vendredi 25 mars 2005

Des Lycéens du lycée Bellevue, Toulouse.

A Monsieur Fillon, Ministre de l’éducation.

Objet : Lettre ouverte.

Monsieur,

Depuis maintenant deux mois, les manifestations lycéennes se
multiplient.
Malgré la forte mobilisation, votre gouvernement reste sourd à nos
revendications. Nous déplorons la manière dont vous semblez
percevoir notre
mouvement et jugeons nécessaire de faire entendre publiquement nos
revendications. Nous désirons par ailleurs instaurer un
dialogue afin de
vous faire part de ce que nous refusons catégoriquement dans
cette réforme,
et des grandes lignes de la logique éducative que nous
désirons voir
appliquée.

Suite aux manifestations importantes et répétées qui n’ont
donné suite à
aucune modification satisfaisante, nous avons pris
l’initiative de durcir
notre mouvement. Ainsi, depuis maintenant quatre jours, nous
occupons le
lycée Bellevue à Toulouse, et avons provoqué la fermeture
administrative de
l’établissement. Notre mouvement n’est pas isolé, il fait
partie d’une
dynamique nationale.

Nous sommes conscients que le système éducatif actuel
nécessite une réforme.
Cependant celle proposée accentuera les inégalités déjà trop
fortes :

Le socle commun réduit au minimum les connaissances (lire,
écrire, compter,
communiquer), et n’inclut aucune matière permettant de
développer un sens
critique. En effet, il se limite à la maîtrise du français, des
mathématiques et d’une langue vivante. Jusqu’où va la culture
humaniste et
scientifique dont vous parlez ? Vous oubliez des matières
essentielles,
l’histoire-géographie par exemple, au profit de la maîtrise
des techniques
de l’information … Nous savons que dans le monde actuel, de
telles notions
ont leurs importances, mais elles ne doivent pas s’imposer au
détriment
d’une culture générale nécessaire à l’épanouissement et au
développement de
chacun. Si cette culture générale n’est pas dispensée dans
l’école publique,
les inégalités vont s’accentuer, et empêcher la mixité sociale.

Vous vous désolez de l’horaire hebdomadaire des lycéens
français, qui est le
plus lourd de tous les pays de l’organisation de coopération et de
développement économique, ce qui est a vos yeux, néfaste au
travail
personnel des élèves. Pour y remédier, vous dites : « il est
souhaitable de
réduire le nombre des options au lycée ». D’autres pays
européens, puisque
vous désirez comparer, parviennent à maintenir les options,
tout en gardant
un nombre d’heures de travail personnel suffisant. Pourquoi
devrions nous
supprimer les options, qui, là aussi, sont indispensables à
l’épanouissement
élargi à tous les aspects de la culture ? En effet, pour que
chaque élève
trouve la voie professionnelle qui lui convient, il est
impératif d’avoir un
accès gratuit à des apprentissages diversifiés, en redonnant
leur importance
à l’art, l’éducation physique et sportive, sans oublier les
langues
anciennes ou les options telles que les sciences économiques
et sociales. De
plus une spécialisation plus marquée dans les sections risque
de cloisonner
encore plus les débouchés de chaque série. La suppression des
options ne
ferait qu’accentuer cette situation.

Il est certain qu’un lien entre les besoins d’employés, de
main-d’oeuvre,
dans les différents secteurs d’activité, et les diverses
formations est
nécessaire, pour éviter un décalage qui créerait davantage de
chômage ; mais
il ne faut pas que l’évolution du marché dirige la logique
éducative, sans
tenir compte des aspirations individuelles de chaque élève.
Les options de
découverte professionnelle que vous proposez orientent-elles
les élèves
selon leurs désirs et passions, ou selon les besoins
économiques de la
France ?

Bon nombre de vos propositions sont accompagnées de tableaux
précis des
budgets fixés « dans la limite des crédits ouverts chaque
année par la loi
des finances ». Quelles sont exactement ces limites ?
Vont-elles permettre
d’appliquer tous les projets annoncés dans votre loi ? Jusqu’à
quel point
peut-on se fier à vos promesses, alors que vos budgets
restrictifs sont déjà
votés ? Dans quelle mesure vos restrictions budgétaires, non
énoncées
explicitement, auront-elles des conséquences, qui pourraient
se révéler
inacceptables, sur les postes et les effectifs ?

De plus, nous notons un paradoxe indéniable : les suppression
de postes de
professeurs entraîneront logiquement une surcharge des classes
(environ 40
par classe). Pour assurer un bon apprentissage, pour favoriser la
participation en cours, et un soutien aux élèves susceptibles
d’avoir des
problèmes de compréhension, il est impératif de réduire les
effectifs qui ne
doivent pas dépasser vint-cinq élèves par classe. La
proposition faite dans
la loi, à savoir le dédoublement des classes de langues, est
en soi une très
bonne initiative de votre part, mais en application concrète, une
demi-classe comprenant 20 personnes est absurde. Dans ces
conditions,
comment un professeur peut-il faire face aux difficultés de
chaque élève ?
Quelle est la part d’investissement que nous pouvons exiger
d’un professeur
? Nous ne voulons pas d’une éducation de masse, l’enseignement
est avant
tout une vocation, un plaisir dont il faut permettre la mise
en place …
mise en place irréalisable si les effectifs augmentent … encore.

Nous sommes d’accord avec le dédoublement des classes « en
fonction de leur
intérêt pédagogique », qui est indispensable dans les matières
clefs de
chaque section. Bien sur, nous approuvons le maintient du
dédoublement de
classe dans les cours de langue, comme énoncé dans la loi,
s’il permet de
créer de réels « petits groupes » où la pratique orale des
langues sera
possible. En effet nous sommes conscients que dans le cadre
européen, la
connaissance des langues étrangères est une nécessité. A ce
niveau là, il
serait intéressant de commencer l’apprentissage d’une seconde
langue vivante
dès la première classe du collège.

Nous prenons en compte et n’ignorons pas les retraits qui ont
été faits pour
la réforme du bac ; en revanche, nous blâmons la logique qui
ressort des
aspects énoncés précédemment. Ils montrent une école au service de
l’économie et de la croissance. Nous pensons que les objectifs
de renforcer
l’égalité des chances et d’augmenter la culture générale sont
primordiaux,
mais nous ne sommes pas d’accord avec la manière dont vous
comptez les
atteindre.

Par exemple, la liaison des chefs d’établissement avec un
représentant des
forces de l’ordre est loin de répondre avec pédagogie aux
problèmes de tout
ordre que peuvent rencontrer les lycéens. Cette mesure
entraînera un rapport
de force, l’impression d’un manque d’écoute, d’agressivité qui
n’est pas
souhaitable. Néanmoins, la création de postes d’assistants
d’éducation
pourra aider à résoudre les problèmes de violence de façon
intelligente.

Nous pensons que notre éducation doit rester indépendante de
l’offre et la
demande de travail, et des besoins des entreprises. Ce n’est
pas à ce marché
de décider de nos apprentissages, l’école a pour but de
façonner le citoyen,
sa personnalité et ses aptitudes, et non pas de former des
unités de
production. L’école est un service public qui doit
impérativement être
autonome, pour que chaque élève s’épanouisse sans influence
extérieure
orientée. Dans cette même perspective, l’école doit donner
donner de façon
équitable un bagage culturel suffisant pour un bon
développement de l’esprit
critique.

Nous n’avons pas la prétention d’imaginer un projet de loi,
mais il nous
semble indispensable de vous communiquer nos idées, et les
grandes lignes de
la logique que nous voulons voir appliquée. C’est pourquoi
nous avons rédigé
cette lettre avec la ferme intention d’instaurer un dialogue.
Devant votre
obstination, votre mutisme, votre mépris à l’égard de notre
mouvement, qui
ne s’est jamais essoufflé, nous mettons à plat nos
revendications. Une
démocratie n’implique-t-elle pas une écoute des attentes du
peuple, et donc
aussi des lycéens qui le constituent ? Nous faisons, par la
présente lettre,
une demande officielle à notre droit d’écoute, étant donné que les
manifestations légales n’ont pas été prises en compte.

Monsieur le ministre, rester sourd et aveugle face à un
mouvement de cette
ampleur ne nous semble pas être une attitude constructive. Ce
type de
comportement n’est pas tolérable de la part d’un gouvernant.
Vous prétendez
que ce n’est pas la rue qui gouverne, et que ce n’est pas au
nombre de
lycéens dans les rues que vous mènerez votre politique, mais
ce n’est pas en
l’ignorant que vous trouverez l’appui de la majorité.

Dans l’attente d’une réponse rapide de votre part,

Les lycéens du lycée Bellevue, Toulouse.

Information aux lycéens de Bellevue : l’occupation a cessé
pour le week end
de Pâques, pour des raisons de sécurité. Mais le blocus et
l’occupation
reprennent mardi matin : nous donnons rendez-vous à tous les
élèves de
Bellevue mardi matin, aux alentours de 4h30-5h, afin de
réinstaller
barricades et campement. Nous appelons aussi tous les lycéens
de tous les
lycées à en faire de même : nous devons rester mobilisés.