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Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a récemment dénoncé vigoureusement « l’islamo-gauchisme » qui sévit supposément au sein des départements universitaires de sciences humaines en France. Comment interpréter l’essor de cette catégorie, mais aussi un certain nombre de réponses d’intellectuels de « notre camp » qui se défendent de tout islamo-gauchisme ? 

Enzo Traverso  : Ne vivant pas en France, je ne connais pas toutes les facettes de ce débat. Le concept d’« islamo-gauchisme »a été forgé, il y a quelques années, par le politologue conservateur Pierre-André Taguieff ; il vise à dénoncer une supposée collusion entre l’islam et la gauche radicale antiraciste et pro-palestinienne.

Les médias ont évidemment propagé ce label afin de criminaliser toute politique antiraciste. Il convient parfaitement à un discours xénophobe et autoritaire qui vise à présenter l’islam et la gauche radicale comme les complices objectifs sinon les alliés du terrorisme islamiste. Aujourd’hui, on a franchi un seuil supplémentaire avec le ministre de l’Éducation Nationale qui se fixe comme objectif l’épuration de l’université en donnant la chasse aux « islamo-gauchistes ». L’Europe ne connaissait plus de tels propos depuis les années 1930.

Pour un historien, la notion d’« islamo-gauchisme » rappelle de près celle de « judéo-bolchevisme », qui était un des piliers de la propagande fasciste et nazie pendant les années 1930. Alors comme aujourd’hui, il s’agissait de frapper les ennemis de l’ordre, d’une culture et d’une « identité » nationales définies en termes ethnico-religieux. Les bolcheviks voulaient renverser les institutions, les juifs incarnaient un corps étranger au sein de la nation. Aujourd’hui, les gauchistes s’attaquent aux institutions et l’islam remet en cause l’héritage culturel de la nation.

L’analogie va plus loin. Dans les années 1930, il y avait un grand nombre d’intellectuels juifs dans la gauche radicale, marxiste et communiste, qui avaient perdu tout lien avec le judaïsme en tant que religion. Aujourd’hui, il y beaucoup d’intellectuels et d’activistes d’origine musulmane, dans les mouvements antiracistes et dans la gauche radicale, qui n’ont aucune pratique religieuse, ou qui se reconnaissent comme musulmans — comme le faisaient beaucoup de « juifs athées » dans les années 1930 — par réaction au racisme ambiant.

La pétition parue dans Le Monde contre l’« islamo-gauchisme » dénonce les pernicieuses influences du multicultiralisme anglo-saxon au sein de l’université française. Cette poussée d’antiaméricanisme reproduit un autre cliché du discours raciste des années 1930. A l’époque, on dénonçait l’Amérique cosmopolite, « judaïsée » et corrompue par les cultures noires. Aujourd’hui, on agite le spectre du communautarisme, de l’intersectionnalité et de Black Lives Matter.

L’antiaméricanisme est un des traits majeurs des cultures conservatrices européennes. Je ne suis pas un partisan du linguistic turn, mais la façon avec laquelle il est caricaturé par le discours néoconservateur français est assez révélatrice.

Les études postcoloniales apparues avec le tournant linguistique ont déconstruit les Lumières, non pas d’un point de vue réactionnaire, pour les rejeter, selon la tradition du légitimisme européen, mais du point de vue des sujets colonisés. Il s’agissait de remettre en cause l’eurocentrisme et le colonialisme implicites dans la culture occidentale, que le postcolonialisme a étudié essentiellement dans ses dimensions esthétiques et littéraires.

Cette exigence me semble fructueuse, même si je suis loin de partager toutes les conclusions que certains auteurs en ont tirés. Or, le postcolonialisme suggère que pour combattre le terrorisme djihadiste il ne suffit pas d’en dénoncer l’horreur et la violence, il faut comprendre d’où il vient. Certes, il n’y a rien à défendre dans le terrorisme djihadiste, mais il trouve une de ses racines, sous des formes paroxystiques et effrayantes, en ce que Aimé Césaire appelait « un choc en retour » en parlant du colonialisme.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés au « choc en retour » d’une trentaine d’années d’occupations et de guerres néocoloniales dans le monde arabe, et aussi au « choc en retour » des politiques de ségrégation sociale et ethnique que la France a pratiqué à l’égard de ses minorités postcoloniales, les Français éternellement « issus de l’immigration ». Or, pour les pourfendeurs de l’« islamo-gauchisme », il est beaucoup plus simple d’affirmer que l’islam incarne l’obscurantisme, que la France est la cible du terrorisme djihadiste car elle est la « patrie des Lumières », et que « expliquer s’est déjà excuser ».

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