D’abord, dans le déploiement du maintien de l’ordre. Les Gendarmes mobiles et les CRS nous encadraient de part et d’autre du trajet, et bloquaient toute sortie. La CSI principalement, mais parfois aussi les BRAV-M, effectuaient des incursions dans le cortège et des charges grâce à des lignes de flics beaucoup plus longues que d’habitude, et « passaient le balai » dans la manif, d’un trottoir à l’autre, poussant les gens avec leurs boucliers et matraquant quand les arrestations échouaient. A plusieurs reprises, ça chargeait à gauche ET à droite, en même temps. Parfois, le mouvement de recul face à une charge nous amenait dans une autre charge provenant de l’autre côté. Puis les CSI et BRAV-M remontaient le cortège pour recommencer le même mouvement un peu plus loin. Pas de nuages de gaz par ailleurs, ou très peu et seulement au corps à corps, ce qui n’est pas dans l’habitude du maintien de l’ordre tel qu’on le connait. Même une fois arrivé.es sur Répu, nous n’avons pas pu créer de débordement et les flics ont vidé la place en un temps record, utilisant la même stratégie. Le canon à eau était de sortie et seul.es les gens équipés de parapluies ont pu l’approcher.

Ensuite, dans les temporalités. Les charges ont commencé très peu de temps après le début du cortège. Les flics n’ont pas attendu de se faire bolosser pour venir nous chercher. Peu de gens ont eu le temps de se changer et les charges ont endigué la formation d’une partie de cortège déter. La stratégie officielle était donc d’éviter la constitution d’un bloc, en chargeant préventivement tout rassemblement de manifestant.es vêtu.es de noir, dans une définition particulièrement floue de la radicalité. Elle a créé un ascendant psychologique du côté des keufs qu’il nous a été difficile de défaire.

Séparément, chacune de ses tactiques a déjà été expérimentée à de nombreuses reprises lors des luttes précédentes. Pour ne donner que quelques exemples : des interpellations massives, y compris en amont, suite aux fouilles de sacs et des contrôles aux abords de la manif, lors des premiers actes des Gilets jaunes ou des 1er mai des années précédentes ; l’encadrement de la tête du cortège pendant le mouvement contre la réforme des retraites ou contre la loi travail ; enfin, des charges préventives pour tenter d’empêcher la constitution d’un bloc ont déjà été tentées elles aussi, même si elles ont échoué la semaine dernière. Mais c’est assez rare que toutes ces stratégies viennent simultanément s’appliquer, et à un tel degré d’intensité. L’ensemble du cortège était à ce point prit au piège qu’on ressentait une impossibilité de bouger librement, et une certaine vulnérabilité face aux flics, et ce peu importe à quel endroit de la manif l’on se trouvait.

En réalité, l’État se devait de briser notre confiance, acquise ces derniers mois, dans notre capacité à tenir la rue. Parce que chaque samedi nous avions réussi à déborder le cadre de ces manifestations rangées qui ne pèsent pas dans le rapport de force politique, l’état se devait de réinstaurer sa présence et son pouvoir. Plus que des assauts physiques, ce que nous avons vécu c’est une guerre psychologique. Beaucoup de charges plus spectaculaires que nécessaires, beaucoup d’arrestations (environ 150) pour une petite manif où il ne s’est pas passé grand chose. La police se devait de prouver sa capacité à détruire la contestation radicale et d’imposer le rythme de la conflictualité. Cette stratégie d’ensemble, celle du « t’as gagné le combat si tu portes le premier coup par surprise » on ne la connait qu’assez peu. Et si elle continue, on va clairement devoir s’adapter.

N’oublions pas tout de même que cette stratégie a été rendu possible par la désertion, somme toute assez classique, des syndicats et de la majorité des collectifs et organisations politiques contre la loi sécuritaire. En évoquant la soi-disante sécurité des manifestant.es, c’est en réalité une dissociation franche et massive qui a été actée, laissant le champ libre au préfet pour mater la manif. C’est une participation directe et sans concession de la LDH et des hiérarchies syndicales à la répression, qui n’avait besoin que d’une seule chose : la séparation nette entre « bon.nes » et « mauvais.e » manifestant.es. Cette séparation binaire en deux catégories construites de toute pièce constitue depuis longtemps la base de la répression policière et judiciaire des mouvements sociaux, ce qui est répété sans relâche depuis des années. Mais visiblement, il est plus important pour ces organisations de participer à la pacification de la contestation que d’oser s’opposer à la dichotomie voulue par l’État. En effet le cortège était moins fourni que les fois précédentes et comptait beaucoup de gens sans étiquettes, ce qui faisait plaisir à voir malgré le maintien de l’ordre.

Bien entendu, les médias s’en gargarisent. Un journal puant pose « 3 questions sur la nouvelle technique de maintien de l’ordre », citant tour à tour Alliance, la préfecture et le ministère. Ailleurs, des éditorialistes peinent à masquer leur jouissance face au déploiement policier, et annoncent avec un ton faussement objectif qu’on assiste au « maintien de l’ordre du futur » ou que les manifestant.e ensanglanté.es seraient maquillé.es. Le nombre d’interpellations vient conforter l’État et les plateaux télé dans le niveau de conflictualité qu’il a lui-même choisi d’établir : si autant de personnes se sont faites chopper, c’est qu’il y avait au moins autant de casseurs que d’interpelé.es, c’est donc que la prochaine fois il faudra en chopper encore plus. Partout, la stratégie policière est défendue et ensencée : on a enfin réussi à ramener l’ordre dans la capitale, on a trouvé la bonne stratégie, ça y est, on peut dormir sur nos deux oreilles.

Il ne tient qu’à nous de faire en sorte que ce ne soit pas le cas.

Face à chaque charge policière, peu de mouvements de foule et de panique. Nous avons résisté, et nous nous sommes tenu.es les un.es aux autres, formant des grappes humaines solidaires. Nous avons pris des coups, mais nous avons essayé d’empêcher les arrestations à chaque fois que c’était possible, sans distinction de nos couleurs de fringues ou de nos pratiques. Même si elle n’a pas permis de mettre en échec le dispositif policier, c’est probablement la meilleure réponse qu’on pouvait offrir dans le contexte qui s’imposait à nous et avec les moyens que nous avions : refuser le tri entre celleux qui pourraient se balader tranquillement entre Châtelet et répu, et les autres dont la place est en garde-à-vue. On a également été assez marqué.es par la diffusion du matériel de protection. De plus en plus de camarades, vêtu.es de noir ou non, viennent avec des masques de protection pour les yeux et la respiration, et c’est chouette à voir.

Big up aux copain.es qui ont lâché un énorme tag sur la statue de la Place de la République « Respecte les putes, pas les keufs », suite aux propos et aux actes d’une partie viriliste du cortège de samedi dernier, décrites dans notre dernière analyse de manif (https://defensecollectiveparisbanlieues.noblogs.org/post/2020/12/08/analyse-critique-de-la-manif-du-5-decembre-2020-contre-la-loi-securite-globale/) et aux camarades qui les ont aidé à désescalader la statue quand les flics ont voulu les chopper.

Il nous reste quelques questions, auxquelles il est difficile d’apporter une réponse. Si la stratégie policière se base sur un critère vestimentaire, faut-il abandonner le noir en manif et continuer à s’anonymiser d’une autre manière ? Ou faut-il au contraire le généraliser pour brouiller les repères au tribunal ? Ce qui est sûr, c’est qu’il est possible de masquer proprement son identification avec des vêtements pas forcément noirs, ni flashy, mais amples et homogènes, sans logos, qu’on ne garde pas chez soi après la manif.

Pour finir, nous conseillons vivement d’ouvrir des espaces de paroles suite à la manif. C’était violent, psychologiquement et physiquement, c’était dur, et on pense que c’est nécessaire de ménager des moments de debrief et d’extériorisation dans nos groupes pour les personnes qui souhaiteraient en rediscuter. L’objectif de l’état, c’est l’isolement par la peur, pour qu’on ne retourne pas dans la rue en-dehors des cadres pacifiés et inutiles des syndicats. Notre stratégie face à ça, ça pourrait au contraire de ne pas rester isolé.es face à nos angoisses, d’en parler entre nous, d’offrir un cadre à ces discussions qui ne soit pas viriliste mais qui prenne en compte les limites de chacun.es et nos capacité différentes à supporter cette violence. C’est normal d’avoir peur, parlons-en pour l’affronter collectivement.

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