaître. Bien évidemment, il y a un moment où, pour mettre en lumière le poids du racisme et des discriminations dans la société, il y a besoin d’utiliser la notion pour ne pas nier le réel ( ce qui est rarement une bonne manière de le changer). Mais tout autre chose est de fonder une stratégie politique sur ces identités-là, et d’organiser des gens sur cette base-là, parce que ça revient immanquablement  accentuer les divisions, ou tout au moins les effritements. Et c’est surtout un problème au sein d’une classe sociale – le prolétariat – pour laquelle  l’unité autour de la condition d’exploité.e est un atout indispensable pour exister en tant que force capable de changer l’ordre des choses dans le sens d’une société égalitaire (c’est-à-dire communiste.)

 

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Certes, la tarte à la crème intersectionnelle nous dira tout et son contraire, en quelque sorte que personne n’a une identité unique et que chacun est plusieurs choses à la fois en fonction de sa classe, son genre, sa couleur de peau, son orientation sexuelle, etc. Mais une fois qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on a dit ? Soit on est dans la pure analyse socio-anthropologique, et dans ce cas on est quand même à la limite de la lapalissade, tellement on frôle l’évidence. Soit on est dans un registre de la stratégie politique, un champ où se définir plutôt comme ceci ou plutôt comme cela a une grande importance pour mettre telle ou telle partie des opprimé.e.s en mouvement vers un objectif à atteindre… et là y a pas photo : ces politiques dites « intersectionnelles » affaiblissent la conscience de classe, et il vaut mieux qu’elles ne débordent pas au-delà de leur petit milieu actuel. Ce sur quoi débouchent ces concepts comme le « privilège blanc », ce n’est pas tant sur de la lutte commune que sur des stages de développement personnel et de gestion de soi chez les (petits-)bourgeois blancs qui y sont sensibles, et qui comme la fondatrice de la notion, Peggy MacIntosh, ont tendance à mettre sur le compte de leur couleur de peau ce que le confort de leur situation sociale doit à leur appartenance de classe. Et un stage de coaching raciste à la fois culpabilisant et libérateur, c’est quand même plus confortable pour se sentir force de changement que de participer à l’existence d’une organisation communiste et révolutionnaire à même de renverser l’ordre social.

 

CANCEL

Sinon, les obsessions identitaires et intersectionnelles ont souvent débouché en pratique, et toujours essentiellement dans le monde universitaire, sur des combats délirants visant à « canceller » ce qui déplaît, comme cet épisode absurde, au Canada, au cours duquel une prof de lettres a été victime des plaintes d’étudiants à qui elle avait fait lire un roman de 1863 dans lequel figurait le mot « nègre », que la prof avait en plus osé prononcer à l’oral. En France, le combat de cette mouvance a eu peu d’effets sur la capacité des jeunes garçons noirs ou arabes à ne pas être refoulés à l’entrée des boîtes – préoccupation désuète d’un antiracisme has been qui voulait lutter contre les discriminations réelles -, mais il a réussi à faire annuler la représentation d’une pièce d’Eschyle à la Sorbonne. Belle victoire s’il en est.

Voilà, toute cette attitude face au monde, tout ce combat d’une gauche devenue identitaire, ça ne s’appelle pas de l’islamo-gauchisme, ça pourrait s’appeler du mauvais intersectionnalisme, mais ça s’appelle soi-même et de plus en plus la mouvance Woke. Et tout ce que vous venez de lire jusqu’ici n’était en fait qu’un loooong préambule à ce que je voulais réellement publier aujourd’hui, à savoir ce petit texte de mon « ami Facebook » Thierry, qui anime le podcast Zero Dark Thierry, et qui résume bien les choses à propos de la gauche Woke (dans un langage « de gauche » plutôt que « communiste », mais le fond me  plaît beaucoup)   :

 

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« La réalité, c’est que la droite adore le politiquement correct et la gauche wokiste. La preuve, elle ne parle plus que de ça matin midi et soir. Là, j’ai un onglet ouvert sur le principal journal de droite français, et toute sa homepage débats et opinions est consacrée à faire semblant de s’offusquer du « politiquement correct » et de la menace imminente qu’elle fait peser non plus seulement sur l’université mais sur la France entière. Je dis bien faire semblant, parce que ceux (et celles, les femmes de droite sont en pointe sur le créneau) qui prétendent le plus fort « qu’on ne peut plus rien dire » savent pertinemment qu’elles et ils peuvent dire tout ce qui leur passe par la tête.

La droite se délecte de chaque revendication Woke et pousse des petits cris extatiques à chaque nouvelle outrance, à chaque personnalité « cancelled« , elle cherche et trouve chaque provocation et revendication les plus absconses possibles, pour en tirer articles et invitations à la télé.

La droite adore la gauche Woke parce qu’avec elle, la droite a la certitude qu’on ne parlera que d’identités et de « combats culturels » les plus clivants possibles. La droite en revanche déteste absolument la gauche universaliste, avec cette sale manie qu’elle a de vouloir parler d’égalité et de se demander où passe l’argent. La bourgeoisie déteste parler d’argent, c’est vulgaire. Et la bourgeoisie, pas bête, sait très bien que tant qu’on perd un temps fou à parler de « races », c’est autant de temps qu’on ne passe surtout pas à regarder de trop près l’évasion fiscale. La gauche Woke déteste elle aussi la gauche universaliste, qui s’obstine à ne pas vouloir parler matin midi et soir de ses névroses, du coup la gauche Woke traite tout le monde de « racistes ». Ce qui fait doucement rire la droite, laquelle en racisme en connaît un rayon mais la gauche Woke est trop occupée à faire du harcèlement de masse sur Twitter pour l’embêter.

La droite adore la gauche Woke parce que ça lui rappelle des maos des années 70, et elle se souvient de ce que les plus virulent.e.s des maos sont devenu.e.s.

La droite adore la gauche Woke parce que grâce à elle, la gauche restera éternellement minoritaire et passera son temps à se bouffer le nez. D’où l’intérêt stratégique de lui assurer le plus de publicité possible et d’en parler tout le temps, pour ne surtout pas parler d’autre chose.

La droite compte beaucoup sur le bruit médiatique et aime beaucoup que la majorité des gens de gauche se taise. »

 

*

Je finirai en précisant que, contrairement à ce que l’on croit, il y a pas mal de gens dans la gauche états-unienne qui luttent contre ces dérives identitaires et identitaristes.   Je viens de finir le livre de Touré F. Reed  : Toward Freedom, The case against Race Reductionnism qui illustre très bien tout ça. Il montre notamment comment les politiques identitaires ont été mises en avant par les fractions les plus pro-capitaliste du parti Démocrate, en guise de traitement de substitution pour ne plus parler des questions d’inégalités sociales (sur lesquelles pourraient converger prolos noirs et blancs, h/f, lgbtq/hétéro etc, mais ce n’est pas le but des  «  »Woke » »)

 

Le magazine « socialiste » états-unien Jacobin propose aussi de nombreuses ressources et arguments contre la montée en puissance de cette gauche identitaire, comme par exemple avec ce débat en vidéo.  Enfin, on me signale et me dit beaucoup de bien d’un livre des sœurs Barbara et Karen Fields, La fabrique de la race, dont les éditions Agone  publieront la traduction à la rentrée prochaine.

A suivre, donc…

Yann Kindo

PS : Merci aux copains  qui par leurs discussions et réflexions ont contribué à ce billet sans forcément le savoir.

PS 2 du 1/03/21 : J’ai entendu ce matin sur France Culture une chronique de Brice Couturier qui vient complètement illustrer ce qui est dit dans mon billet à propos des dérives de la gauche Woke. Il évoque le cas d’une affaire  de 2018 dans une université d’élite, le « Smith College » dans le Massachussets (USA).

La chronique raconte comment  deux employé.e.s de l’université en question ont été mis à pied et livrés à la vindicte publique via les réseaux sociaux pour des accusations de racisme purement imaginaires. L’une de ces employés gagnait en un an la moitié de ce que coûtent les frais d’inscription dans ce College. L’autre, le concierge, qui n’était même pas présent sur le lieux au moment des « faits », a dit à juste titre : « Je ne sais pas si je crois au privilège blanc, mais je crois au privilège de l’argent ». Ils ont tous les deux fini par perdre leur job dans ce contexte, après avoir d’abord subi une rééducation idéologique.

Dans l’article du New York Times sur lequel la chronique est fondée, on découvre en plus que le délire raciste woke, dans sa recherche de « safe space« , va jusqu’à prévoir une aile de cité-u réservée aux Noirs. Il n’est pas précisé si ils l’ont appelé « le bantoustan », ou pas.
Je précise quand même que Brice Couturier me semble un bon exemple de ce sur quoi j’ironisais plus haut dans mon billet : ces apologues du capitalisme qui se découvrent une soudaine passion pour le déterminisme de classe et les inégalités liées à l’argent uniquement quand il s’agit de ferrailler contre l’intersectionnalisme.