Depuis 2012, et plus encore depuis la bataille de Kobanê, un projet révolutionnaire mené au Kurdistan nous a rappelé aux fondements des luttes pour l’égalité entre les femmes et les hommes, pour la commune, pour l’internationalisme et la séparation du politique et du religieux. Au Rojava, cela fait huit ans qu’une révolution a lieu au milieu de la guerre et les femmes en sont les actrices majeures. Ce qui se passe là-bas ne peut qu’interroger les féministes d’ici, à une période où le légalisme et les analyses identitaires obscurcissent la distinction fondamentale entre projets réformistes et construction d’une révolution sociale. À l’heure où le Rojava lance un appel international contre les fascismes, au moment où il est menacé de toutes parts, il est essentiel qu’en tant que féministes révolutionnaires nous soutenions leur parole et leurs combats. Il ne s’agit surtout pas de glorifier un héroïsme magnifié, et donc inatteignable, mais au contraire d’inviter à mener de manière conséquente la réflexion dans laquelle leur lutte engage les nôtres, malgré les situations différentes et les points de vue critiques. À partir de leur expérience, poser la question la plus complexe de la façon la plus simple : qu’est-ce qui peut réellement transformer la société ? C’est aussi parce que ce sont surtout les femmes qui sont aujourd’hui attaquées dans les zones reprises aux forces kurdes du Rojava que nous nous devons de les soutenir.

Pour un féminisme révolutionnaire

Treillis et foulards colorés, cheveux longs et mitraillettes, sourires et détermination. La mise en spectacle de l’héroïsme des femmes kurdes contre Daech a fait le tour des médias occidentaux au détriment du message que porte leur combat. Réduite à l’image fascinante d’amazones contre les troupes islamistes, vidée du même coup de toute sa portée sociale, la lutte des femmes du Rojava va bien au-delà des lignes de front et implique toute l’organisation sociale. Les YPJ, la branche féminine des Unités de protection du peuple formées en 2011 au début de la guerre civile syrienne, incarnent bel et bien la lutte des femmes au Kurdistan. Mais elles sont loin d’en être le seul visage et à leurs côtés c’est tout le Mouvement des femmes (qu’elles soient Kurdes mais aussi Assyriennes, Syriennes, Arméniennes, Arabes, Turkmènes, Alévies ou Yézidies) qui se bat pour la révolution sociale.
De longue date présentes dans la résistance, les femmes ont pris une place croissante dans le mouvement du peuple kurde depuis les années 1980, d’abord dans les luttes en Turquie puis dans tout le Kurdistan. Depuis le début des années 2000, l’émancipation des femmes constitue un axe primordial du mouvement articulé autour du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Tout en demeurant critiques de l’organisation qu’est le parti et de la forme qu’est le programme, il faut reconnaître l’apport concret du tournant politique opéré à cette période au sein du mouvement kurde. En abandonnant la lutte de libération nationale pour revendiquer la position antinationaliste de « nation démocratique » multiculturelle, en prônant la « modernité démocratique » comme perspective de dépassement du capitalisme, en basant l’écologie sur le principe de « s’autogérer et se défendre », en construisant le projet d’une confédération de communes autogestionnaires, enfin en se dégageant de la tutelle de l’État pour s’organiser sous la forme assembléiste des conseils, le mouvement révolutionnaire du Rojava interroge les modalités d’une vie autonome. En menant une révolution dans la révolution, les femmes interrogent nos propres luttes de manière éminemment concrète.

Dans les assemblées de communes autonomes, dans les conseils comme dans toutes les instances, les femmes sont à parité avec les hommes et impulsent la dynamique la plus radicale. En parallèle, elles ont aussi leurs propres assemblées, les conseils de femmes (Mecli?se?n Jin) qui existent dans toutes les villes du Rojava, et dans des villes syriennes où la population kurde est nombreuse. Dans la collectivisation des moyens de production, elles jouent un rôle majeur avec la création de nombreuses coopératives de femmes qui exploitent leurs propres terres, mais aussi d’ateliers de couture, de crèches, de magasins communaux. Elles s’organisent au sein de Maisons des femmes (Mala Jin), qui sont des lieux centraux dans les quartiers pour gérer les questions quotidiennes, et notamment les violences contre les femmes, mais aussi pour échanger des pratiques, du cours d’informatique à la formation aux premiers secours, des ateliers culturels aux cours de langue. Avec les Académies des femmes, elles forgent une pensée autonome inspirée de femmes anarchistes ou socialistes aussi bien que de mythologies anciennes, indépendamment des savoirs universitaires, pour briser les monopoles étatiques et élitistes du savoir. Sous le nom de jinéologie, elles ont fondé une science de la révolution des femmes, qui recouvre tous ces savoirs et ces pratiques. Et bien sûr au sein des YPJ elles combattent pour défendre tout cela par les armes.

Loin d’être une expérience anecdotique ou exotique, la lutte des femmes du Rojava nourrit la réflexion critique pour un féminisme conséquent. Elle recouvre une lutte contre toutes les formes hégémoniques qui menacent leur autonomie : le patriarcat, l’État, le capitalisme, le nationalisme, le colonialisme, l’islamisme ou toute autre forme d’autoritarisme religieux[[« Nous, les femmes, nous nous sommes rendu compte que si nous ciblons uniquement une forme spécifique de relations de domination, nous ne pourrons pas avoir de succès. C’est seulement en remettant en question toutes les formes hégémoniques – l’État, le capitalisme, le colonialisme, et aussi les régimes islamistes autoritaires – que nous pouvons réussir. »
Gültan Ki?anak, ex-maire de Diyarbakir et ancienne députée du parti parlementaire kurde BDP, condamnée à 14 ans de prison en février 2019 pour participation à une organisation terroriste.]]. Elles mettent en défaut un féminisme réformiste qui attend que l’Etat reconnaisse des droits aux femmes dans les limites qui lui convient. Elles font voler en éclat l’individualisme des luttes identitaires en investissant pleinement la dimension sociale du collectif, et critiquent en acte les écueils de la théorisation postmoderne en faisant du quotidien le meilleur champ de la révolution.

 

La population et les femmes en particulier sont en danger

Mais tout ce que les femmes et le mouvement révolutionnaire ont construit au Rojava est en danger. En août 2018, une offensive turque contre les YPG à Afrin a permis aux gangs djihadistes[[Nous utilisons ce terme pour désigner des personnes qui prônent le recours à la violence afin d’instaurer un État islamique ou de rétablir un califat (avec toutes les lacunes et imperfections que cette désignation comporte).]] d’occuper de nouveau cette zone. Toutes les structures sociales sont désormais balayées, et notamment celles construites par les femmes dans cette partie du Rojava où le mouvement féministe était le plus développé. Lors de la bataille d’Afrin, des centaines de personnes kurdes, yézidies, chrétiennes et alévies ont été tuées, des centaines de milliers déplacées. De nombreuses femmes ont été violées, kidnappées, mariées de force.

L’Etat islamique a perdu ses derniers territoires en Syrie en mars 2019 mais ses combattants n’ont pas disparu pour autant. Il y a un an, le 6 octobre 2019, l’annonce par Trump du retrait des contingents américains qui opéraient dans le nord de la Syrie a signifié que le feu vert était donné pour une nouvelle offensive de la Turquie. Ce qui était assez prévisible, c’est que la coalition a bel et bien laissé tomber le Kurdistan. Il n’a fallu que trois jours avant que l’armée turque n’envahisse le Rojava. Des gangs djihadistes qui opéraient auparavant sous le drapeau de Daech servent désormais de troupes supplétives à l’Etat turc dans les zones occupées[[https://womendefendrojava.net/fr/2020/08/05/nouveau-dossier-le-soutien-de-la-turquie-aux-membres-de-daech/]]. Quelques jours après l’occupation, à Ras Al-Ai?n, des femmes ont de nouveau été publiquement exécutées. Des hommes se sont réjouis de filmer leurs profanations de dépouilles de femmes, comme le corps d’Amara Rênas, une combattante de l’YPJ[[https://www.bbc.com/news/world-middle-east-50250330]].

En juin 2020, l’organisation de défense des femmes Kongra Star publie un dossier sur « Les femmes sous l’occupation turque ». Le 23 du même mois, trois militantes de Kongra Star sont assassinées par des drones turcs dans un village de Kobanê. Dans ce dossier sont relatées les violences dont la population et en particulier les femmes sont victimes depuis 2018 : à Afrin 300 000 personnes, soit la moitié de la population, ont été déplacées, les meurtres et les violences sexuelles sont quotidiens, et incommensurables. Le rapport mentionne que : « Pour les femmes, la vie est comme une prison, elles sont opprimées, humiliées, maltraitées, forcées à se marier, y compris de nombreuses filles mineures, soumises à la torture ainsi qu’à des violences physiques et sexuelles, aboutissant au viol et au féminicide. De nombreuses femmes ne quittent plus le foyer par crainte des violences. Les femmes sont privées de tous les droits qu’elles avaient précédemment acquis. » Depuis l’occupation d’Afrin, plus de mille enlèvements et disparitions de femmes ont été documentés pour cette seule zone[[https://womendefendrojava.net/fr/2020/07/05/nouveau-dossier-les-femmes-sous-loccupation-turque/]]. En septembre, un rapport de l’ONU confirme les exactions systématiques commises dans les régions kurdes occupées par les Turcs en Syrie, et les documentent pour deux territoires distants de près de 300 kilomètres, Afrin et Ras Al-Aïn. Il est établi que les « meurtres, menaces, racket, enlèvements, tortures et détentions » se font bien souvent par des groupes islamistes sous les yeux – voire avec la coopération – des autorités militaires et civiles turques[[https://www.independent.co.uk/independentpremium/syria-war-crimes-turkey-kurds-un-commission-sna-b471878.html]].

 

Contre le fascisme

Les viols de guerre sont des pratiques planifiées et employées de façon endémique comme outil stratégique, comme armes pour détruire un peuple. Les femmes du Rojava, pour la force révolutionnaire qu’elles représentent, pour l’égalité de genre qu’elles revendiquent, pour l’autonomie politique qu’elles assument, constituent particulièrement une menace à éradiquer pour les fascistes.

Dans le silence assourdissant d’une communauté internationale qui feint de ne rien entendre, la Turquie menace maintenant d’envahir le Rojava, bien au-delà de la prétendue « zone-tampon » et Kobanê est visée. « Tout comme les femmes de Kobanê ont vaincu l’EI et défendu l’humanité face à l’EI, les femmes et les peuples du monde doivent défendre le peuple contre l’occupation en défendant Kobanê et la révolution des femmes du Rojava. Défendre Kobanê, c’est défendre la révolution des femmes ! », écrit Women Defend Rojava[[https://kurdistan-au-feminin.fr/2020/10/12/journee-mondiale-pour-kobane-du-1er-novembre/]]. Le Kongra Star, le Mouvement des femmes du Rojava, lance aussi un [Appel au renforcement de la solidarité des femmes contre l’occupation et le génocide ! ->https://kurdistan-au-feminin.fr/2020/11/01/rojava-renfoncons-la-solidarite-feminine-contre-loccupation-et-le-genocide/]pour une campagne qui se poursuivra jusqu’au 9 janvier[[https://kurdistan-au-feminin.fr/2020/11/01/rojava-renfoncons-la-solidarite-feminine-contre-loccupation-et-le-genocide/]], jour où trois militantes kurdes, Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemes, ont été tuées à Paris par les services secrets turcs.

Aujourd’hui, de là où nous sommes, défendre la révolution des femmes du Rojava c’est d’abord faire entendre leur parole, faire connaître le désastre qui les atteint, mais c’est aussi reconnaître nos ennemis communs (et l’autoritarisme religieux en est un) et les contrer à travers nos luttes respectives. Les brumes de la complexité géopolitique et des manœuvres démagogiques ne doivent pas nous faire renoncer à défendre les bases les plus fondamentales de toute lutte révolutionnaire : contre tous les pouvoirs, qu’ils soient étatiques, religieux, patriarcaux, capitalistes, défendons un féminisme et des projets révolutionnaires. Contre la propagande politicienne et sa stigmatisation des musulman-e-s, et contre le fascisme islamiste et ses attaques criminelles, les appels des femmes du Rojava nous imposent la solidarité envers toutes celles et ceux qui portent et font vivre les idées d’émancipation et d’autonomie.

Pour les femmes et pour la révolution.

Des autonomes féministes
Novembre 2020