Introduction :

« Un revenu pour tous les paysans »1, c’est une revendication officielle de la Confédération paysanne. Symptomatique des lignes des clivages en interne, qui aboutissent à un slogan si fourre-tout (aides PAC en fonction des UTH, prix rémunérateurs, aides sociales MSA alignées sur le régime général de la CAF…, chacun-e y trouve son compte). Dans la mesure du comparable, le syndicalisme « de bureau », co-gestionnaire (revendiquant l’entrisme dans les institutions agricoles), de la Conf’ en fait une sorte de CFDT agricole2, proche du PS-EELV.

 

Entre la Conf’ et la CNT-FTTE3, il y aurait de la place pour un syndicat agricole réellement de gauche, sorte de SUD-Solidaire4 paysan, qui permettrait de sortir enfin du corporatisme inhérent au monde agricole. Argument souvent avancé : les paysan-ne-s ne sont pas salarié-e-s mais plutôt des petits patrons et n’ont rien à faire chez nous. L’argument ne tient pas : souhaitons aux camarades étudiant-e-s non-salarié-e-s d’être les bienvenu-e-s chez SUD-étudiant.

 

Dénonçons l’enfumage de la Conf’ et sa vision attrape-tout de la paysannerie, qui se garde bien de proposer une définition claire de ce qu’est l’agriculture paysanne5. L’objet de ce texte n’est pas d’en proposer une définition ; on peut prendre comme base de départ celle de Chayanov6, qui y voit plutôt des « travailleur-euse-s indépendant-e-s » …donc tout à fait compatible avec une jonction entre paysan-nes et salarié-e-s.

 

Bref, pour tout l’éventail des sensibilités à la gauche du PS, il y a de la place pour la critique, et pour proposer autre chose. Nous nous baserons sur l’analyse de l’ouvrage de Terre de liens Normandie Des graines dans la pelleteuse, Rencontres 2016 des luttes foncières.

 

Mais avant de penser à d’éventuelles alternatives, il s’agit de décrypter l’idéologie TdL et les enjeux systémiques sous-jacents.

 

 

1/ Une approche économique :

 

4830 donateurs-trices à TdL, pour lutter contre la spéculation des terres agricoles. Bel exemple de pseudo-radicalité verbale et visuelle. Au-delà des brochures de communication de TdL, des critiques peuvent être émises de toutes parts :

 

  • Critique capitaliste libérale :

Basée sur l’offre et la demande, la théorie économique libérale affirme qu’acheter des terres fait mécaniquement monter le prix du foncier (pour un exemple d’actualité, voir les environs de Bure, où l’Andra presse les agriculteurs-trices de vendre en faisant des propositions d’achats bien supérieures aux cours du marché).

 

  • Critique capitaliste keynesienne :

Le raisonnement sur l’« euthanasie du rentier » s’applique ici, qu’est-ce qu’un fermage si ce n’est une rente à vie. À vies, pourrait-on dire, si l’on suppose la transmission des fermes (cheval de bataille de la Conf’) de génération en génération de paysan-nes.

 

  • Critique anti-capitaliste :

« Le monde n’est pas une marchandise », d’après un slogan de la Confédération paysanne à la fin du XXème siècle. Et notamment, la nourriture non plus. Contradiction majeure7 pour un syndicat regroupant des travailleur-se-s produisant dans le but de vendre. La terre non plus : « la terre ne se vend pas, elle se défend », proverbe paysan.

 

  • Critique éthique :

On ne fait pas son business en louant à d’autres des terres qui nous ont été données…

 

Un petit calcul de coin de table avec des exemples concrets : 40 ans de carrière, 3000€/ha à l’achat, 150€/an de fermage8 pour le locataire, 20€/an de taxes foncières pour le propriétaire, taux d’intérêt de 3 % pour l’emprunteur, une valeur des terres agricoles qui augmente plus vite que l’inflation (ce qui signifie que l’investissement est rentable)…

De ces quelques données, il découle que les paysan-nes peuvent, le temps d’une carrière, devenir pleinement propriétaire des terres où iels travaillent, pour une somme plus faible que le fermage qu’iels auraient eu à débourser. Où il apparaît que, de ce contexte précis, mieux vaut la dépendance au banquier qu’au propriétaire… D’autant plus lorsque le-dit banquier a bien conscience que prêter pour acheter des terres est sans risque pour lui, dans la mesure où le prix des terres agricoles augmente plus vite que l’inflation.

À l’inverse, les foncières de type TdL ont un intérêt économique bien compris à louer aux producteur-trice-s les terres agricoles dont elles sont propriétaires. Les fermages touchés couvrent largement les taxes à s’acquitter et permettent ainsi l’existence d’une bureaucratie salariée.

 

Chacun-e se fera son avis sur la pertinence économique éventuelle de la location (même s’il est beaucoup d’autres paramètres à prendre en compte que ceux seulement monétaires). En ce sens, si l’« investissement citoyen » est le plus avantageux pour TdL, l’« investissement paysan » est plus pertinent pour l_ paysan-ne.

 

  • Un cas particulier : le bail rural environnemental (BRE) :

C’est un cas de fermage qui présente la particularité de diminuer le montant du fermage à payer en échange de contraintes agricoles imposées (mesures agro-environnementales, certification bio, …).

Si l’on part de l’hypothèse que tout-e paysan-ne sincère respecte spontanément toutes ces contraintes, il y a là une brèche pour abolir la rente du propriétaire, associatif ou particulier, via la mise en place d’un fermage nul ou symbolique.

Le BRE possède néanmoins des conditions d’application très restrictives (zone Natura2000, etc). Tout les proprietaires ne peuvent pas le mettre en place.

Il existe heureusement des alternatives au Code rural, qui permettent de s’émanciper de la rente.

 

  • Un autre cas particulier : l’acquisition de bâti agricole, un modèle économique bancal

TdL se porte de moins en moins propriétaire de bâti, corps de ferme et autres bâtiments agricoles, car l’entretien (à la charge du propriétaire) s’avère onéreux. Agriculteurs-trices endetté-e-s qui tentent de se débarrasser de « ruines ruineuses » d’un côté, refus polis de structures revendiquant de faire « pousser des fermes » de l’autre. Cocasse.

 

  • Comme un parfum de lutte des classes9 :

D’un côté, un-e paysan-ne qui travaille, qui paie son fermage. Enfin, pas vraiment d’après les brochures de TdL : il s’agirait plutôt d’un « don » (périodique et forcé) à TdL afin que la foncière puisse acquérir (accaparer ?) d’autres terres agricoles.

De l’autre, des donateurs-trices qui « prêtent » gratuitement de l’argent à TdL (« un placement qui ne rapporte rien mais qui ne coûte rien non plus »10. (Taux d’intérêt nul ou égal à l’inflation ? Flou artistique sur la question). Mais quelles classes sociales peuvent se permettre de laisser « dormir » à taux zéro des milliers d’euros d’épargne ? A priori pas les classes populaires.

Et au milieu, des salarié-e-s de bureaux ; pour avoir une idée de leur rémunération, voir la convention collective de la Conf’ qui peut servir de bonne approximation (exemples fréquents de fiches de poste sur les mailists de l’Auberge de la solidarité)

… à quoi s’ajoutent des bénévoles qui travaillent gratuitement pour « la cause », souvent sans en maîtriser les enjeux sous-jacents, au vu des entretiens réalisés sur les salons et les stands de TdL. La combinaison entre travail salarié et bénévole est toujours interrogeable.

 

De quoi disserter sur les thèmes de la théorie de la valeur, la répartition des richesses produites, l’exploitation des producteur-trice-s, etc, etc.

 

 

2/ Une approche en terme de gouvernance :

 

D’après leurs brochures officielles, la gouvernance de TdL combine plusieurs types d’acteurs institutionnels :

On y trouve tout d’abord une lourde bureaucratie interne : 1,24 administrateur-trice par paysan-ne, 0,30 salarié-e-s par paysan-ne). Quelle pertinence d’un modèle où il y a plus de surveillant-es que de travailleur-euses ?

À quoi s’ajoute une gouvernance « citoyenne », assez aisée pour investir dans TdL (sorte de « démocratie censitaire » en charge de la gestion du foncier).

L’État est présent au CA, qui contrôle ainsi les bureaucrates de manière directe et de manière indirecte, via d’éventuelles subventions.

 

Face à tant de matière grise, des paysan-ne-s atomisé-e-s dans les campagnes avec la tête en vrac à la fin de la journée de travail… Si l’on en croit la com’ officielle, l’association Paysans Terre de lien (sorte de syndicat paysan informel interne à la structure) est perçue sinon avec hostilité, du moins avec incompréhension. Avec l’argument (fallacieux) : nous sommes désintéressés (voire bien-intentionnés) puisque nous agissons « sans en espérer aucun bénéfice », contre la spéculation foncière.

 

Faisons un parallèle avec le monde ouvrier : imaginons une usine que des ouvrier-es devraient louer de leur poche pour avoir le contrôle des moyens de production, et qui se verraient imposer des contraintes supplémetaires par rapport à leurs concurrents. Et qui se verraient utilisés comme faire valoir par une bureaucratie pour que la structure propriétaire recoive des dons et développe ce modèle économique. Difficile de trouver un syndicat ouvrier pour défendre ce modèle.

 

 

3/ Une approche sociétale :

 

Ces aspects économiques ne sauraient cacher le contexte social et humain dans lesquels ils s’enchâssent :

  • un fort contrôle social dans nos campagnes, le qu’en-dira-t-on rural où les gens te laissent te casser la gueule en te cassant du sucre dans le dos, et une crainte de tout dissensus ;

  • un faible niveau de capacité d’analyse économique et la prégnance de l’idéologie capitaliste libérale ;

  • une certaine forme de résignation paysanne avec l’idée que, à tout prendre, mieux vaux un propriétaire « bon », avec lequel on s’entend bien ;

  • un cadre juridique dominant (le Code rural) conservateur ;

  • des structures de contrôle agricole oppressantes (Chambre d’agriculture, syndicat dominant, SAFER, DSV …)

  • la MSA, à la fois CAF et Sécu agricole, qui alloue des droits bien inférieurs au régime général (pensée au camarade qui vit royalement avec 80€/mois d’allocations parce qu’il a été ouvrier agricole les mois précédents)

  • la Conf’ paternaliste qui accepte bien volontiers de te dicter son modèle d’agriculture dès que tu acceptes d’en devenir l’obligé-e.

… autant de facteurs qui se renforcent les uns les autres.

 

Dans cette optique, TdL n’est rien d’autre qu’une couche de plus de contrôle social institutionnalisé, dont les agris (de gauche mais pas que) crèvent (au sens propre mais pas que), le plus souvent sans tenter de se révolter avant…

 

 

4/ Une approche marketing :

 

Tous les mots du capitalisme vert et du greenwashing sont présents : « porteurs de projets », « lobbying », « stratégies foncières vertueuses », « commercialisation » en « circuit court » (comprendre : impossible de nourrir les copaines des villes à prix libre), mais aussi « luttes foncières » (??).

En clair : une juxtaposition de « projets d’entreprise économiquement viables » avec le monde économique qui va avec…

 

 

5/ Un exemple de lutte (pas que) foncière : Bure

 

D’après des propos (off?) d’une table d’info sur Bure, TdL ne semble pas pressée de s’impliquer dans cette lutte. Pourtant, si l’objectif est de lutter contre la spéculation foncière, il est urgent d’agir sur place pour y maintenir un paysannat car les prix de la terre y ont déjà doublé…

 

 

En résumé :

 

Sous couvert de protection environnementale minimale, aucune remise en cause du statut de marchandise de la nourriture, vision de la terre comme objet de rente rendant possible une bureaucratie nombreuse cogérée par l’État et la bourgeoisie rose-verte ou autre, sans revendication sociale pour les travailleur-se-s et sans lien avec les autres luttes sociales ou environnementales.

 

Une vision de l’agriculture faussement « de gauche » PS-EELV-Conf’-TdL-GAB11 qu’il s’agit de démystifier auprès des éventuel-le-s sympatisant-e-s, première étape nécessaire à l’émergence d’une agriculture réellement émancipatrice.

1… et tant pis pour la féminisation des slogans.

2Toujours dans la mesure du comparale, la FNSEA serait un syndicat de patrons, sorte de MEDEF agricole. Leurs président-e-s successif-ve-s, à l’exemple de Xavier Beulin (patron d’une grande firme de l’agrobusiness), en est une illustration.

3Fédération des Travailleur-euses de la Terre et de l’Environnement

4Pourquoi SUD ? Vu le trollage systématique effectué aux « 30 ans de la Conf’ » en aout 2017 pour la convergence des luttes dans la rue le 12 septembre 2017 par leur base, on peut imaginer des liens avec elleux. Refus ferme, mais poli de la Conf’, en substance : « on publiera un communiqué de soutien aux salarié-e-s en lutte »

5La définition proposée est fourre-tout : « L’agriculture paysanne est une agriculture au service de la société. Elle permet à un maximum de paysans répartis sur tout le territoire de vivre décemment de leur métier en produisant, sur une exploitation à taille humaine, une alimentation saine et de qualité, sans mettre en danger les ressources naturelles de demain. Elle participe avec les citoyens à rendre le milieu rural vivant dans un cadre de vie apprécié par tous. »

Omission d’autant moins innocente au vu de l’objectif avoué de la Conf’ : obtenir des voix aux élections professionnelles. Étant donné que ses meilleurs résultats sont chez les retraité-e-s du monde agricole, ça laisse supposer du niveau de folklore de l’image de l’agriculture qu’elle diffuse (voir l’exemple dans le livre de Xavier Noulhianne, Le Ménage des champs, Editions du bout de la ville, 2017)

6Chayanov définit 2 types d’agriculture en fonction de la main-d’œuvre salariée utilisée : l’agriculture paysanne, où la quantité de main d’œuvre salariée ne dépasse pas la main d’œuvre familiale ; les paysan-ne-s sont alors des travailleur-euse-s indépendant-e-s. À l’inverse, une main d’œuvre salariée nombreuse dans une exploitation agricole est la marqueur d’une agriculture capitaliste.

7On se basera en première approche sur la définition suivante : une marchandise est un bien ou un service produit dans l’optique d’être vendu.

8Avec une nuance, quand même : le prix du fermage (fourchette fixée par la préfecture) a une tendance de long terme à diminuer en euros constants et même en euros courants donc le calcul reste à affiner.

9Aux « 30 ans de la Conf’ », il y avait une conférence traitant de lutte des classes, où les animateurs à la tribune ne voyaient pas le problème que pose le fermage en tant que captation de valeur des producteur-trice-s (et refusaient systématiquement les appels des syndiqué-e-s (SUD, CGT, FSU…) à les rejoindre dans la rue). Drôle de conception de la lutte des classes… Dans une autre conférence, l’appel au monde non-agricole était encore plus clair, en substance : « achetez des terres agricoles et montez des GFA (le dada de la Conf’) pour y installer des paysan-ne-s, vous verrez, vous pourrez avoir un retour sur investissement de 3 %/an grâce au fermage, mieux qu’un livret A comme placement… »

10Des graines dans la pelleteuse

11Absents du textes, les GAB (groupement d’agriculteurs biologiques) font partie de la même galaxie : au prétexte de protection de l’environnement (agriculture bio), ils nous refont le discours de la FNSEA d’avant la scission de la Conf’ (« paysan-ne-s, agribusiness-wo-men, consommateur-trice-s, collectivités territoriales, tous ensemble pour l’environnement ! ») ; voir La nature est un champ de bataille, Razmig Keucheyan, Éditions Zones