Renzo Novatore : Aube et crépuscule d’un iconoclaste (Avant-propos)

Le 12 mai 1890, alors que dans le sud gronde la révolte paysanne des faisceaux siciliens, c’est au nord de l’Italie, souffrant d’une grave récession économique, que naît Abele Ricieri Ferrari dans le village d’Arcola. Situé sur les basses collines qui séparent le Golfe de La Spezia de la plaine de la fleuve Magra, Arcola compte alors un peu plus de deux mille habitants. La plupart sont métayers, comme les parents du petit Abele, Giulio Ferrari et Palmira Galantini. Trop réfractaire à la discipline scolaire, le jeune Abele n’ira que peu de temps à l’école, et son père l’enverra travailler aux champs dès l’enfance. Pourtant, le jeune garçon découvre assez vite la bibliothèque du cercle mazzinien local, et se soustrait au dur labeur agricole pour lire dès qu’il en a l’occasion. Autodidacte qui dévore un ouvrage derrière l’autre, sa pensée commence alors à prendre son envol.

Au début du siècle, la vallée de Magra était déjà une terre d’anarchistes. En 1903 à La Spezia, capitale de la province homonyme, l’anarchiste Pasquale Binazzi et quelques compagnons venaient de lancer l’hebdomadaire Il Libertario, qui deviendra un des journaux subversifs les plus diffusés de l’époque. Un peu plus au sud, se trouve également la région de Carrare, avec ses célèbres carrières de marbre qui procuraient travail, refuge et dynamite à de nombreux pourfendeurs de l’ordre établi. Selon les archives de police, la rencontre d’Abele Ricieri avec les anarchistes remonterait à 1908, mais selon ses propres dires, c’est en 1904 qu’il se rapprocha des ennemis de l’autorité. Dans le village d’Arcola, les anarchistes voyaient alors se former en leur sein un petit groupement de jeunes têtes brûlées comme Umberto Cresci (dit L’Iconoclasta di Spezia), Dante Carnesecchi, Tintino Persio Rasi (dit Auro d’Arcola), Mentore Amedeo Giampaoli, Alessandro et Oreste Stretti,…

En 1909, Abele Ricieri participe à l’agitation suscitée partout dans le monde contre la persécution du pédagogue anarchiste espagnol Francisco Ferrer, fondateur de l’École Moderne. Le 26 juillet à Barcelone, lorsque le gouvernement espagnol décrète la mobilisation des réservistes pour suppléer les troupes engagées dans la guerre au Maroc, l’organisation anarcho-syndicaliste Solidaridad Obrera lance une grève générale. Le mouvement devient très vite insurrectionnel, et l’état martial est déclaré. Des barricades sont dressées, les soldats massacrent plus d’une centaine d’ouvriers grévistes. Les insurgés s’en prennent alors aux églises, couvents et collèges religieux, principaux soutiens du pouvoir. Pas moins de 112 édifices, dont 80 religieux, sont ravagés par les flammes vengeresses avant que l’armée ne parvienne à rétablir l’ordre le 2 août. À la fin du mois, Francisco Ferrer est désigné comme un des instigateurs de l’insurrection, surtout par le clergé, puis condamné à mort par un tribunal militaire. Le 13 octobre 1909, Ferrer est fusillé à la citadelle de Montjuic, comme quatre autres avant lui. Partout dans le monde éclatent alors des protestations émeutières, ciblant notamment l’Église. Les autorités italiennes tiendront d’ailleurs Abele Ricieri pour responsable de quelques dégradations advenues dans la zone.

En 1910, Abele Ricieri est déjà fiché comme « élément turbulent et arrogant » ainsi que comme « fauteur de troubles ». Et en effet, les martyrs de Montjuic continueront encore à résonner à Arcola. Dans la nuit du 15 mai 1910, la veille d’une fête religieuse à laquelle devait assister le cardinal de Pise Pietro Maffi, le Sanctuaire de la Notre-Dame-des-Anges est incendié. La police n’a pas beaucoup de doutes : un mandat d’arrêt est émis début juin contre Abele Ricieri Ferrari. Acquitté en octobre avec deux autres compagnons, Oreste Stretti et Duilio Balduini, un quatrième, Marco Bandinelli, est par contre condamné pour participation à l’incendie, tandis qu’un cinquième, Alessandro Stretti, s’enfuit en France.

Quelques mois plus tard, en mars 1911, la police émet un nouveau mandat d’arrêt contre Abele Ricieri. Cette fois-ci, on voit sa main derrière un braquage dans le coin. Averti que la police s’est lancée à ses trousses, Abele Ricieri disparaît dans la nature. À la fin du mois, deux nouveaux avis de recherche sont émis contre lui, l’un pour le même braquage et un second pour vol. Le 17 avril, les policiers réussissent finalement à lui mettre la main dessus, mais en vain, car le tribunal l’acquitte une fois de plus pour manque de preuves. En octobre, il écope néanmoins d’une petite peine, qu’il ne purgera pas, pour quelques dégradations. C’est probablement au cours de cette période qu’il se marie avec Chiara Emma Rolla. Ils auront trois fils : Renzo, Stelio, et un troisième qui mourra très jeune fin 1918.

Dans ces années-là, le mouvement italien est traversé par des polémiques orageuses entre « anarchistes organisateurs » et « anarchistes anti-organisateurs ». D’un côté, il y a ceux qui préconisent une approche organisationnelle envers les masses ouvrières, frôlant les thèses du syndicalisme révolutionnaire (comme il était en plein essor en France à cette époque-là), afin d’offrir une alternative révolutionnaire de masse à l’appel du réformisme et à la croissance du socialisme autoritaire. De l’autre, il y a les partisans de l’action individuelle, de « l’illégalisme », celles et ceux qui refusent la moindre concession au nom d’intérêts « stratégiques » ou « politiques », préconisant l’action insurrectionnelle sous forme de petits groupes et en ordre dispersé. Ces polémiques deviendront encore plus âpres avec l’écho suscité par les braquages de banque accomplis en France entre décembre 1911 et avril 1912 par une poignée d’anarchistes passés à l’histoire sous le nom de « bande à Bonnot ». Depuis les pages du journal individualiste Gli Scamiciati, l’anarchiste Giovanni Gavilli répondra vivement aux insinuations diffamatrices contre les « bandits rouges » lancées par un des protagonistes de l’anarchisme organisé, Errico Malatesta : « Non, ne vous attendez pas à une lutte efficace contre tous les oppresseurs si vous ne posez pas, à la base de votre prédication, l’action immédiate de l’individu qui se rit des dieux, n’a pas peur des patrons, méprise les prêtres et ceux qui les défendent. Vous [Malatesta] l’avez dit vous-même dans votre réponse : « La révolution devra se faire par la violence, mais la violence contre les oppresseurs et les défenseurs des oppresseurs ». Les Bonnot n’ont rien fait d’autre qu’attaquer les oppresseurs et ceux qui les défendent… Oui, bon ; il faut attendre le jour de la révolution ; pour agir, il est nécessaire d’attendre que sonne la cloche de la révolte – et qui serait le sonneur ? – ou que les maîtres vénérés du communisme ou les compagnons glorieux des communistes donnent le signal. Pardieu ! Il faudra attendre un petit peu. »[1]

Ces années-là sont aussi celles d’une forte agitation antimilitariste, qui se cristallise en Italie contre la guerre en Libye. Le 29 septembre 1911, la monarchie lance une expédition militaire pour conquérir les provinces de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque sous domination ottomane. La guerre prend fin l’année suivante avec la signature d’un traité de paix où l’Empire Ottoman cède le contrôle des deux provinces à l’Italie. Jusque dans les années 1920, ces deux provinces resteront néanmoins des foyers de rébellion contre cette nouvelle domination. Dès le départ, l’agitation antimilitariste en Italie, menée principalement par les anarchistes, se fait plus intense. Elle devient même inquiétante pour les autorités le 30 octobre 1911, après que l’anarchiste Augusto Masetti, au cri de « Vive l’anarchie, à bas l’armée », ait tiré un coup de fusil contre le colonel Stroppa dans la cour de la caserne de Bologne, où se trouvaient rassemblés les appelés en partance pour la Libye. Les autorités redoutent la contamination d’insubordination dans les rangs de l’armée et envoie massivement des conscrits fichés pour leurs sympathies subversives dans de terribles bataillons punitifs. En même temps, les anarchistes redoublent d’initiatives antimilitalistes, appelant à la désertion et à la solidarité avec ceux qui résistent l’enrôlement.

En été 1912, à 22 ans, Abele Ricieri est à son tour appelé sous les drapeaux, mais il est immédiatement congédié. En réalité, la fin de la guerre tripolitaine ne fait qu’annoncer l’éclatement du grand conflit mondial qui est déjà dans l’air, et les initiatives contre l’armée et en faveur de Masetti, incarcéré en asile psychiatrique, se multiplient. Le 7 juin 1914, lors d’un rassemblement antimilitariste à Ancône, trois manifestants sont tués par la police qui tirent pas moins de 70 coups de feu dans la foule. Les troubles qui s’ensuivent se répandent d’abord en ville, puis dans le reste de la région des Marches, avant d’embraser toute l’Italie. La grève générale est aussitôt déclarée. Les casernes, les dépôts d’armes et de nourriture, les gares, les bâtiments officiels, les églises sont pris d’assaut. Le réseau ferroviaire est paralysé par la grève et les sabotages, des pylônes du télégraphe sont abattus, des ponts sont minés. La ferveur révolutionnaire grandit au fur et à mesure que le soulèvement se répand, de violents affrontements éclatent dans toutes les grandes villes, à Milan, Turin, Bologne, Florence, Naples, Palerme ou Rome. Si dans un premier temps le gouvernement semble perdre le contrôle, il décide rapidement d’envoyer des dizaines de milliers de soldats qui débarquent sur les côtes des villes insurgées. L’heure est grave et c’est pour chacun le moment de faire des choix décisifs. C’est ainsi que le 10 juin, trois jours à peine après le début du soulèvement, et afin d’éviter que le soulèvement ne bascule vers une révolution sociale incontrôlée, que le syndicat CGIL et les socialistes décident de mettre fin à la grève. Les affrontements et les troubles continuent encore sporadiquement jusqu’au 14 juin, qui marque la fin de ce qui sera par la suite connu comme la Settimana Rossa. Dix jours plus tard, l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’Empire austro-hongrois, est assassiné à Sarajevo, un fait qui sert de prétexte pour déclencher la Première grande boucherie mondiale.

Quelques mois après le début de la guerre à laquelle la monarchie italienne ne participe pas encore, en octobre 1914, un article signé Ricieri, « Pas la guerre, mais la révolution », est publié dans l’hebdomadaire Il Libertario. C’est peut-être son premier article dans la presse du mouvement, dans lequel il met en garde contre les « interventionnistes », ces partisans d’une intervention dans la guerre qui sont toujours plus nombreux dans le camp socialiste, mais aussi parmi les anarchistes : « Compagnons ! Le sang coule à flots, aux confins de ce morceau de terre qui s’appelle l’Italie : la politique de ceux qui nous gouvernent est cynique : le peuple ne veut pas la guerre, mais nous disposons d’assez de preuves que si jamais l’Italie se laissait entraîner dans l’infâme gouffre, de nombreux subversifs sauraient quel est leur poste, et sauraient même entraîner le peuple avec eux. » Le 24 mai 1915, les dés sont pourtant jetés, et l’Italie entre en guerre aux côtés des Alliés (France, Angleterre, Russie) contre les Empires allemand, austro-hongrois et ottoman. Six jours plus tard, Il Libertario publie une sorte d’appel, « A bas la patrie ». C’est Abele Ricieri qui l’a rédigé à Arcola courant d’avril, signant probablement pour la première fois du pseudonyme sous lequel il sera connu au sein du mouvement anarchiste : Renzo Novatore.

La Première Guerre Mondiale « signe » la faillite de l’internationalisme du mouvement ouvrier. À de rares exceptions près, le prolétariat se laisse enrégimenter et tire à volonté sur ses « frères de classe ». La fièvre patriotique s’empare de tous les milieux. Les grands partis socialistes européens votent les crédits de guerre, tandis que leur homologue italien se cantonne à lancer le mot d’ordre « ni adhérer, ni saboter », neutralisant ainsi toute velléité d’opposition réelle à la guerre qui comptait encore des partisans dans les rangs des organisations socialistes. Du côté anarchiste, après la déclaration sans ambiguïté L’Internationale Anarchiste et la Guerre signée en 1915 par trente-six personnalités du mouvement (de Malatesta à Berkman), Kropotkine et Grave répliquent en 1916 avec leur propre Manifeste, signé par quinze autres personnalités, pour apporter à l’inverse leur soutien aux Etats alliés face à « l’agression allemande », considérant cet Empire comme le principal foyer du militarisme, et sa potentielle défaite comme un progrès pour la cause de la paix et de la liberté. Ce Manifeste infâme déclenchera à son tour une forte réprobation dans de vastes sphères du mouvement anarchiste, qui saisirent une fois de plus l’occasion pour réaffirmer, clairement et nettement, leur refus internationaliste de se rallier à une quelconque guerre menée par des États, prônant la désertion, le sabotage, la grève et l’insurrection comme moyens de lutte. Pendant ce temps, la grande boucherie en cours durera encore deux longues années.

C’est fin 1917 que Novatore est mobilisé et assigné au 21ème régiment d’infanterie de Magra, mais, en avril 1918, il s’échappe de la caserne pour ne plus jamais y remettre les pieds. Un énième avis de recherche est alors émis contre lui, cette fois pour désertion et haute trahison, ce qui lui vaut une condamnation à mort par la Cour Militaire de La Spezia le 21 octobre 1918. Vers la fin de la guerre, les chiffres plutôt bas de désertion dans les armées (moins de 1% des effectifs) étaient certes en train de remonter, mais c’était surtout à l’occasion de possibilités de reddition massive à l’ennemi, comme lors de la bataille de Caporetto à l’automne 1917, quand près de 400 000 soldats italiens auraient déserté. De son côté, Novatore se cache dans les forêts de Magra et même au-delà des Apennins, jusque dans les plaines émiliennes. C’est peut-être au cours de cette période qu’il rencontre le bandit anarchiste Sante Pollastro. Il cherche de toutes les façons possibles d’aider les autres déserteurs réfugiés dans les forêts de la Magra, n’hésitant pas non plus à rentrer clandestinement à Arcola afin de pouvoir dire un dernier adieu à son fils mourant.

À partir de septembre 1918, différents armistices (Bulgarie, Empire Ottoman puis Austro-Hongrois) jusqu’à celui du 11 novembre (Allemagne) mettent fin aux combats entre les États belligérants. En Allemagne, la démobilisation donne lieu à des années d’intenses luttes insurrectionnelles, en écho à la Révolution russe de 1917, mais en Italie aussi la situation d’après-guerre est particulièrement tendue, avec la faim qui hante les paysans et des soldats désabusés qui rentrent dans leurs foyers décimés par la misère. Il y a peu de travail et les prix flambent. Le 8 mai 1919, Novatore écrit dans Il Libertario qu’il est certain que « la chute satanique du vieux monde a déjà commencé puisqu’on entrevoit déjà les premières rives verdâtres de la vierge et souriante terre promise. […] Assez du vieux monde que nous avons renié ; assez de la coercitive et répugnante civilisation démocratique ; assez de prosternation humaine devant les idoles de plâtre et de boue. Qu’un fracas terriblement grondant d’âmes, d’esprits et de dynamite, accompagné d’un formidable cri populaire fasse sauter les digues qui nous séparent encore du premier port… ». Un mois plus tard, le 11 juin 1919, le soulèvement de La Spezia met le feu à la poudrière qui éclatera bientôt à travers tout le pays, inaugurant une période de deux années connues sous le nom de Biennio Rosso. Les désordres de La Spezia naissent d’une grève contre la vie chère entamée par les ouvriers de l’usine d’armement Vickers-Terni. Des milliers de manifestants, en concomitance avec un meeting des anarchistes Pasquale Binazzi et Umberto Marzocchi, affrontent les forces de l’ordre. Les pillages se multiplient en ville et les marins des navires de guerre qui mouillent dans le port se mutinent. La révolte a viré à l’insurrection, des insurgés forment un comité révolutionnaire. Alors que le gouvernement envoie en toute hâte des troupes pour écraser les insurgés, les anarchistes d’Arcola accourent en passant de villages en faubourgs pour rassembler plus de forces et contrer les plans du gouvernement. Novatore, toujours recherché et en clandestinité, contribue à ces efforts comme il peut. Si l’armée réussira temporairement à rétablir l’ordre à La Spezia, c’était déjà trop tard pour arrêter une révolte qui se répand alors dans tout le pays, avec des émeutes qui tendent vers l’insurrection dans de nombreuses villes et des paysans qui s’emparent des terres dans la campagne romaine ou en Sicile.

Le 13 juin 1919, à l’occasion d’un meeting à Santo Stefano Magra où les compagnons Auro d’Arcola et Dante Carnesecchi prennent la parole, l’intervention de deux carabiniers est mal accueillie par la foule. Les esprits s’échauffent et plusieurs coups de feu sont tirés contre les carabiniers déjà acculés par une pluie d’insultes et de menaces, provoquant la mort du premier et de graves blessures au second. Pour Auro d’Arcola et Dante Carnesecchi, il est temps de passer à la clandestinité et de rejoindre Novatore. Ce dernier, qui était justement hébergé ces jours-là par Carnesecchi, doit s’enfuir en toute hâte lorsque le domicile est envahi par les carabiniers. Planqué dans une cabane aux alentours de Sarzana, il est balancé par un paysan et les carabiniers réussissent à mettre la main sur lui le 29 juin 1919. Transféré à la prison de Livourne, il doit repasser devant un tribunal pour examiner son cas, vu que la condamnation à mort avait été prononcée par contumace. C’est finalement l’amnistie générale des déserteurs de guerre, décrétée en septembre, qui le sauvera du peloton d’exécution. Libéré, il rentre dans sa maison de Fresonara après plus d’une année dans la nature.

Le 7 septembre 1919, alors que l’agitation contre la vie chère n’a pas cessé, le jeune anarchiste Bruno Filippi est déchiqueté à Milan par la bombe qu’il allait déposer, certainement contre le Club des Nobles situé dans la galerie Vittorio Emanuele II. Bruno Filippi et Renzo Novatore collaboraient tous deux au même journal, l’Iconoclasta ! publié à Pistoia, et il rendra plusieurs fois hommage à ce compagnon tragiquement disparu. Les explosions de Milan (une première bombe avait fait trembler le Palais de Justice deux mois auparavant, tandis qu’en août, une autre avait explosé devant le domicile du sénateur et ancien maire de Milan, Ettore Ponti) marquent la résurgence d’un anarchisme individualiste, en plein milieu des agitations populaires. Les débats au sein du mouvement se tendent toujours plus entre ceux qui veulent y aller progressivement, pas à pas pour rassembler les masses et les entraîner vers une révolution qui est à l’ordre du jour depuis les événements de Russie, d’Allemagne et de Hongrie, et ceux qui fustigent ces mêmes masses pour leur suivisme, leur attente de leaders et de mots d’ordre, en souhaitant passer immédiatement à la grande œuvre de démolition du vieux monde haï, un monde qui ne semblait que se réaffirmer sans rien changer malgré l’immense tragédie de la grande guerre.

À partir de janvier 1920, le regroupement anarchiste d’Arcola peut enfin se reconstituer. Suite au non-lieu prononcé à leur encontre, Auro d’Arcola et Dante Carnesecchi sortent de clandestinité, et les compagnons réunis ne tardent pas à se lancer dans de nouveaux projets. À l’époque, La Spezia était une forteresse militaire d’une grande importance stratégique. Il y avait l’Arsenal, plusieurs industries de guerre, des casernes et le port militaire, sans compter que la ville était entourée de forteresses et de poudrières. Les anarchistes – dont le nombre dans la zone était estimé à près de 500 – projettent alors une tentative insurrectionnelle qui prévoit la prise des fortifications qui surplombent la ville, mais aussi de cuirassés qui mouillent dans le port. Une vaste propagande subversive est lancée parmi les marins présents sur les navires de guerre, permettant d’élaborer un plan complexe qui compte notamment sur la mutinerie du marins du cuirassé Duilio. Le 15 mai 1920, Novatore signe dans l’Iconoclasta ! l’article « La marche tragique » : « Nous transformerons notre pensée rebelle en flamme mortelle, nos théories en bombes, nos plumes en poignards, et comme des fous, désordonnés et furibonds, nous incendierons, nous exproprierons, nous détruirons ! Et l’humanisme, le socialisme et le communisme ne suffiront pas à apaiser notre terrible fureur. Sataniques, dionysiaques, féroces, nous nous lancerons à l’assaut avec la grimace de Méphistophélès sur les lèvres, et la flamme volcanique de la destruction finale catastrophique dans le cœur ». Le même jour précisément, le sous-préfet de la Spezia nota dans son rapport qu’Abele Ricieri Ferrari, « anarchiste très vif intelligent et hardi, correspondant de plusieurs journaux et revues anarchistes parmi lesquels l’Iconoclasta !, où il signe sous le pseudonyme de Renzo Novatore, est l’organisateur et la tête pensante des autres anarchistes de la zone, où il a réussi jusque-là à rassembler autour de lui environ 150 personnes. »

Début juin, les manifestations contre la vie chère finissent en affrontements et en pillages à Sarzana. Les anarchistes estiment alors que les temps sont mûrs pour lancer leur projet de soulèvement à La Spezia. Le 3 juin 1920 vers midi, une soixantaine d’individus en armes donnent l’assaut à la poudrière du Val di Locchi à Fossa di Mastra. Quelques marins de garde déposent les armes et rejoignent les insurgés qui installent deux mitrailleuses à l’entrée de la rue menant à la poudrière. Alors qu’un autre groupe s’avance vers le bâtiment principal, un carabinier ouvre le feu en blessant l’un des assaillants, qui ripostent à coups de fusil. Tout en restant dehors, le carabinier ordonne qu’on referme la porte de la poudrière. Cela laissera le temps aux renforts d’arriver et de disperser les assaillants dans les bois aux alentours. L’objectif principal, la prise de la poudrière et les munitions et explosifs qui y étaient stockés, a échoué. Le 8 juin, le vice-préfet écrit au préfet de Gênes : « Les désordres advenus à Sarzana et La Spezia doivent être considérés séparément, car ils ont des origines et une physionomie bien différentes. Les premiers avaient un fond majoritairement économique avec l’infiltration d’anarchistes et de vandales ; les seconds n’étaient autres que l’exécution d’un projet anarchiste révolutionnaire, à son tour conséquence et continuation d’autres tentatives précédentes qui n’ont pas abouti en l’absence des conditions indispensables à leur mise en acte… ». C’est également ce que Umberto Marzocchi, anarchiste qui a participé à l’assaut de la poudrière, confirmera plus tard, précisant que l’assaut devait être coordonné avec une mutinerie à bord du cuirassé Duilio.

Trois mois plus tard, le 31 août 1920, des ouvriers se lancent dans un mouvement d’occupation des usines à travers toute l’Italie, notamment soutenus avec force par les anarchistes. Novatore invite alors tous les compagnons à se joindre à la révolte : « Enfin une grande tempête gronde dans le sous-sol. Le hurlement satanique d’une poignée de rebelles solitaires est en train de devenir un ouragan social purificateur. L’immense phalange du prolétariat, jusqu’à aujourd’hui esclave et servile, est en train de lever rageusement la tête avec un bond majestueusement léonin. Je ne suis pas simpliste et je crois encore moins aux miracles. Mais je suis un amant passionné de toute tragédie sociale catastrophique qui a le caractère d’une révolte marquée. Et aujourd’hui l’esprit de révolte rugit… Il rugit diaboliquement dans l’âme des esclaves épris à nouveau – par la force – d’un rêve de liberté. Je laisse la prophétie de ce qui adviendra aux chiromanciens et la peur de l’inconnu aux imbéciles. » Du côté des anarchistes organisateurs, c’est pourtant avant tout la collaboration avec les organisations socialistes qui est recherché pour les faire changer d’avis. Car si la base ouvrière semble en effet tendre vers une révolution, à l’exemple de celle qui a éclaté en Russie, les cadres socialistes doutent, hésitent, freinent et lancent des mots d’ordre contradictoires. Aux moments décisifs, ils finiront même par renoncer à l’action révolutionnaire, alors projetée en commun avec ces mêmes anarchistes. En 1923, dans le long article « Centralisme et anarchisme », Renato Souvarine, anti-organisateur originaire de Trieste, est revenu sur ces échecs en critiquant durement les tentatives d’alliances avec les partis et les centrales syndicales. Un article sur lequel il vaut la peine de s’attarder pour comprendre un différent qui court jusqu’à nos jours à propos des minorités agissantes :

 

« Si l’on observe avec l’œil objectif de l’histoire, en synthèse, la série des mouvements dynamiques insurrectionnels durant le biennio ‘19-’20, on remarque avec stupeur l’absence de l’action anarchiste autonome, initiatrice et propulsive, c’est-à-dire l’attaque audacieuse, à fond, pour la libération totale, celle des minorités initiatrices, des anarchistes, qui, fondues et mêlées aux foules insurgées, pouvaient et devaient mettre en mouvement cette puissance démolisseuse pour renverser les Centrales, les Partis, les Autorités, mais à la place, nous faisions de la haute politique… unitaire !

Voilà : – Le mouvement spontané de la vie-chère survient ? – Eh bien, que fait-on ? On attaque à fond ?… Doucement, doucement !… Il faut nous mettre d’accord, nous unir… Ne gâchons rien en nous précipitant. Patientons. Il faut « organiser » un mouvement général et simultané avec toutes les Centrales. Et nos dirigeants se précipitent à… Bologne pour « composer », pour « agir tous ensemble, à une date et une heure fixée ! ». Et, les Autorités alors neutralisées, le peuple confisquait, expropriait, maîtrisait les places. Les soldats fraternisaient… Il suffisait de donner l’« En avant ! ».

– Ancône, Bari, Viareggio insurgées ? Nos dirigeants courent, passant de Milan à Rome, de Rome à Gênes etc. etc., pour convaincre, pour pérorer, pour supplier les Partis Politiques (de gouvernement) de s’unir à nous ; pour faire le « front uni » ordonnateur de la révolution. Et on pourrait continuer !… Nous étions devenus un « Parti » reconnu, ordonné, discipliné, sérieux, responsable, éduqué… à ne pas gâcher,… les œufs (et les grosses affaires) dans le panier des politiciens. Nous voulions l’« accord », la « concorde », avec tout le monde et à tout prix. […] Cortèges, Congrès, fêtes, drapeaux… Quelles confessions amères il faudrait faire. Mais une observation survient, elle bondit spontanément des faits ; la voici : l’expérience fondamentale, claire, précise, anarchiste, démontre incontestablement que les Centrales ont retiré aux masses – même à l’élite -, qu’elles les ont spolié du sens de la responsabilité, de la sensibilité de la solidarité dans l’action révolutionnaire. Voilà pourquoi, quand le mouvement déborde, elles restent frémissantes, mais à l’arrêt, sourdes, réticentes, incertaines et indécises. Elles voudraient bondir, s’insurger ; mais elles sont frappées par une sorte de paralysie invisible qui les retient : c’est comme si elles avaient peur de se tromper, de gâcher ; elles ne savent pas si elles font bien ou mal : elles sont sans conscience et sans yeux et elles se livrent à la soi-disant clairvoyance absolue, à l’omnipotence présumée et à la sagesse calculatrice des Centrales. Pendant ce temps, les dirigeants s’essoufflent en se poursuivant d’une ville à l’autre. Ils ne font que s’essouffler à convoquer des séances et des assemblées… secrètes. Les masses sont dans les rues, frémissantes et puissantes, mais immobiles, le nez en l’air, vers l’Olympe des semi-dieux… apeurées, hébétées, emportées par les événements exceptionnels. C’est alors que l’on discute, que l’on juge, que l’on tranche, que l’on mesure les masses et les forces, que l’on étudie et calcule les événements, que l’on pèse les probabilités. On s’efforce de prévoir… l’imprévu. Naturellement, les deux tendances (contre-révolutionnaire et révolutionnaire) se heurtent, s’opposent, se paralysent, paralysent le mouvement. Les chefs, sous l’énorme poids de la responsabilité multipliée par les insurgés (à qui ce sens exquis de la responsabilité est retiré) tremblent, vacillent, titubent… doutent et, n’ayant pas en mains… l’imprévu, renvoient la victoire, par anticipation, au 20-21 juillet !

Entre-temps, la force expansive des masses, parvenue au Zénith, décroît, s’évanouit ;… l’instant psychologique a fui, l’atmosphère blanche s’éteint, alors que dans leurs assemblées les « organisateurs » se creusaient les méninges à propos de « ce qu’il faut faire ! ». De sorte que, aujourd’hui en Italie, tous admettent, même les chefs et les organisateurs, que si au cours de la période dynamique, les masses avaient été libres de disposer d’elle-même de manière autonome, c’est-à-dire sans Centrales ou Unions perturbatrices, mais en pleine possession de leurs consciences et du sens de responsabilité, elles auraient brisés leurs chaînes et conquis la liberté.

C’est précisément là que se trouve l’essentiel de l’expérience anarchiste qui, lumineuse, bondit des mouvements même, que nous tous avons vécu. En insufflant et en diffusant auprès des masses la croyance néfaste et thaumaturgique quelles sont là pour les libérer, les Centrales les perturbent, les paralysent et les interrompent dans leurs élans, dans leurs attaques et dans les révoltes. Seules les masses ont le don historique de saisir l’imprévu. Discipline et libre initiative s’annulent mutuellement, comme la politique et l’action anarchiste.

À certaines heures dantoniennes, seule l’audace fait l’histoire. Ce sont les « forts » qui font l’histoire, dit-on. La discipline se révèle être un frein monstrueux, car, aux heures décisives de l’histoire, elle crée une psychologie de chèvre et une attente miraculeuse. Voilà pourquoi, nous qui avons vécu les mouvements, qui avons erré autant que les autres, qui avons, pour ainsi dire, touché du doigt à quel point l’existence de la Centrale – même anarchiste – est pernicieuse, néfaste, fatale, voilà donc pourquoi nous sommes contre l’Organisation, la centralisation des anarchistes dans une Union uniforme et disciplinée. Car, aux heures décisives, elle prive chacun de l’initiative, des décisions extrêmes. Tous attendent les ordres d’en haut. Tous s’illusionnent sur le fait que « d’autres » (les compétents, les dirigeants) sont en train de préparer le miracle, « en organisant » l’événement. À l’inverse, la tâche des anarchistes est de se fondre dans les foules, de s’identifier à elles, d’en devenir les centres moteurs de libération, les points d’agrégations des masses, jusqu’à se transformer en une seule puissance d’attaque démolisseuse des murailles autoritaires. C’est la mission des « minorités initiatrices et motrices » qui doivent savoir saisir certains moments et certaines opportunités historiques. En Italie, pendant la période dynamique 1919-1920, nous n’avons pas accompli cette mission anarchiste. »[2]

 

Le 28 septembre 1920, Dante Carnesecchi est arrêté pour l’assaut de la poudrière de La Spezia, mais l’absence de preuves formelles décide la magistrature à le relâcher après cinq mois de prison. En octobre, après des manifestations imposantes qui finissent par de durs affrontements avec les forces de l’ordre, nombre d’anarchistes, dont Errico Malatesta, sont arrêtés un peu partout. Le Biennio Rosso est sur le déclin, et la réaction se renforce décidément en ce début 1921. Dans son étude sur la naissance du fascisme, Ugo Fedeli rappellera ainsi : « Après l’occupation des usines et la façon dont est terminée ce grand événement, le découragement se diffusa parmi les travailleurs italiens. Tous commencèrent à ressentir d’avoir perdu une importante bataille, peut-être décisive, et cela fomenta le découragement et la désillusion. De l’autre côté, une fois passée la « grande peur » de la haute et moyenne bourgeoisie, la contre-attaque débuta. » Sous l’impulsion de Mussolini, les attaques contre les locaux ouvriers et les agressions des squadre fascistes se multiplient. C’est dans ce contexte que les anarchistes Malatesta, Borghi et Quaglino entament une grève de la faim le 15 mars 1921 dans la prison de San Vittore, à Milan. Des initiatives de solidarité ne tardent pas à surgir, une des préoccupations étant l’état de santé de Malatesta, âgé de près de soixante-dix ans et gravement malade. Tandis que les partis et les syndicats de gauche appellent au calme, des anarchistes répondent à l’appel lancé en décembre de l’année précédente par Novatore : « Errico Malatesta et tous les autres, tombés par milliers entre les mains de l’ennemi lors du prélude de cette tempête sociale, attendent avec une noble et fébrile anxiété, la foudre qui fracasse l’édifice croulant, qui éclaire l’histoire, qui relève les valeurs de la vie, qui illumine le chemin de l’homme. […] Le fort vieillard attend. Compagnons héroïques, À nous ! Le cadavre d’un vieil agitateur vaut toujours plus que la vie de mille êtres méprisables et imbéciles. Frères, souvenez-vous-en. Faisons en sorte que sur nous ne tombe jamais la plus profonde de toutes les hontes humaines. »

C’est précisément dans ce contexte que le 23 mars 1921 à Milan, une bombe explose contre le Kursaal Diana, un bâtiment achevé depuis une vingtaine d’années pour héberger les activités sportives et culturelles de la grande bourgeoisie de la capitale du Nord, provoquant 21 morts et 80 blessés. Ce soir-là, un coffre rempli de 160 bâtons de gélignite (de la dynamite gélatinée à base de nitroglycérine et de nitrate de potasse) avait été placé à l’extérieur, près de l’entrée réservée aux artistes du théâtre du lieu, face à l’auberge dont un des appartements, selon les informations des compagnons dynamiteurs solidaires, était justement utilisé par le préfet Giovanni Gasti, grand répresseur d’anarchistes, de socialistes et de prolétaires insurgés. Suite à un mouvement inopiné de grève des travailleurs du Kursaal, le spectacle commence ce soir-là avec retard. Vers 20h40 lorsque débute enfin l’opérette Die blaue Mazur, la charge explose, mais, plutôt que de faire sauter en l’air l’auberge, son souffle rase le mur latéral du Kursaal Diana, touchant les membres de l’orchestre et les spectateurs assis aux premiers rangs. Le préfet Gasti ordonne immédiatement une rafle dans les milieux anarchistes individualistes milanais, ce qui conduira à des condamnations à perpétuité contre Ettore Aguggini, Giuseppe Marini et Giuseppe Boldrini, tandis que 16 autres inculpés tenus pour complices seront condamnés à des peines entre 4 et 15 ans de prison. Une chasse à l’anarchiste est aussitôt lancée à travers tout le pays, jusqu’à La Spezia, où les carabiniers et les fascistes ont leur petite liste noire de subversifs à liquider. Les deux premiers noms les mènent tout droit à Arcola, où le soir du 27 mars, quelques semaines après avoir été libéré, Dante Carnesecchi est brutalement assassiné par sept carabiniers à coups de crosse et de bâtons, avant que son cadavre ne soit criblé de balles. Cet assassinat suscite l’indignation et l’horreur parmi la population locale, qui n’hésite pas à assister en masse à ses funérailles malgré la pression des autorités.

Suite à l’attentat contre le Diana, Malatesta et les deux autres compagnons interrompent leur grève de la faim. Deux mois plus tard, ils passent devant le tribunal et sont finalement acquittés. Malatesta reprend alors la rédaction d’Umanità Nova, où il mêle sa voix aux polémiques déclenchées au lendemain de l’attentat fatal. En septembre 1921, il écrit par exemple : « Quelle que soit la barbarie des autres, il incombe à nous anarchistes, à nous tous hommes de progrès, de garder la lutte à l’intérieur des limites de l’humanité, c’est-à-dire de ne jamais faire, en matière de violence, plus que ce qui est strictement nécessaire pour défendre notre liberté et pour assurer la victoire de notre cause, qui est la cause du bien pour tous. » À l’instar d’autres anarchistes qui n’ont pas été étourdis par l’explosion tragique, Novatore réplique durement : « Quand je pense à tout ce que j’ai lu dans le « quotidien de tous les anarchistes » autour de nos deux compagnons héroïques Mariani et Aguggini – les deux insurgés tragiques qui, outre le fait de se mettre au-delà de la loi, de l’Etat et de la société, dépassent aussi eux-mêmes et leur grande et terrible action pour se brûler et se purifier – pas pour se sacrifier. (…) Les deux insurgés tragiques ne furent pas compris. Ils ne furent pas compris par les petites âmes étroites et mesquines – et des âmes petites, étroites et mesquines, il faut l’avouer avec sincérité, avec une franchise franche, brutale et sans scrupules, il y en a plus dans le camp anarchiste que d’esprits libres dans le camp socialiste – et ils ne furent pas non plus compris par beaucoup d’âmes parmi celles plus élues, plus nobles, plus libres et plus grandes… »

L’alter ego d’Abele Ricieri, en pleine bataille quotidienne contre les fascistes et une réaction désormais sûre d’elle-même, multiplie alors sous différents pseudonymes les contributions écrites à la presse anarchiste. Puis, le 21 avril 1921, il donne naissance avec Auro d’Arcola à sa propre publication, la revue Vertice, dont ne paraîtra au final qu’un seul numéro. Novatore avait d’ailleurs déjà dû soutenir précédemment une polémique interne pour ne pas être assimilé au futurisme, un mouvement alors en plein essor et proche du fascisme. C’est certainement à cause de son amitié avec le peintre futuriste Giovanni Governato qu’il avait reçu un colis de livres et d’affiches du fondateur du mouvement futuriste, Filippo Marinetti, ce même Marinetti qui avait assisté avec Mussolini à la fondation des Faisceaux italiens de combat, le premier parti fasciste d’Europe, en mars 1919. Alors que Novatore affirmait clairement dans cette polémique son rejet catégorique de tout sentiment patriotique et toute appartenance à cette avant-garde interventionniste et autoritaire, cela lui vaut parfois jusqu’à nos jours d’être encore associé en toute mauvaise foi par certains historiens (y compris du mouvement libertaire) au futurisme. Mais revenons à la difficile période qui a suivi la création de Vertice.

La nuit du 5 juin 1922, un camion rempli de fascistes descend sur Fresonara, où se trouve la maison de Renzo Novatore. Peut-être espèrent-t-ils de le prendre par surprise, comme cela s’était passé avec Dante Carnesecchi ? Mais ce soir-là, Novatore les attend de pied ferme, et ils sont accueillis à coups de revolver et de bombes à main. Si sa résistance farouche les oblige à sonner la retraite, à partir de ce moment-là son destin est scellé. Pour ne pas mettre en danger sa compagne Emma et leurs deux fils, Novatore décide de passer une nouvelle fois en clandestinité. Et cette fois sera la dernière, car avec la montée du fascisme il n’y aura pas de retour en arrière possible pour lui, aucun espoir de trêve. « Je suis un astre qui va vers un crépuscule tragique, » reconnaît-il lui-même. Pour cette dernière aventure, cette dernière bataille, les compagnons ne lui manquent par contre pas : en plus des anarchistes d’Arcola Umberto Cresci et Mentore Giampaoli, il peut compter sur les Piémontais Sante Pollastro et Luigi Peotta, ainsi que sur un anarchiste vénitien, agissant à Turin mais contraint de se mettre à l’abri dans le Val Polcevera après une fusillade avec la police le 7 janvier 1922 dans la capitale piémontaise : Giuseppe De Luisi. C’est avec ceux-là, et quelques dizaines d’autres encore, que Renzo Novatore poursuivit sa guerre contre la société.

Les scribaillons de la presse parlent à la fois d’une « bande à Ferrari », d’une « bande à De Luisi », d’une « bande à Pollastro » pour coller un nom sur les nombreuses expropriations et attaques contre des fascistes et des représentants de l’ordre qui défrayent la chronique entre la Ligurie et le Piémont au cours de cette période. En réalité, ce sont tout simplement des anarchistes, des compagnons de lutte, des affinités qui se rencontrent, s’organisent, se donnent des coups de main. Par poignées, coordonnées informellement, ils s’en prennent à des banques, des commerçants, des propriétaires et des fascistes. Comme il est impossible de reconstruire avec exactitude la multiplicité des faits, laissons la parole à Giuseppe De Luisi, qui écrira en 1925 depuis sa cellule : « Tout d’abord, j’aimerais faire savoir et clarifier que je ne suis pas innocent. Comme je l’ai dit au tribunal – mordant rageusement sur le bâillon -, moi et le compagnon tombé [Renzo Novatore] fûmes les dynamiteurs des sièges des fascistes et les incendiaires des villas des fascistes dans la Lunigiana. Nous fûmes les tireurs qui prenions en ligne de mire les chemises noires, nous fumes les lanceurs de bombes. Ils ont essayé de nous terrasser et d’abattre notre drapeau ; nous nous sommes défendus et nous avons attaqué, avec le naphta et la dynamite. » (L’Adunata dei Refrattari, 1er mai 1925). Lors du procès qui se tient à La Spezia en août 1924 contre plusieurs compagnons de Novatore, la presse s’occupe largement de cette « bande de criminels » qui ont semé la panique dans la région. Ils leur attribuent de nombreux braquages, commis en uniforme de carabiniers (comme celui du caissier d’une usine de jute, rapportant 80 000 lires), des vols de tableaux, tapisseries et décorations dans deux églises d’Arcola (le peintre Governato estimait la valeur des seuls tableaux à 600 000 lires), des vols dans les dépôts ferroviaires (une « spécialité » de Pollastro) ainsi que des attaques contre des fascistes, des jets de bombes à main contre les carabiniers venus à leur rescousse, et même le projet de dévaliser ou de faire sauter le train de luxe Rome-Paris.

Mais les événements se précipitent et la fin s’approche. Le 14 juillet 1922 à Tortona, quatre individus braquent le convoyeur de fonds de la Banca Agricola – un ex-carabinier. Le convoyeur est tué net lors qu’il s’apprête à résister. Trois braqueurs seront identifiés : Sante Pollastro, Luigi Peotta et Giuseppe De Luisi. Le quatrième reste inconnu (peut-être Renzo Novatore, peut-être Silvio Comollo). Le 26 septembre, Giuseppe De Luisi est arrêté à Turin. La police l’arrête alors qu’il se trouvait dans une voiture avec quelques complices armés jusqu’aux dents. Peut-être étaient-ils en route pour un braquage, mais il est plus probable qu’ils attendaient le passage de la voiture du Roi. Son arrestation n’est pas le fruit du hasard : c’est le chauffeur du groupe qui a vendu les compagnons. Pour Novatore c’est un coup dur, et il dédiera à son ami et compagnon un article fulgurant qui ne sera publié qu’après sa propre mort.

Le 28 octobre 1922, les chemises noires marchent sur Rome. Le 25 novembre, le maréchal des carabiniers de Novi Ligure, Giovanni Lupano, se rend avec ses hommes dans la maison de la sœur de Pollastro, Vincenzina. Y découvrant les deux anarchistes Sante Pollastro et Silvio Comollo, compagnon de la sœur de celui-ci, les carabiniers ouvrent immédiatement le feu. Comollo est tué net, mais Pollastro réussit à s’enfuir.

Pour Novatore, la date fatidique approche. Le 29 novembre 1922, il se trouve à Teglia di Rivarolo, aux environs de Gênes, en compagnie de Pollastro. Tous deux sont activement recherchés par la police, et Novatore utilise alors le papier de congé militaire du peintre Giovanni Governato pour passer d’éventuels contrôles d’identité. Il est armé d’un pistolet Steyr et de bombes à main. À son doigt, il porte un anneau contenant du cyanure. S’il devait tomber dans les griffes de l’ennemi, ils ne l’auront pas vivant. Les deux anarchistes sont en train de manger à l’auberge Osteria della Salute, située 24 via Cambiaso, quand trois types, habillés comme des ouvriers pénètrent dans les lieux. Il s’agit en réalité du maréchal Lupano et de deux autres carabiniers, venus vérifier discrètement les informations liés à une dénonciation. Sante Pollastro expliquera de nombreuses années plus tard ce qui s’était passé. Les chaussures de ces trois ouvriers étant bien trop propres et cirées pour être celles d’ouvriers, il demanda aussitôt l’addition pour s’en aller. Se rendant alors compte qu’ils venaient d’être démasqués, le maréchal Lupano se jeta sous une table et ouvrit le feu, touchant Novatore qui fut tué sur le coup.

Pollastro tira deux coups en réponse : le premier mit fin à la vie du maudit maréchal, le deuxième blessa un des carabiniers qui le supplia de l’épargner. Quant au troisième carabinier, il sortit de l’auberge en panique pour aller chercher des renforts. Pollastro désarma alors le carabinier blessé en l’épargnant, puis pris une chaise et brisa une fenêtre à l’arrière de l’auberge. Il réussira à se sauver en restant perché pendant deux jours sur un arbre à deux cent mètres de l’auberge, pendant qu’une centaine de carabiniers et de fascistes ratissaient la zone.

La nouvelle de la mort de Novatore commence très vite à circuler par télégramme entre compagnons : « Renzo Novatore a été assassiné. Il est tombé en combattant, car il philosophait et combattait. – Cela faisait longtemps qu’il était recherché et pourchassé. Il était en état de révolte permanente. À la mort, il a répondu avec la mort. Et il est mort comme il a vécu : en anarchiste qui unissait à la pensée – sa suprême pensée aristocratique ! – l’action rebelle. » Quelques journaux anarchistes annoncent sa mort dès le 8 décembre. Le 12 décembre 1922, Il Proletario de Pontremoli publie un de ses articles, signé du pseudonyme Mario Ferrento : « Est-ce que le rêve de l’amour n’est pas justement l’inconnu ? Est-ce qu’on court le risque de se précipiter ? Mais la chute est la tragédie héroïque de celui qui marche avec les yeux rivés sur le disque phosphorescent de sa propre lumière intérieure. »

Comme son papier de congé militaire a été retrouvé sur le cadavre de Novatore, le peintre Giovanni Governato est arrêté quelques jours plus tard. Umberto Cresci et Mentore Giampaoli tombent également dans les griffes de la police. Tous trois subissent de brutaux interrogatoires et sont torturés. Mais alors que les deux anarchistes d’Arcola gardent le silence, le peintre futuriste se met à parler et accuse ses deux codétenus. C’est grâce à ses déclarations que la Cour d’Assises de La Spezia condamnera le 20 août 1924 Umberto Cresci et Mentore Giampaoli à respectivement 18 et 20 ans de prison. Giuseppe De Luisi sera également condamné pendant ce procès à 20 ans de prison (en plus des 30 ans prononcés lors du procès à Turin), et Eugenio Novel prendra 2 ans.

De son côté, l’épopée de Sante Pollastro continuera encore plusieurs années. Parti d’Italie, les polices de la moitié de l’Europe se mettent aux trousses du dangereux bandit anarchiste. En août 1927, Pollastro est arrêté à Paris. Il est jugé pour un vol avec effraction dans un bureau et une bijouterie, condamné à 15 ans de travaux forcés, puis extradé en août 1929 vers l’Italie. Là, il est jugé avec de nombreux autres inculpés pour une longue liste de délits, d’expropriations et de meurtres de défenseurs de l’ordre. Pollastro est condamné à perpétuité. En novembre 1943, après le débarquement des troupes anglaises sur l’île de Ventotene où il est reclus, il mène une révolte des condamnés à perpétuité qui exigent de la nourriture. Après la reddition des mutins, Pollastro est transféré à Procida où il tente de s’évader. En 1944, il est envoyé au pénitencier de Porto San Stefano, puis en 1950 à Maschio di Volterra, et en 1953 à Parme. Tout au long de ces années de prison, Pollastro n’est pas oublié et reçoit le soutien et la solidarité de nombreux anarchistes. En 1959, Pollastro est finalement libéré suite à une demande de grâce. Il meurt à Novi Ligure le 30 avril 1979.

Quelques jours après l’arrestation de Pollastro à Paris en 1927, Luigi Peotta est arrêté à Liège en Belgique. Lui aussi sera extradé en Italie et condamné à la perpétuité. Il s’évade de la prison de Vérone, mais est arrêté à nouveau par les nazis. Le 24 juin 1944 il est mis au transport vers le camp de concentration de Mauthausen comme « Haftling [détenu] n° 76668 ». Il serait mort à Ebensee, annexe du camp de Mauthausen, le 2 mai 1945, mais d’autres disent qu’il se serait évadé et qu’il aurait continué à vivre, sous un faux nom, à Sesto San Giovanni jusqu’à sa mort en 1965.

Quant à Giuseppe De Luisi, il est libéré de prison par des partisans en avril 1945 et se joint à eux dans la lutte armée contre le fascisme. En 1950, à soixante-trois ans, il est à nouveau arrêté, cette fois à Rome devant l’ambassade espagnole avec une valise bourrée d’explosifs. C’est la présence d’enfants qui jouaient dans les jardins devant la représentation diplomatique du régime de Franco qui l’aurait empêché d’accomplir l’attentat projeté. Il Libertario prendra sa défense : « De Luisi a été un hors-la-loi avant de tomber entre les mains des sbires fascistes ; mais un hors-la-loi de la liberté comme tous les Italiens auraient du l’être. Bas les pattes de cet homme, qui a payé avec sa vie, désormais détruite, votre vilénie suprême depuis plus de vingt ans, ô hommes de la presse bienpensante. » Condamné à 4 ans et 10 mois en appel, De Luisi sera libéré en 1954 et mourra à Turin le 28 décembre 1961.

Umberto Cresci, remis en liberté surveillée en 1933, réussit quelques années plus tard à fuir en France où il rejoigne le maquis. Arrêté, incarcéré dans les prisons de Pétain, il finira par abandonner les idées anarchistes pour se rapprocher des communistes. Il est mort en 1965. L’autre compagnon, Amadeo Mentore Giampaoli, est également libéré en 1933 et parvenu à s’exiler. Arrêté en France en 1939, il est condamné à 4 ans pour vol. On ignore la date de sa mort.

 

Suite à la mort de Novatore, plusieurs journaux anarchistes publieront des textes posthumes de sa plume. En 1924, les Figli dell’Etna à Syracuse éditent deux brochures, préfacées par son ami Auro d’Arcola. Il s’agit de Verso il nulla creatore, que Novatore aurait rédigé en 1921, ainsi que Al di sopra dell’arco. Une troisième brochure, annoncée dans la presse anarchiste mais jamais publiée, aurait dû avoir pour titre Gaie follie del dolore ridente, et aurait été composée de fragments littéraires. Il est probable que de nombreux textes de Novatore jamais publiés aient été perdus.

 

Renzo Novatore, Vers le néant créateur. Aube et crépuscule d’un iconoclaste, Tumult éditions, 2020, pp. 5-33.

 

Notes

1. Voir G. Gavili et E. Malatesta, Les bandits rouges, éd. l’assoiffé (Marseille) 2018.
2. Voir Renato Souvarine, Pour l’anarchie du mouvement anarchiste !, Anar’chronique editions, (Paris) 2019.