«Le féminisme n’a jamais tué personne.» Cette phrase est brandie depuis des décennies par le discours féministe majoritaire. Comme si les féministes cherchaient à rassurer un patriarcat pétri d’angoisse, ou à appuyer l’idée –déjà bien répandue– qu’une femme ne peut pas faire peur, ne peut pas être dangereuse. Mais est-il vrai que le féminisme n’a jamais tué personne? Elles s’appellent Maria, Noura, Judith, Diana, Christabel. Elles ont fait usage de la violence contre le patriarcat. Elles ont touché au grand tabou. Pour nourrir une réflexion sur la place de la violence dans la lutte contre le patriarcat, Irene nous raconte l’histoire de ces femmes violentes dans La Terreur féministe. Petit éloge du féminisme extrémiste sorti le 12 février 2021 aux éditions Divergences. Nous en publions deux extraits.

En mai 2019, le magazine Valeurs actuelles provoque un tollé sur la toile lorsque paraît sa une sur «La terreur féministe». Dans la présentation du numéro, nous pouvons lire: «Actions violentes, théorie du genre, PMA, parité, écriture inclusive… Retrouvez notre enquête sur l’inquisition. Elles sont militantes, se disent journalistes et sèment une forme de terreur dans la vie médiatique et politique. Enquête sur le féminisme français contemporain, coalition des aigreurs.» Le numéro était peut-être un clin d’œil à un dossier publié par la revue cousine Causeur en juillet 2015 intitulé… «La terreur féministe».

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La réticence au féminisme a toujours existé et, à vrai dire, elle n’a pas beaucoup évolué, les insultes étant sensiblement similaires, qu’elles datent du début du XXe siècle, des années 1960 ou de 2020. Dans les discours antiféministes, la rhétorique défendant l’idée selon laquelle le féminisme prend des formes trop agressives, trop extrémistes, trop dérangeantes et trop violentes est la norme. Il est devenu commun de lire des articles plaignant des hommes terrorisés à l’idée qu’une plainte pour agression sexuelle puisse être déposée à leur encontre. Dans un article publié par Le Parisien en juin 2018, un journaliste s’interrogeait sur la manière dont l’affaire #MeToo avait impacté le quotidien des hommes. On apprenait que «Thierry, quarante-cinq ans, fonctionnaire dans un ministère, évite de se retrouver seul avec une femme dans une pièce fermée: “Ce n’est pas prohibé, mais je me méfie des interprétations.”» Le même Thierry confesse: «J’ai toujours eu un comportement correct. Mais, aujourd’hui, je crains d’être dénoncé pour une blague ou un compliment. On peut se retrouver jeté en pâture sur les réseaux sociaux.» Éric, banquier à Montpellier: «Depuis #balancetonporc, je me dis qu’une nana peut aller se plaindre et ruiner ma vie.»

«Ruiner ma vie.» Il est d’une évidence sidérale qu’une plainte pour viol détruit la vie des hommes. Roman Polanski, Woody Allen ou encore Donald Trump en sont la preuve. Sur cette terreur que le féminisme inflige aux hommes, Léa Seydoux ajoute, dans un article paru en avril 2020 dans Harper’s Bazaar: «Je pense que les hommes ont peur […]. C’est bien d’être féministe. Mais nous devrions être aussi “masculinistes”. Et vice versa.» Mais de quoi les hommes ont-ils peur, exactement? L’écrivaine féministe Margaret Atwood énonce: «Les hommes ont peur que les femmes se moquent d’eux. Les femmes ont peur que les hommes les tuent.» Des hommes osent parler de féministes «castratrices». Le mot résonne étrangement quand on pense aux 200 millions de femmes ayant subi des mutilations génitales dans le monde. Ils emploient le terme «féminazies» sans savoir qu’il a été popularisé dans les années 1990 par Rush Limbaugh, animateur radio américain, connu pour ses opinions politiques conservatrices. Il avait employé le terme dans son émission radio, «The Rush Limbaugh Show», pour désigner «une féministe pour qui la chose la plus importante dans la vie est de s’assurer que le plus d’avortements possible se produisent».

Que se passerait-il si la Terreur féministe devenait réelle? Si les hommes commençaient à avoir vraiment peur?
Lorsque les hommes évoquent la «Terreur féministe», ils la rattachent au combat pour la PMA pour tou·tes ou à l’écriture inclusive. Même dans leurs articles délirants et leurs fantasmes de matriarcat, ces messieurs sont incapables d’imaginer, une seule seconde, des femmes s’organisant en groupe pour tuer les violeurs que la justice a laissés en liberté. En face, les féministes rétorquent: «Le féminisme n’a jamais tué personne. Le machisme tue tous les jours.» Ces mots, prononcés par la journaliste, écrivaine et militante féministe Benoîte Groult, forment probablement l’une des citations les plus reprises dans l’histoire du féminisme.

La comédienne Eva Darlan l’a citée en janvier 2018, dans un article répondant à la tribune sur le droit d’importuner. Le 8 mars 2020, Céline Piques, porte-parole d’Osez le féminisme, reprenait également ces mots sur Europe 1, alors que le journaliste l’interrogeait au sujet des «féministes extrémistes» à la suite des manifestations autour de la cérémonie des César. Le même jour, la fameuse phrase était aussi citée par Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des femmes, cette fois-ci en réaction à la violente répression policière de la marche nocturne féministe organisée le 7 mars 2020 à Paris. En plus de reprendre les mots de Benoîte Groult, la militante féministe enfonce le clou: «Donc, à nouveau, le féminisme est un mouvement extrêmement pacifique.» La phrase fait tellement figure d’étendard du féminisme que l’historienne et militante féministe Florence Montreynaud en a fait le titre d’un de ses livres.

Mais… ce présupposé est-il véridique? Le féminisme n’a-t-il vraiment jamais tué personne? Est-il authentiquement pacifique? Et surtout, faut-il brandir cette non-violence supposée comme une valeur suprême? Devons-nous perdre du temps à montrer patte blanche et à tenter de convaincre le monde de notre gentillesse et de notre inoffensivité? Que se passerait-il si la Terreur féministe devenait réelle? Si les hommes commençaient à avoir vraiment peur? Une peur intense, profonde, viscérale. Puisque la raison, l’empathie et la honte ne permettent pas de mettre fin à la violence misogyne, à l’oppression patriarcale, aux viols, aux agressions sexuelles et aux féminicides, la seule issue pourrait être de susciter la crainte.

Je ne vous parlerai pas de banderoles à paillettes ni de chants inspirants, mais bien de meurtres, de violence, de bombes et de kérosène.
Virginie Despentes évoquait déjà cette option en 2006 dans l’essai King Kong Théorie: «Quand le film Baise-moi a été retiré de l’affiche, beaucoup de femmes –les hommes n’ont pas osé se prononcer sur ce point– ont tenu à affirmer publiquement: “Quelle horreur, il ne faudrait surtout pas croire que la violence est une solution contre le viol.” Ah bon? On n’entend jamais parler dans les faits divers de filles, seules ou en bande, qui arrachent des bites avec les dents pendant les agressions, qui retrouvent les agresseurs pour leur faire la peau, ou leur mettre une trempe. […] Mais des femmes sentent la nécessité de l’affirmer encore: la violence n’est pas la solution. Pourtant, le jour où les hommes auront peur de se faire lacérer la bite à coups de cutter quand ils serrent une fille de force, ils sauront brusquement mieux contrôler leurs pulsions “masculines”, et comprendre ce que “non” veut dire.» Face à un système qui maltraite et peut aller jusqu’à tuer les femmes, riposter avec violence est vital, légitime et nécessaire.

Dans les pages de ce livre, je ne vous parlerai pas de banderoles à paillettes ni de chants inspirants, mais bien de meurtres, de violence, de bombes et de kérosène. J’écrirai, noir sur blanc, les noms des femmes qui ont pris les mesures les plus radicales pour survivre au système patriarcal. Et ce à travers les siècles et les continents. Je ne vous adresserai pas non plus ce poncif qui consiste à affirmer –ou à revendiquer que «le féminisme n’a jamais tué personne». Non. Car le féminisme a bel et bien commis des crimes. Et c’est tout à son honneur. Si vous n’êtes pas prêt·es à regarder la vérité de face, à assumer notre héritage, à laisser de côté cette croyance dogmatique du féminisme pacifique par essence, débarrassez-vous de ce livre.

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Diana la vengeresse
En 2013, dans la ville de Ciudad Juárez, dans l’État du Chihuahua, au Mexique, deux chauffeurs de bus sont retrouvés morts dans leur véhicule à un jour d’intervalle. Roberto Flores et Alfredo Zárata ont été assassinés, de nuit. Ils ont reçu plusieurs balles dans la tête.

Quelques jours plus tard, la presse locale reçoit la lettre d’une mystérieuse femme revendiquant les crimes. Les lettres sont signées «Diana, la cazadora de chóferes»: Diana, la chasseuse de chauffeurs. La femme, qui porte le nom de la déesse de la chasse, écrit: «[…] Mes comparses et moi souffrons en silence, mais dorénavant, nous ne pouvons plus nous taire. Nous avons été victimes de violences sexuelles commises par des chauffeurs qui travaillaient de nuit dans le quartier des usines, ici à Juarez et, alors que beaucoup de gens savent ce que nous subissons, personne ne nous défend ni ne fait rien pour nous protéger. C’est pour cela que je suis un instrument qui vengera les femmes. Il paraît que nous sommes faibles aux yeux de la société, mais nous ne le sommes pas; en réalité nous sommes courageuses et si on ne nous respecte pas, on se fera respecter par nos propres moyens. Les femmes de Juarez nous sommes fortes.»

Ce double crime intervient alors que l’État du Chihuahua connaît un regain saisissant de violence contre les femmes depuis quelques années. Sur ce point, El Pais écrit: «Le taux de féminicides a grimpé en flèche dans l’État [du Chihuahua] en 2008 à la suite de la guerre contre le trafic de drogue promue par [le président] Felipe Calderón. Entre 1993 et 2007, une femme a été assassinée tous les douze à quatorze jours. En 2010, année affichant les pires chiffres, il y a eu un féminicide toutes les vingt heures. Entre mars 2012 et mars 2013, le bureau du procureur de l’État a signalé soixante-treize femmes assassinées.» Les corps des femmes assassinées sont souvent retrouvés au bord des routes ou au milieu du désert. D’autres femmes disparaissent sans laisser aucune trace.

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La plupart de ces féminicides sont commis sur des ouvrières des maquilas –les usines mexicaines bordant la frontière avec les États-Unis– par des chauffeurs du réseau de transport public urbain, comme ce fut le cas de Gustavo Meza, Victor García Uribe et Jesús Manuel Guardado. Mais dans la plupart des cas, les autorités ne mettent pas assez de moyens pour parvenir à identifier les auteurs des crimes, et rares sont les fois où ils sont poursuivis en justice.

Sergio Gonzalez, journaliste ayant travaillé, entre autres, sur ces féminicides, soulignait en 2016 «l’impunité généralisée» dont bénéficient ces crimes. «Depuis vingt ans, le gouvernement de Chihuahua s’est spécialisé dans l’invention d’accusations et d’histoires invraisemblables afin de détourner l’attention de son travail inefficace et corrompu [pour résoudre ces affaires].» L’absence totale de réponse politique et judiciaire face aux agressions sexuelles, aux viols et aux féminicides au Mexique fait enfler, d’année en année, la colère des Mexicaines.

En moyenne dix féminicides et cinquante viols sont recensés chaque jour dans le pays.
L’été 2019 a marqué le début d’un grand mouvement de révolte féministe. Dans un pays où sont recensés en moyenne dix féminicides et cinquante viols chaque jour, les femmes ont décidé d’envahir l’espace public pour crier leur désespoir. Les 12 et 16 août 2019, des milliers de femmes sont descendues dans les rues de Mexico. Leur mot d’ordre: #NoMeCuidanMeViolan –Ils ne me protègent pas, ils me violent–, en référence au viol de deux adolescentes par des policiers. Lors de cette manifestation, les Mexicaines ont hurlé leur colère («Ce n’est pas la police qui me protège, ce sont mes amies!» ou «Autodéfense féministe contre la violence machiste!»).

Après avoir jeté des paillettes roses sur le chef de la police, elles ont inscrit des slogans sur les murs; elles ont brisé des vitrines, incendié un commissariat, vandalisé un métro. Cette violence venue des tripes est incomparable à la violence subie par ces femmes dans l’État d’Amérique latine. Elles ont crié et cassé de rage, pour faire entendre les voix des femmes assassinées. Quand la maire de Mexico a reproché aux manifestantes leurs «actes de provocation», la jeune illustratrice et autrice Eréndira Derbez a répondu sur Twitter: «Les paillettes, ça se balaye; les murs, ça se repeint; les choses, ça se répare. Alors que la vie et l’intégrité de nos corps ne se réparent pas…» «Les paillettes tachent moins que le sang», a réagi une autre internaute.

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Ces femmes «violées», «agressées», «tuées» ou «disparues» sont bien plus qu’un chiffre de plus dans les statistiques mexicaines. Elles ont des noms et des histoires. Il y a Mónica, 26 ans, violée et torturée par sept policiers devant son mari en 2013. Les policiers lui ont infligé des décharges électriques sur les parties génitales avant de l’étouffer avec un sac en plastique. Il y a Fatima Quintana, 12 ans, violée, torturée et tuée en 2015. Les trois hommes qui se sont acharnés sur elle ont mutilé son entrejambe, arraché ses dents et ses yeux, brisé ses poignets et ses chevilles avant de lui planter un couteau plusieurs dizaines de fois dans l’abdomen. L’un de ses agresseurs n’a toujours pas été condamné. Il y a Marbella Valdez, 20 ans, assassinée le 5 février 2020. Son cadavre a été retrouvé ligoté dans un sac. Il y a Ingrid Escamilla, 25 ans, tuée, dépecée et éviscérée par son compagnon en février 2020. Quand la presse a publié des photos du cadavre sans aucune trace de respect ou d’empathie envers les proches de la victime, les Mexicaines sont de nouveau descendues dans la rue. Cette fois-ci, elles ont écrit leurs slogans jusque sur les portes du Palais national.

Après ces différentes mobilisations, de nombreux politiciens et citoyens ont dénoncé la nature des protestations, insistant sur le fait qu’il y a d’autres manières de dénoncer les choses, que la violence et le vandalisme risquaient de desservir la cause. Des murs tagués scandalisent davantage que les féminicides. Des vitres cassées choquent davantage que les corps sans vie de femmes assassinées. Face à la violence systémique et impunie, exiger des femmes qu’elles mènent une lutte féministe pacifiste est plus qu’indécent.

Diana la chasseuse a tué deux hommes. Je ne condamne pas son geste, je condamne la situation qui l’a poussée à en arriver là.
Diana la chasseuse de chauffeurs a pris des mesures extrêmes pour tenter d’en finir avec une situation extrême. Au lieu de nous appesantir sur la moralité ou l’immoralité de son geste, interrogeons-nous plutôt sur le niveau de détresse qu’il faut atteindre pour en arriver là. À quoi ressemble la vie des femmes aux Mexique? À quoi ressemble la vie d’une ouvrière à Ciudad Juárez? Quand une femme part chaque jour au travail avec, en tête, l’idée qu’elle risque de finir morte, dans le désert, ou mutilée dans un sac en plastique, elle ne vit pas; elle survit. Lorsque les campagnes de sensibilisation sont ignorées, lorsque les autorités montrent leur incompétence à régler le problème de la violence contre les femmes, lorsque les auteurs de viols et de féminicides sont laissés en liberté, que peuvent faire les femmes?

Diana la chasseuse a tué deux hommes. Personne ne veut en arriver là. Je ne pense pas qu’elle ait elle-même souhaité en arriver là. Et je suis convaincue qu’elle avait déjà tenté de faire les choses autrement. Mais la violence machiste ne fait pas les choses autrement. La violence machiste ne négocie pas les règles. Elle viole et elle tue. Elle a traumatisé des milliers de femmes à Juarez et a aspiré des centaines de familles dans le deuil. Je ne juge pas le geste de Diana. J’essaie d’imaginer à quoi a pu ressembler sa vie, soumise à la peur, remplie des témoignages de ses camarades violées ou de la perte de proches assassinées. J’essaie d’imaginer à quoi ça ressemble de prendre conscience que personne n’en a rien à foutre du sort des femmes, même quand leur vie est en jeu. Qu’est-ce qu’on ressent alors? De l’impuissance et de la frustration? De la peur, de la peine et du désespoir? Je ne condamne pas le geste de Diana, je condamne la situation qui l’a poussée à en arriver là. Diana, la vengeresse des femmes de Juarez, n’a jamais été retrouvée.

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