Où va la justice administrative ? – II

Les déclarations dont fait état l’article de l’Express du 21 février 2005, consacré à la juridiction administrative et intitulé : Triste Etat,

sont fort révélatrices des problèmes de fond qui génèrent ce que l’auteur appelle « un gigantesque boom des recours devant [les] tribunaux administratifs. ». Mais ces informations auraient dû amener des conclusions que l’auteur ne tire pas. Par exemple, lorsqu’un responsable du SNES estime que : « dans un nombre croissant de situations, l’administration se refuse à appliquer le droit… ». et le président du Syndicat de la Juridiction Administrative Bernard Even déclare : « Afin d’éviter que les tribunaux administratifs n’implosent, il faut s’attaquer aux problèmes en amont… que l’Etat, les collectivités locales et la fonction publique hospitalière commencent à répondre aux demandes des citoyens! ». Alors que pour un avocat : « le droit public [est] en soi défavorable à l’administré, parce que l’intérêt général se doit d’être supérieur à l’intérêt particulier… », appréciation qu’à ce jour les magistrats n’ont pas démentie. Dans l’ensemble de ces déclarations réside, sans doute, la véritable clé du problème, mais pas dans le sens que laisse entendre l’article de l’Express qui voudrait nous faire croire que, finalement, les choses « s’arrangent ».

Si la lecture faite de la loi est telle que « le droit public est en soi défavorable à l’administré », et si la raison en est une conception de « l’intérêt général » qui serait communément admise d’avocats et magistrats, cela signifie que les administrations se trouvent en position de force devant les tribunaux administratifs. Et si de plus en plus « l’administration se refuse à appliquer le droit… », c’est qu’elle sait qu’elle ne sera pas efficacement sanctionnée, que les victimes de son comportement seront à la fin perdantes et que « ça servira d’exemple ». Pourtant, aux termes du droit public écrit il pourrait en être autrement, malgré les éventuels aspects inéquitables de ce droit qui, quelles que soient ses insuffisances, ne fait pas explicitement appel à l’ « intérêt général » au détriment des administrés. Si le nombre des contentieux administratifs augmente au point que d’après Bernard Even « la juridiction va dans le mur », et qu’il est ouvertement reconnu que la cause en est le non-respect de lois et règlements par les administrations, alors pourquoi persister dans une lecture du droit public « défavorable aux administrés » qui sans doute constitue la cause profonde des problèmes ? La seule manière juste d’éviter une explosion du nombre des recours contentieux administratifs, ce serait justement d’employer des moyens de dissuasion conséquents, non pas envers les administrés mais envers les administrations.

Au lieu de réclamer verbalement que « l’Etat, les collectivités locales et la fonction publique hospitalière commencent à répondre aux demandes des citoyens », les magistrats de la juridiction administrative pourraient les y contraindre par des mesures d’instruction plus strictes et contraignantes, des annulations plus importantes de décisions, des imputations de dommages-intérêts plus sévères avec des constats plus forts des fautes lourdes des administrations, des astreintes plus fréquentes, etc… Et les avocats pourraient également y contribuer en durcissant la teneur de leurs demandes et plaidoiries à l’encontre des administrations. Aucune déclaration de circonstance devant les médias ne serait alors nécessaire, car les administrations se trouveraient matériellement dans la nécessité impérative de répondre à une telle évolution.

Mais, en général, c’est l’administration et pas l’administré qui dispose des moyens financiers pour engager (avec les deniers publics) un avocat cher payé. Lequel sait, en outre, qu’il a intérêt à « bien se comporter » avec ce client qui, plus il violera la loi et les règlements, plus il lui « passera » d’affaires et plus il fera rentrer de l’argent dans le gousset du cabinet. Et, si on bétonne bien et on parvient à avoir gain de cause devant le tribunal, on pourra faire payer les frais d’avocat par l’administré, l’administration n’aura pas à débourser un sou et la machine pourra tourner à fond. Il en irait autrement si l’affaire se soldait par une sévère condamnation de l’administration, y compris avec des dommages-intérêts le plus élevés possible suite au constat sans complaisance de l’existence d’une faute lourde. Dans ces conditions, l’administration serait bien obligée de s’expliquer devant ses tutelles et de rechercher les responsabilités de ceux qui, jusqu’au au contentieux, ont couvert coûte que coûte cette faute lourde.

Car, devant une importante condamnation en dommages-intérêts, l’agent comptable, le directeur général, le contrôleur financier, le conseil d’administration… ne pourraient pas esquiver la question de savoir qui doit payer, qui en est responsable, par la faute de qui l’administration a-t-elle été condamnée… Mais justement, de telles décisions de justice, on n’en voit guère passer et, lorsqu’une décision administrative est annulée par un tribunal, aucun chef de service de l’administration n’est sanctionné ni ne voit ses promotions mises en cause. C’est même souvent le contraire, le soutien corporatiste aidant, et l’administration revient fréquemment à la charge en prenant les mêmes décisions annulées sous une forme un peu différente ou en refaisant des procédures, afin de prouver que « sur le fond, elle avait raison » et de ne pas permettre à l’administré de faire état d’une victoire si modeste soit-elle.

La situation est très grave. Car l’alternative est claire:

soit, le « désengorgement » de la juridiction administrative se fait par des avertissements sévères à l’adresse des administrations, de façon à les amener à changer de comportement ; mais, au sommet de la juridiction que constitue la Section du Contentieux du Conseil d’Etat et qui reste très peuplée de personnalités provenant de cabinets de ministres, directions d’administrations, etc… aucun signe dans cette direction n’est perceptible à ce jour ;

soit, la justice administrative suivra la même voie que la Cour Européenne des Droits de l’Homme ou (plus récemment) la Cour de Cassation : à savoir, celle du rejet de plus en plus rapide et de moins en moins motivé de la grande majorité des recours. Un tel danger est très réel et imminent, car le rapport « nombre des magistrats / nombre des recours » dans un grand tribunal administratif comme celui de Paris est actuellement moins de quatre fois plus élevé que celui de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, laquelle traite moins de mille dossiers par an en audience publique alors qu’elle est saisie d’environ 40.000 requêtes par an dont la plupart sont rejetées par des procédures éliminatoires.

A nous de ne pas « laisser les choses se passer toutes seules »…

Justiciable

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