Qu’ils aient été spontanés ou parfois plus ou moins organisés, ces déboulonnages se sont produits au cœur même d’un mouvement insurrectionnel massif, les rues étant occupées par une partie du peuple en pleine révolte. Cela a été en partie le cas récemment aux Etats-Unis après le meurtre de Georges Floyd où les statues de divers colonialistes (mais pas que..) dont Christophe Colomb ont été renversées ou simplement  endommagées ou décapitées.

On se rappelle qu’à Charlottesville le 12 août 2017 une manifestation avait rassemblé toute les tendances de l’extrême droite américaine ; une contre manifestante fut tuée par un jeune néo-nazi. Trump s’était alors empressé de condamner les deux camps mais surtout le mouvement contre la suprématie blanche qui s’en prenait aux statues du général Lee.
Louis-Georges Trin, président du CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France) avait alors considéré qu’il fallait aussi poser la question des emblèmes esclavagistes en France, comme les statues de Colbert qui fut un « acteur de la légalisation de l’esclavage » avec le Code noir et « coupable de crime contre l’humanité ». Cet appel, qui n’avait eu que peu d’audience il y a trois ans a trouvé cette fois, à l’occasion du Black lives matter, un écho beaucoup plus favorable et concret dans l’hexagone et dans les Antilles.

Une différence de taille pourtant, entre les deux pays : Les déboulonnages qui se sont produits en France ont été plutôt une action propagandiste saisie au vol par des groupes politiques ou des lobbies, qu’une explosion populaire. Actions pédagogiques pourrait-on dire qui s’inscrivent dans un contexte de grande ignorance et d’amnésie totale de la plus grande partie de la population de ce que fut réellement le colonialisme.

Et, en effet, qui connaît dans l’hexagone cet « Ordonnance ou édit de mars 1685 sur les esclaves des îles de l’Amérique » dite Code noir inspiré par Colbert, tiré de l’expérience de divers « administrateurs » de main-d’œuvre et rédigé par son fils, qui concerne tout ce qui permet d’administrer, d’unifier et de rationaliser le système : de la religion à la nourriture, des châtiments aux libertés éventuellement accordées aux esclaves ? Le texte entre dans les moindres détails des relations entre les maîtres et les esclaves un peu comme le code du travail régit les relations entre les patrons et les salariés. A tel point qu’il est encore considéré par certains comme un progrès « humaniste » par rapport aux relations antérieures non codifiées et « anarchiques ». A noter que les différents parlements hexagonaux refusèrent d’enregistrer l’ordonnance au prétexte qu’elle contrevenait au principe selon lequel toute personne présente sur le sol français est libre (le servage n’existait plus depuis longtemps). Elle ne le fut que par les Conseils des différentes îles antillaises. A noter encore que malgré la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui énonce le principe de l’égalité des droits à la naissance, la Constituante comme la Législative de 1791, sous la pression du lobby des milieux financiers et colons des Antilles réuni en permanence à Paris, décidèrent que cet égalité des droits ne s’appliquait qu’aux habitants de la métropole. Le triomphe de l’économie sur l’éthique ne date pas du covid 19 !

Le contexte

Après un siècle de chaos entre 1560 et 1650 (les guerres de religion, les soulèvements paysans, la Fronde…) le capitalisme semble retrouver une nouvelle vigueur. La noblesse se rend compte qu’elle n’a plus le pouvoir de contrebalancer le pouvoir royal lorsqu’elle le juge nécessaire. C’est la bourgeoisie, avec les échanges commerciaux et financiers qui donne à l’Etat sa légitimité et non plus la propriété foncière nobiliaire (voir article sur les pandémies dans le numéro ?).

L’appareil productif se dote de multiples innovations : dans la marine de nombreux progrès technologique lui permettent d’être à la hauteur de l’internationalisation des rapports commerciaux, ainsi que dans l’imprimerie, les mines et la métallurgie. Autant d’éléments qui dynamisent les marchands-banquiers au détriment des nobles. C’est un véritable saut en avant qui coupe les liens avec une société encore empreinte de « médievalité ».

L’Etat monarchique, affaibli par la Fronde, doit reprendre la main pour accompagner ces changements structuraux. Colbert sera the right man at the right place.

La fonction du Colbertisme c’est d’organiser les interactions entre l’Etat et les agents économiques nouveaux et en plein développement, et de trouver un équilibre entre l’Etat et les corporations encore largement existantes. Enrichir l’Etat et accompagner du mieux possible l’accession de la France au rang de superpuissnce, y compris maritime et coloniale.
Une politique qui « vise à enrichir la France en appauvrissant ses voisins ; elle implique simultanément la suppression des douanes intérieures, la création d’un « marché commun » intra-national et la relative fermeture des frontières sur les pourtours du royaume. Vis-à-vis de l’import-export, le ministre voudrait encourager le second terme et décourager le premier. Il crée quelques vraies manufactures d’État (les Gobelins), à l’époque peu fréquentes ; surtout il cherche à stimuler les fabriques privées par le biais de privilèges et de subventions » nous dit Leroy Ladurie.

Dans ce contexte de concurrence, Les îles à sucre étaient devenues, pour les puissances européennes, des possessions que l’on s’arrachait. Pour en extraire tout le profit attendu, il fallait une administration efficace de la gestion de la force de travail, des esclaves, encadrée par des lois claires et applicables partout, alors que jusqu’alors la gestion de la force de travail était le fait de chaque colon ou groupe de colons en fonction de leurs intérêts et de leur bon vouloir. Cette reprise en main par l’Etat se pare de justifications religieuses inscrites dans le Code noir : établir dans les colonies une loi et des règles certaines, pour y maintenir la discipline de l’Église catholique, apostolique et romaine, et pour ordonner de ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves dans lesdites îles. D’ailleurs l’article premier du code préconise que soient chassés des colonies les ennemis des chrétiens que sont « les juifs qui y ont établi leur résidence » sous peine de confiscation de leurs biens. C’est qu’il est en outre prévu que les esclaves (qui sont des personnes dotées d’une âme) puissent être baptisés de façon à faire de la colonie une terre exclusivement chrétienne.

Il n’est donc pas possible d’isoler le Code noir du moment précis du développement du mode de production capitaliste dont il est issu. Et si le code noir est un crime contre l’humanité comme le dit L.G. Trin, le capitalisme en est un lui aussi. Sous-entendre qu’il aurait pu en être autrement tout en maintenant le mode de production relève de l’imposture.

JPD