[ Note des traducteurs : Le cadre particulier de cette traduction (un interview) nous amène à conserver exceptionnellement le terme de “race”, qui est largement utilisé aux USA. Ce bien que nous ne souscrivions ni à cette terminologie ni aux théories racialistes qui y sont rattachées. ]

 

LES MOTS D’ORDRE

  • D’ici, les mots d’ordre et discours les plus visibles dans les émeutes semblent se concentrer autour de la question de l’anti-racisme, or on a quand même l’impression (toujours vu d’ici) que c’est un soulèvement plus large. Est-ce que ça se formule? Est-ce qu’on entend des discours autour de la question sociale?

Pour être plus précis, les émeutes se concentrent sur le racisme anti-noir [« anti-blackness » dans le texte], et non sur l’antiracisme, et toutes les questions plus larges qui se posent dans le mouvement en découlent. La police américaine a débuté par des patrouilles pourchassant les personnes qui échappaient à leur esclavage, c’est pourquoi nous comprenons les sentiments anti-policiers du mouvement comme un combat contre le racisme anti-noir. La ligne anti-police a également conduit à une colère générale contre l’allocation de budgets excessifs à la police alors que l’éducation, les soins de santé, etc. sont sous-financés. Imaginer l’Amérique sans la dimension anti-noir comme fondement, c’est imaginer l’Amérique détruite.

  • Est-ce que tu aurais plus d’indications par rapport au contexte social dans lequel elles émergent (organisation du pays sous pandémie, défiance vis-à-vis des institutions, de la police…)?

Le COVID-19 nous a donné la profondeur du sentiment apocalyptique qui était nécessaire pour réagir dans toute sa mesure lorsque George Floyd a été tué. De nombreuses personnes ont été virées de leur travail mais avaient de l’argent du gouvernement dans leurs poches, de sorte que le stress de la survie quotidienne a été minimisé. En même temps, le taux de mortalité des Noirs était incroyablement disproportionné par rapport à celui des Blancs et le gouvernement a déclaré à haute voix que l’économie comptait plus que la vie elle-même. Des groupes d’entraide sont apparus partout et une grève nationale des loyers a été coordonnée. Ces réseaux se sont transformés directement en collecte de matériel pour les manifestants et en organisation de soins médicaux pour les personnes blessées dans les rues.

Maintenant, nous avons détruit la quarantaine avec dignité et le Coronavirus épargne ceux d’entre nous qui luttent pour la liberté dans les rues.

LA COMPOSITION

  • Qui, quelles forces en présence semble-t-on retrouver dans les émeutes? Quel type de force plus ou moins organisées ou tendances seraient susceptibles de phagocyter, voire de neutraliser cette révolte?

Les émeutes sont menées par des jeunes Noirs, protégés et aidés par d’autres. L’idée se répand que la présence d’agitateurs blancs est responsable de toutes les destructions de biens. Cette idée attise une réelle tension raciale et l’arme contre toute destruction de biens afin de contrôler les foules indisciplinées. Nous avons vu des Blancs de gauche s’attaquer à de jeunes Noirs pour avoir détruit des biens, tout cela au nom de la protection de la vie des Noirs contre les représailles de la police. Cela crée un environnement de plus en plus hostile entre les races pour organiser et mener des actions ensemble dans la rue.

  • De notre point de vue, le BLM semble avoir un poids énorme. Est-ce le cas ? Si oui, s’agit-il d’une force ayant une structure homogène ? Quels sont ses mots d’ordre, ses objectifs ? Ces sentiments sont-ils repris par les manifestants, les émeutiers ?

Black Lives Matter est une organisation officielle avec des sections dans le monde entier, mais lorsque quelqu’un demande “Soutenez-vous Black Lives Matter ?”, il ne fait pas référence à cette organisation. Cette phrase indique un soutien plus large à la libération des Noirs, et la participation à un mouvement social à cette fin. En ce moment, tout le monde est dans la rue parce que l’Amérique est un cauchemar dans lequel il faut exister et cela se reflète dans chaque geste. La moitié des tracts que nous voyons ne font même pas semblant d’avoir des organisateurs, et la plupart des gens s’en moquent. Il est clair pour la plupart des gens que ce mouvement est sans dirigeants.

L’ORGANISATION

  • Comment sont organisés les émeutier.e.s/révolté.e.s/protestataires?

Ces manifestations sont comme des funérailles psychédéliques, elles sont organisées sur le moment par celui qui se présente pour faire son deuil. Beaucoup de gens ont des porte-voix et crient les uns sur les autres, se proclamant les véritables organisateurs. Parfois, cela met en échec la capacité d’action d’une foule et parfois le chaos explicite permet plus de liberté.

  • Tout passe par les réseaux? Si oui lesquels? Des groupes locaux Facebooks, des groupes Whatsapp, Messenger, Signal, Telegram? Est-ce que tu sais comment sont administrés les groupes et comment fonctionne la communication dans ce mouvement?

Tout se passe par le biais des réseaux sociaux. Nous sommes tous collés à nos téléphones en attendant que le prochain tract monte sur Instagram. Signal, Telegram et les flux en direct servent à donner aux gens des informations en temps réel afin que nous puissions décider du meilleur endroit pour mettre notre énergie. Nous utilisons également des cartes interactives adaptées de l’outil de Hong Kong.

  • Vu d’ici les manifs et émeutes n’ont pas l’air d’être “encadrées” par des militants. Est-ce le cas? Dans des endroits plutôt que d’autres?

Les différences de terminologie rendent la situation un peu confuse. En Amérique, on pourrait dire que les militants sont des personnes qui trouvent des moyens de pousser des actions et de faire avancer la lutte de diverses manières. Dans ce sens, les militants servent surtout à fournir des informations sur les tactiques de rue et la surveillance, et non à encadrer.

Cependant, si par militants vous entendez les syndicats américains et leurs groupes de soutien, l’héritage de l’anticommunisme aux États-Unis a depuis longtemps fait en sorte que ces institutions restent largement sur la touche et sans pertinence lorsque de véritables mouvements sociaux se produisent.

  • La gauche au sens large, cependant, a fait un certain travail d’encadrement du mouvement. Si l’on considère la gauche comme un spectre, on pourrait dire que les progressistes (ou les libéraux, comme nous les appelons) se sont établis comme une sorte de gauche douce qui appelle à des réformes insignifiantes, tout en faisant de son mieux pour contrôler et étouffer les marches et les manifestations autorisées auxquelles ils se sentent à l’aise d’assister.

En allant plus loin à gauche, on constate une poussée à encadrer le mouvement en termes d’appels à couper les financements de la police et de ses prisons, voire à les abolir complètement. Les appels au « defund » [c’est à dire aux coupes de financement de la police], en particulier, se sont généralisés. L’effet que cela a eu sur le mouvement a été, au mieux, douteux.

Mais cela varie vraiment d’une ville à l’autre.

  • Et est-ce qu’il y a des points de rassemblements/organisations dans la vraie vie, en-dehors des manifs? Des cadres d’organisations (comités d’actions, par quartier, sous une forme ou une autre) sont-ils nés du soulèvement? Se basent-ils sur de précédents mouvements (Ferguson?)?

Dans différentes villes, il existe des fonds de cautionnement, des réseaux d’entraide mis en place au début ou avant la pandémie, et des espaces communautaires. À Atlanta, il existe un espace appelé South Bend Commons qui est un lieu de rassemblement réel pour l’expérimentation urbaine en matière de communauté, d’autonomie et de résilience. Il est devenu un lieu où les personnes qui soutiennent le mouvement peuvent donner de la nourriture, de l’eau et des EPI [équipements de protection individuelle] aux manifestants. Tout près de là, Rayshard Brooks a été assassiné par la police d’Atlanta au Wendy’s, qui est un fast-food. Le lendemain soir, le Wendy’s a été réduit en cendres et une zone autonome s’est créée à partir de ses cendres. La WAZ est l’endroit où les gens du quartier ont construit une veille, font leur deuil, boivent, dansent et organisent des marches.

LES PRATIQUES

  • Quand ont lieu les affrontements? Plutôt à la fin des manifs? Quand ont lieu des pillages?

Aux États-Unis au moins, le chaos règne en maître. Les affrontements ont lieu à des moments surprenants, car la police a oublié son rôle de force de désescalade et est hors de contrôle. Parfois, les voitures de police sont attaquées avant une manifestation, parfois après. Les pillages ont lieu chaque fois que cela est possible et sûr, et cela peut se produire au milieu ou à la fin d’une manifestation ou complètement en-dehors de tout prétexte.

  • Où ont principalement lieu les émeutes? Dans des quartiers plutôt aisés? Plutôt prol? Quelle est la composition en fonction des endroits?

À Atlanta, les émeutes ont principalement eu lieu dans le centre-ville le plus proche des pièges à touristes. Elles se sont étendues à des zones récemment gentrifiées, généralement le long de bandes dépourvues de maisons. En Amérique, il est facile de trouver des zones géantes qui n’existent que pour les restaurants et les magasins sans maison en vue.

  • Quels rapports entretiennent les pratiques offensives (destruction, pillage, affrontement) aux pratiques moins offensives et incriminantes (sit-in, manifestations massives) ? Y’a-t-il une séparation nette ? Y’a-t-il un discours sur cette séparation et qui tient ce discours ? Quel impact ça a sur le mouvement ? Y a-t-il deux façons de lutter qui se séparent ou bien une unité dans la diversité des pratiques encore aujourd’hui ?

Au départ, il n’y avait pas de division. Le mouvement a décidé que le pillage était une forme légitime de protestation et je pense que cela a perduré pour beaucoup de gens. Malheureusement, le récit des médias est devenu que les Blancs brûlent des choses alors que les Noirs tentent d’organiser des manifestations pacifiques. Cela a commencé à diviser le mouvement et la destruction de biens est considérée comme servant l’État en incitant les flics à sévir. Comme tout ce qui se passe en Amérique, c’est une folie autoréférentielle et chaotique. Il y a beaucoup de théories de conspiration sur les flics qui brûlent des trucs juste pour pouvoir les mettre sur le dos des manifestants noirs. Si vous connaissez l’histoire de ce que l’Amérique blanche a fait aux Noirs (par exemple, l’expérience de Tuskegee sur la syphilis, le massacre de Tulsa, l’assassinat de révolutionnaires noirs, etc.), il n’est pas surprenant que ces théories se répandent.

  • Nous avons observé des scènes de mise en commun des butins de pillage. Cette pratique est-elle répandue ? Au-delà du butin des pillages, y a-t-il des espaces qui ont été créés spécifiquement pour mettre en commun des denrées alimentaires, médicales etc. ?

Le pillage est certainement très répandu, mais je ne suis pas sûr que les actes de distribution aient été répandus en dehors de Minneapolis. J’espère que oui. En ce qui concerne le partage de matériel et de la nourriture, oui, ces espaces sont apparus immédiatement dans de nombreuses villes.

LA REPRESSION

  • Au sujet de la répression, comment les participants au mouvement assurent la défense des camarades pris dans les filets de la police ?

En général, les flics tirent des balles en caoutchouc et des bombes lacrymogènes et tiennent leurs culs lâches à l’écart des vrais combattants. Pendant les jours les plus intenses d’émeutes et de marches, ils n’ont tout simplement pas été assez nombreux pour faire autre chose que défendre quelques bâtiments choisis, ou protéger les pompiers qui courent de feu en feu. Dans certains endroits, les lasers, en particulier les lasers bleus, ont contribué à les désorienter et à les empêcher de faire leur travail. J’ai vu beaucoup de vidéos de désarrestations et j’ai vu quelques belles vidéos de manifestants menottés qui s’enfuyaient en courant.

  • Qu’en est-il des milices citoyennes/propriétaires/suprémacistes contre le mouvement ?

Il y a eu une fusillade en voiture dans un quartier à prédominance noire à Atlanta récemment. Un homme blanc a tiré sur sept personnes et en a tué deux. Il y a eu de nombreux autres rapports non vérifiés dans le pays de personnes supposées s’être suicidées ou avoir été tuées dans des circonstances mystérieuses, un peu comme plusieurs combattants de Ferguson ont été tués après le mouvement là-bas en 2014. J’ai entendu dire qu’à Philadelphie et dans le nord-ouest du Pacifique, des fascistes attaquaient les marches soit avec des fusils, soit avec les poings. À Albuquerque, alors qu’une milice de droite défendait une statue, un de ses membres a fini par tirer et presque tuer quelqu’un lors d’une altercation.

Si le mouvement se laisse diviser selon la ligne de la race, ces attaques deviendront de plus en plus dangereuses. L’apparition de personnes armées de droite dans les zones contestées pour “défendre” les biens et servir d’auxiliaires à la police exacerbe certainement ces dynamiques.

  • Souhaites-tu ajouter quelque chose ?

Pour ne pas être trop long, j’ajouterais qu’au cours des deux dernières semaines, le pays a connu quelques cas d’utilisation du type de tactique des zones autonomes dont la première est apparue pour la première fois à Seattle lorsque, après une nuit de combats de rue, la police et le maire ont cédé six pâtés de maisons du quartier financier à des militants de cette ville. L’émergence de ces zones est autant une réponse à la nécessité de conserver les acquis du mouvement qu’une impulsion naturelle pour le faire évoluer et l’étendre.

La plus notable (à mon avis) parmi ces zones est l’occupation de la zone autour du Wendy’s à Atlanta, où un homme noir nommé Rayshard Brooks a été tué par l’APD [Atlanta Police Department] après qu’ils l’aient trouvé dormant dans sa voiture sur le parking. Presque immédiatement après son assassinat, le Wendy’s a été incendié alors qu’une nouvelle série d’émeutes a éclaté en divers points de la ville.

Les circonstances qui ont changé la situation dans le parking du Wendy’s, d’un simple lieu de rassemblement à l’actuelle zone autonome sans police, sont obscures, mais nous savons que pendant que les gens étaient rassemblés là, quelqu’un dans une voiture a fait un drive-by sur la foule et a tiré sur au moins une personne (de manière non mortelle). Nous soupçonnons que le tireur était un partisan de la suprématie blanche, ce qui correspondrait également à la propagation de la position accélérationniste actuellement adoptée par de nombreux segments de l’extrême droite – Mais c’est difficile à dire.

Depuis lors, la WAZ [« Wendy’s Autonomous Zone »] est devenue un espace de rassemblement multiracial et anti-police, gardé en grande partie par des résidents noirs lourdement armés du quartier. La situation rappelle celle des Deacons For Defense, le groupe armé des Black Civil Rights du Sud qui a le plus inspiré les Black Panthers dans l’intégration des armes à feu dans leur stratégie. Comme les Deacons, les habitants d’Atlanta qui ont pris les armes le font en réponse au besoin très réel de défendre la communauté contre les attaques. Dans le cas des Deacons, les armes ont été prises pour se défendre contre le Klan afin que les pacifistes idéologiques blancs qui se rendaient dans les petites villes du Sud puissent organiser le vote des Noirs, et à Atlanta pour défendre une foule pacifique contre les embuscades.

L’émergence de ces formations aide le mouvement à se débarrasser de ses liens pesants avec les autorités locales et de la récupération par la gauche, alors qu’une floraison d’organisations autonomes a commencé à voir le jour.

 

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