Étudiant les rapports d’appropriation comme l’esclavage, le servage ou ce qu’elle appelle le « sexage », en 2016, la sociologue féministe Colette Guillaumin constate que « plus la domination tend à l’appropriation totale, sans limites, plus l’idée de « nature » de l’approprié sera appuyée et « évidente » 1 ». Pour ma part, j’ajouterais que c’est en ce qui concerne les animaux autres que les humains, dont nous nous approprions les corps (notamment le système reproductif) et la chair, que l’invocation de l’idée de « nature » est la plus marquée. J’appellerai alors « naturalisation » un processus qui me semble procéder de trois manières. D’abord, il considère certains êtres comme de simples éléments interchangeables de la « Nature », en diluant leur individualité au sein de cette totalité ( « ils sont la Nature »). Ensuite, il fait apparaître leur appropriation ou utilisation comme étant inscrite dans leur « nature » même ( « c’est leur nature »). Enfin, afin d’être opérant, il postule le principe selon lequel cette appropriation ou utilisation, parce que « naturelle », serait justifiée ( « c’est la Nature »). Je proposerai de mettre en évidence et de déconstruire le discours naturalisant en trois points :

1) On peut qualifier de totalitaire la vision qui présente certains animaux non pas comme des individus qui vaudraient pour eux-mêmes, mais comme des parties d’un ensemble qu’on appelle la « Nature ». Penser que certains êtres ne comptent pas pour eux?mêmes, mais sont uniquement des rouages d’un ensemble, témoigne en effet d’une vision totalitaire répandue chez certains écologistes. Par la description qui en est faite, tout se passe comme s’ils étaient des spécimens indifférenciés d’une catégorie (l’espèce), n’agissant jamais selon leurs intérêts et préférences propres, mais en étant au service d’une finalité qui les dépasse. C’est alors selon cette grille de lecture qu’on explique leurs comportements et qu’on les observe en train d’incarner ce qu’on considère comme étant leur « rôle ». Dans cette perspective, l’individu qui s’accouple ne cherche pas à satisfaire ses désirs et à éprouver du plaisir, mais est en train d’assurer une « fonction », utile à la totalité. Bref, l’individualité de l’être naturalisé est diluée au sein de la « Nature » à laquelle il est censé appartenir et avec laquelle il est amalgamé, au même titre que les brins d’herbe et les cailloux. Dès lors que l’on reconnaît le caractère irremplaçable de chaque être sentient singulier, nous ne pouvons pas nous contenter d’une conception qui présente les animaux comme de simples transporteurs de gènes ou exemplaires de catégories. Chaque individu sentient importe pour lui-même, indépendamment du fait qu’il soit en voie d’extinction ou non (que les autres individus assimilés à une même catégorie soient abondants ou rares). Mais l’écologie totalitaire considère les individus comme des spécimens entièrement remplaçables par d’autres éléments assimilés à une même catégorie (souvent l’espèce). Ils ne comptent pas, mais sont comptés : seul importe leur nombre permettant de garantir que la « fonction » attribuée à leur catégorie assure la préservation de la totalité (la « Nature », entendue comme ensemble d’écosystèmes, taux de biodiversité, etc.). Ainsi, la valeur propre de chaque animal singulier (celle qu’il a par lui-même, celle qu’il accorde à ses expériences vécues et à sa vie) est réduite à une valeur relative au « rôle » positif ou négatif de son espèce pour la préservation des écosystèmes. On peut noter que, dans cette perspective, les individus humains n’auraient aucune valeur intrinsèque non plus, et se verraient même attribuer une valeur « fonctionnelle » négative, puisque leurs activités sont globalement néfastes à la préservation des écosystèmes actuels. Mais, évidemment, seuls les êtres assimilés à des catégories autres que celle de l’espèce humaine reçoivent l’étiquette « nuisible », puisque la perspective écologique totalitaire n’est adoptée que pour les autres animaux. Cette écologie est fondée sur le spécisme et la distinction entre d’une part l’Humanité, et d’autre part la Nature. L’idée de Nature fonde alors une idéologie totalitaire qui s’applique uniquement aux non-humains. Nous qualifions dès lors d’écofasciste2 le sort réservé à certains êtres sentients considérés comme des nuisibles avec la « gestion de la Nature » par la chasse.

Cette vision totalitaire est fausse d’un point de vue éthique. L’idée que la valeur réside dans l’ensemble plutôt que dans les parties peut être vraie pour certains ensembles et fausse pour d’autres. Prenons l’exemple de l’œil comme partie de mon organisme : ici, la partie n’a qu’une valeur relative en tant que moyen : elle est utile à l’ensemble qui, lui, importe pour lui-même, dispose d’une valeur propre. Par analogie, le totalitarisme considère alors que l’organisme, pouvant lui-même être vu comme une partie d’un ensemble plus large (l’écosystème), n’aurait qu’une valeur relative en tant que moyen : il serait utile à l’ensemble (l’écosystème). Cependant, reconnaître dans un cas la valeur relative des parties et la valeur propre de l’ensemble (l’organisme) n’implique pas de considérer que toute partie n’a de valeur que relative et que tout ensemble (la société, l’écosystème, le vivant, l’Univers, etc.) a une valeur propre. L’analogie pose problème : dans le premier cas, l’ensemble est un individu sentient, alors que dans le second, ce sont les parties qui sont sentientes. L’écosystème, lui, n’est pas un être sentient pouvant ressentir des expériences (positives ou négatives), il n’a pas de vécu lui permettant d’être subjectivement affecté par quoi que ce soit. Alors, s’il est vrai que dans le premier exemple, la partie (l’œil) n’a de valeur que relative à l’ensemble disposant d’une valeur propre (l’organisme), à l’inverse, avec le second exemple, c’est l’ensemble (l’écosystème) qui n’a de valeur que relative à certaines de ses parties (les organismes sentients) : l’état d’un écosystème à un instant t est un moyen permettant aux êtres sentients de tirer plus ou moins satisfaction de leur vie. En toute rigueur, la préservation des écosystèmes, qui sont toujours en évolution, et l’accroissement du taux de biodiversité ne sont jamais souhaitables en soi. Il ne s’agit pas d’objectifs que nous devrions viser pour eux-mêmes, mais uniquement si et dans la limite où cela favorise le bien-être des êtres sentients. Il ne peut s’agir que de moyens en vue d’une fin qui est de permettre aux individus sentients qui s’y trouvent de pouvoir jouir de leur vie. Ainsi peuvent s’envisager sur le long terme des moyens d’intervention qui visent non pas à « respecter la Nature », mais bien plutôt à aménager la Terre pour améliorer durablement la qualité de vie des êtres sentients.

2) Considérer que certains êtres ont une « nature » qui les pousse à obéir à une finalité est une fiction finaliste. Celle-ci consiste à voir des finalités à la place des causes, à expliquer les choses par la référence à une finalité qui, en fait, n’existe pas. Ce n’est pas parce que nous, êtres sentients, nous fixons subjectivement des buts, que l’Univers lui?même obéit à un but. Nous savons aujourd’hui que les plantes ne produisent pas d’oxygène pour que nous puissions respirer mais que, en vérité, nous respirons parce que les plantes produisent de l’oxygène. De la même manière, la pluie ne tombe pas pour faire pousser la végétation, mais les plantes poussent parce que la pluie tombe – phénomène qui s’explique également par d’autres causes et non d’après une finalité globale (décidée par « Mère Nature ») à laquelle tous devraient participer. En ce qui concerne les animaux dotés d’une volonté propre, capables d’agir en vue de leurs propres fins, leurs comportements s’expliquent par exemple par leurs intentions, et non pas par rapport à une finalité globale qui aurait été décidée par « Mère Nature », entité fictive à laquelle nous prêtons des intentions. Mais la naturalisation consiste à imaginer que « Mère Nature » leur aurait assigné une « nature » fixe et définitive (c’est-à-dire une essence : c’est ce qu’on appelle l’essentialisme) à laquelle serait associée une finalité définissant leur « rôle » (finalisme). Cette « nature » profonde, censée être indépendante des circonstances et influences extérieures qui s’imposent à eux, justifierait miraculeusement les traitements qu’on leur inflige. La fiction d’une « nature » des uns les déterminerait à être destinés à l’usage des autres : « ils sont faits pour ça ». Ce serait donc dans la « nature » des poulets d’être rôtis, des sangliers d’être chassés, des souris d’être soumises à des expérimentations, des poissons d’être pêchés, etc. Selon ce même schéma, les Noirs devraient servir les Blancs, les femmes devraient servir les hommes, les autres animaux existeraient pour être mangés ou utilisés : c’est leur « nature », le « destin » qu’ils devraient accomplir. Ainsi, selon Aristote qui défendait déjà il y a 2500 ans une vision essentialiste et finaliste, « [l]a nature […] ne fait rien en vain […] En outre, dans les rapports du mâle et de la femelle, le mâle est par nature supérieur, et la femelle inférieure, et le premier est l’élément dominateur et la seconde l’élément subordonné […] La nature tend assurément aussi à faire les corps d’esclaves différents de ceux des hommes libres, accordant aux uns la vigueur requise pour les gros travaux, et donnant aux autres la station droite et les rendant impropres aux besognes de ce genre3 ». La naturalisation des oppressions consiste ici à faire passer l’ordre social imposé pour un « ordre naturel », censé être normal, nécessaire et légitime car voulu par « Mère Nature ».

3) Dire qu’une pratique est souhaitable parce que « naturelle » est un procédé rhétorique fallacieux nommé appel à la nature. Ce naturalisme prescriptif s’inscrit dans une filiation avec les éthiques naturalistes antiques, notamment stoïcienne et aristotélicienne, qui invitaient à agir selon les « lois de la nature ». Du fait de la polysémie du terme « loi », nous devons rappeler que ce que nous désignons parfois par « lois de la nature » ne doit pas être confondu avec des lois morales (des normes éthiques devant guider les comportements). Les lois de la nature correspondent à des lois physiques de cause à effet (lesquelles permettent par exemple d’expliquer la propagation d’un virus ou la dégénérescence cérébrale) et non à des règles morales à suivre (pour respecter la volonté de « mère Nature »). Cependant, tout au long de l’histoire, des projets idéologiques violents ont profité de cette confusion en faisant des appels à la nature. Selon Yves Bonnardel, « [p]ratiquement tous les mouvements réactionnaires font appel à l’idée de Nature, pour légitimer le patriarcat ou pour justifier le racisme, pour instaurer une monarchie […], pour combattre […] l’homosexualité… 4». C’est pourquoi il est nécessaire de rappeler que le caractère « naturel » ou non d’une chose ou d’une pratique ne dit rien de son caractère bon ou mauvais et ne nous donne aucune raison a priori de l’encourager ou de l’empêcher. Le marketing publicitaire use constamment d’appels à la nature pour sous-entendre que ses produits seraient bons pour la santé et écologiques. Or, si l’on considère qu’il est souhaitable qu’un produit soit bon pour la santé et écologique, la question n’est pas de savoir s’il est composé d’ingrédients « naturels » ou « artificiels » mais si, du fait des molécules qui le composent, il est bon pour la santé et écologique. Non seulement la distinction entre le naturel (exemple : le virus Ebola, les champignons vénéneux, la dégénérescence cérébrale, les éruptions volcaniques) et l’artificiel ne correspond pas à une distinction entre le bien et le mal ou entre le sain et le dangereux, mais cette distinction est elle-même confuse dès lors que l’on reconnaît que tout est chimique, composé de molécules. Et d’un point de vue éthique, si l’on considère que ce qui est souhaitable est de réduire les expériences négatives (les souffrances) et de maximiser les expériences positives (les plaisirs) vécues par les êtres sentients, la question n’est pas de savoir si une pratique est « naturelle » ou non, mais si ses conséquences sont bonnes ou mauvaises. Considérer que certaines pratiques sont « naturelles » est tout à fait compatible avec le fait de les considérer comme nuisibles et de tout faire pour les éviter. Ainsi, dire que tuer est « naturel » ne nous dit pas qu’il est souhaitable de le faire. Le fait que les humains soient « naturellement » omnivores (la consommation de produits d’origine animale est une possibilité, non pas une nécessité physiologique5) signifie simplement que leur organisme peut assimiler des nutriments tirés de sources végétale et animale et non que cela est souhaitable.

Comme nous venons de le voir, avec la naturalisation, certains individus peuvent alors être persécutés avec ce qui s’apparente à une permission ou même une exhortation divine : « C’est dans l’ordre des choses, ils sont faits pour ça, et c’est comme ça, parce qu’il faut respecter la Nature ! »

La naturalisation constitue donc un processus de chosification en même temps qu’une tentative de justification qui accompagne la transformation de certains animaux en produits de consommation, en moyens de divertissement, en compagnons dociles, etc., à travers la chasse, la capture, voire l’élevage et les modifications génétiques opérées à des fins esthétiques (animaux dits « de compagnie ») ou productivistes (animaux dits « d’élevage »). Avec l’élevage appuyé par l’insémination artificielle et les croisements génétiques, l’on crée avec attention une « nature » qui sera incarnée par celui dont le sacrifice est programmé depuis la naissance. Déjà destiné à être utilisé et mangé, il ne sera rien d’autre que la « nature » qui a été définie pour lui et qui précède son existence. Ainsi prend place le discours sur le « bien-être animal » qui légitime l’ordre social imposé, lequel prend l’apparence d’un « ordre naturel ». Pour ne pas être « contre nature », c’est-à-dire un détournement du « destin » selon la fiction finaliste et une faute morale selon l’appel à la nature, le bien-être s’applique à des animaux dont les intérêts sont déjà niés, qui ne sont pensés qu’en fonction et en vue de leur exploitation.

Cédric Stolz enseigne la philosophie et est l’auteur des livres Des animaux sur la Terre, L’Harmattan (2018) et De l’humanisme à l’antispécisme. Le XXIe siècle est celui des animaux, Éditions Ovadia (2019).

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Notes :

1. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature, L’Harmattan, 2016, pp. 81?82.
2. Le philosophe Tom Regan parle quant à lui de « fascisme environnemental » dans Les Droits des animaux, Paris, Hermann, 2012, p. 727.
3. Aristote, La Politique [IVe siècle av. J.?C.], livre I, chap. II, traduit par Jules Tricot, Vrin, pp. 27?39, 1995.
4. Yves Bonnardel, « En finir avec l’idée de nature », dans Y. Bonnardel, T. Lepeltier, P. Sigler (dir.), La révolution antispéciste, PUF, 2018, p. 158. Reprise d’un article paru dans Les Temps modernes en 2005, qu’on peut lire ou trouver en brochure sur le site des éditions tahin party.
5. Par exemple : la position officielle adoptée depuis 1987 par l’American Dietetic Association, la plus grande association de nutrition et de diététique qui regroupe 100 000 membres, affirme que « [b]ien conçue, une alimentation végétarienne, y compris végétalienne [qui repose sur la culture de végétaux et sur la culture de bactéries pour la vitamine B12], est saine, adaptée sur le plan nutritionnel et peut procurer des avantages pour la prévention et le traitement de certaines maladies. Elle est appropriée à toutes les périodes de la vie, en particulier la grossesse, l’allaitement, la petite enfance, l’enfance, l’adolescence, le troisième âge, ainsi que pour les athlètes. » « Position de l’Académie de nutrition et de diététique au sujet de l’alimentation végétarienne », in Alternatives végétariennes, n° 126, 2016.

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