Épisode 01 : Question ancienne et nouvelle

« On nous rapporte que le VIIIe congrès scientifique international du Pacifique s’est tenu à Manille […] où des spécialistes d’écologie, de botanique, de zoologie, d’hydrologie, de pédologie […] se seraient occupés du fait que l’humanité moderne se dirige vers  » la dilapidation des ressources du globe «  […]. Il s’agit de voir si le cycle des échanges entre le milieu naturel, avec ses réserves de matière-énergie, et l’espèce vivante, tend vers une harmonie en équilibre dynamique (théoriquement indéfinie), ou bien s’il tend progressivement à sombrer dans le déséquilibre, et, par conséquent, à devenir irréalisable, à l’échelle historique, en provoquant la régression et la fin de l’espèce. »

Bien qu’elles paraissent actuelles, ces lignes ont été écrites en 1954 par Amadeo Bordiga (Il Programma Comunista, n0 5, 5-19 mars).

 1 / PROBLÈME

Les conditions de vie sur Terre dépendent en particulier d’un climat dont l’évolution multi-millénaire a des causes diverses, où l’activité humaine a sa part, petite ou grande.
Au XVIe siècle, la conquête européenne de l’Amérique du sud, par les massacres et l’exportation de maladies, cause 50 millions de morts en quelques décennies, entraînant réduction des cultures, reboisement, diminution du carbone dans l’atmosphère, et donc baisse de l’effet de serre, accentuant ainsi le « petit âge glaciaire » (du milieu du XIIIe siècle au milieu du XIXe). Mais cela n’a pas transformé l’ensemble des conditions de vie sur Terre. Depuis, l’industrialisation a des conséquences d’une tout autre échelle, provoquant une « grande accélération » qui nous approche d’un effet de seuil :

« Plusieurs limites écologiques ont déjà été franchies (destruction de la biodiversité, concentration des gaz à effet de serre, déforestation et dévastation des sols, pollutions en tous genres) tandis que d’autres sont en passe de l’être (acidification des océans, raréfaction de l’eau douce). […] À ces limites dépassées s’ajoute celle de la raréfaction des « ressources naturelles » non renouvelables : les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) et les minerais, utilisés pour à peu près tous les biens et services actuels (dont la production d’énergies dites renouvelables). Nous sommes sur Terre depuis des centaines de milliers d’années, mais ces dépassements ne se sont enclenchés que depuis deux siècles (depuis l’expansion du capitalisme), et plus particulièrement depuis la deuxième moitié du XXe siècle – soit très récemment. […] Nous sommes à 1° C de réchauffement et nous pouvons déjà observer aux quatre coins du monde ce que cela produit. Les effets ne font malheureusement que commencer. Or, les causes de ces dérèglements continuent plus que jamais d’être alimentées. » (Jérémy Cravatte) [les références sont à la fin dans la rubrique « Lectures »]

Pour ne citer qu’un exemple sur lequel nous reviendrons, l’augmentation incessante de la consommation d’électricité a toujours une vitesse d’avance sur les économies d’énergie et l’apport croissant des « renouvelables » (vent, marée et soleil).
Si la forte augmentation des températures est certaine, l’incertitude porte sur son ampleur, dont on sait seulement que les effets se conjuguent  : libération de méthane, montée des eaux, moindre captation de carbone par les océans, biodiversité restreinte (dégradation et destruction des habitats, baisse des éléments nutritifs (pêche), espèces invasives…), inondations, incendies de forêts, ouragans, sécheresses, forte diminution ou disparition d’espèces… aboutissant au fil du XXIe siècle à une planète peu « habitable », mais pour qui ? et pour quelle organisation sociale ? Quand tout aujourd’hui se voit qualifié de « crise » (de 1929, des valeurs, de la représentation, financière, systémique…), quel lien entre la « crise climatique » et la « crise sociale » contemporaine ?

2 / BUT

Toute société est obligée de préparer, organiser et penser sa reproduction. Les sociétés capitalistes n’y ont pas manqué, au XIXe siècle comme au XXe, de manières divergentes et opposées selon leur situation, Angleterre, États-Unis, Allemagne, URSS… Comment aujourd’hui sont-elles amenées à poser ce problème, différemment des réflexions antérieures (Adam Smith aussi avait une pensée « holiste », mais sans y intégrer une nature à l’époque supposée inépuisable) ? Et quel rapport avec la lutte des classes ?
« Création destructrice » : popularisée par Schumpeter en 1942, la formule est particulièrement adaptée au sujet. Elle désignait le déplacement incessant des investissements (entraînant disparition des usines, des lieux de travail et des emplois) des secteurs les moins productifs vers les plus rentables, provoquant chômage, bouleversement des métiers, déplacement des activités d’une région ou d’un pays à d’autres, et transfert de pouvoir d’un groupe bourgeois à d’autres. Mais s’il s’agit de ses conditions naturelles, matérielles, jusqu’où le capitalisme peut-il les dégrader ou les détruire afin de se reconstruire sur d’autres bases ?

3 / MÉTHODE

Pour comprendre la Révolution russe, Mai 68 ou le syndicalisme, des lectures choisies avec un peu d’intelligence théorique suffisent. « L’écologie », elle, est probablement l’objet intellectuel et l’enjeu politique le plus vaste possible, impliquant histoire, géologie, biologie, chimie, physique, etc. Y réfléchir plonge sous des cascades statistiques, bientôt obsolètes, aussitôt remplacées par d’autres plus accablantes, et souvent contradictoires. La première chose est donc de résister à l’ivresse de tant de données et de pourcentages.
Et quels chiffres ? Jusqu’en 2014, il était courant (y compris au GIEC, autorité en la matière) de mesurer « l’effet carbone » à partir du pays producteur : l’émission de CO2 due à un téléviseur fabriqué en Chine était attribuée à la Chine, même si un cargo le transportait en Belgique ou au Canada, ce qui permettait à ces pays de se dire vertueux en matière de pollution. Mais on nous rassure : les statistiques ont été depuis corrigées.
Nous ne jouons pas à l’expert des experts, et cherchons seulement un minimum théorique. Données chiffrées et références sont assez accessibles pour que nous en fournissions peu au fil des chapitres.
Nous aborderons successivement :

1) La place qu’a pu donner autrefois la théorie communiste à ce qui est maintenant nommé écologie, et la raison pour laquelle « économie » et « écologie » nécessitent l’une comme l’autre notre critique dans ce présent chapitre.

2) En quoi capitalisme et écologie sont incompatibles.

3) En quoi la situation s’aggrave.

4) L’échec de l’écologie politique.

5) L’invention théorique de l’anthropocène, puis celle du capitalocène.

6) L’effondrementisme et la collapsologie.

7) La nature du capitalisme, et son possible dépassement.

8) Enfin et surtout : le fait que la partie n’est pas perdue.

Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à aborder la question. De nombreuses études existantes sur le sujet se résument aux trois points suivants : 1) le mode de production capitaliste est responsable du problème ; 2) étant la cause, il n’en sera pas la solution ; mais 3) une économie gérée rationnellement par les prolétaires ou le peuple pourrait résoudre le problème. Lectrices et lecteurs verront les points communs et les différences entre cette optique et la nôtre.

4 / DU XIXe AU XXe SIÈCLE

Fourier : une planète souffrante

Commençons par le théoricien de l’attraction passionnelle, qui il y a deux siècles posait un diagnostic dramatique :

« Les montagnes s’effritent par la mauvaise gestion des civilisés et barbares, les sources diminuent, les excès de température : sécheresse et inondations, deviennent de plus en plus fréquents, les saisons s’enchevêtrent et se chevauchent sans cesse, les pays les plus civilisés voient diminuer leurs moyens climatériques, l’olivier en un demi-siècle a rétrogradé en France d’un demi-degré vers le Sud, la vigne n’est presque plus cultivable dans diverses contrées, notamment en Bourgogne qui par ces contretemps climatériques a perdu sept récoltes consécutives […] »

Ainsi écrivait Fourier (1772-1837), tout en attribuant « les causes du changement » aux astres, et en diagnostiquant un refroidissement.
Et dans Détérioration matérielle de la planète, il affirmait : les « désordres climatériques sont un vice inhérent à la culture civilisée ; elle bouleverse tout par le défaut de proportions et de méthodes générales, par la lutte de l’intérêt individuel avec l’intérêt collectif […] L’agriculture civilisée et barbare, dont on nous vante les prodiges individuels, a la ridicule propriété de dégradation collective ; elle détruit son propre sol au lieu de l’améliorer. » D’où « l’urgence de sortir promptement de l’état civilisé, barbare, sauvage, et de remédier aux souffrances matérielles de la planète par-là même qui mettra un terme aux misères humaines. »
En conséquence, « tout est vicieux dans le système industriel. Il n’est, en tous sens qu’un monde à rebours. »

Marx : le métabolisme homme-nature

Quiconque souhaite des citations prouvant – ou réfutant – chez Marx et Engels « une indéniable conscience écologique » (Henri Peña-Ruiz) les trouvera facilement. Mais l’important n’est pas de compiler ou de trier : c’est de trouver la ou les lignes directrices. Quelques citations un peu longues seront nécessaires.

« la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur ». (Marx, Le Capital, Livre I, 1867, Chap. XV, § 10)

« Ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais, en second et en troisième lieu, elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. » (Engels, Dialectique de la nature, 1883)

« Pourvu qu’individuellement le fabricant ou le négociant vende la marchandise produite ou achetée avec le petit profit d’usage, il est satisfait et ne se préoccupe pas de ce qu’il advient ensuite de la marchandise et de son acheteur. Il en va de même des effets naturels de ces actions. […] Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s’étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées. […] Nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, [.. ] nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, […] nous sommes dans son sein […] plus les hommes non seulement sentiront, mais sauront à nouveau qu’ils ne font qu’un avec la nature et plus deviendra impossible cette idée absurde et contre nature d’une opposition entre l’esprit et la matière, l’homme et la nature.» (Engels, Le rôle du travail dans la transition du singe à l’homme, 1876)

Enfin ceci de Marx, dans un fragment souvent reproduit concluant le Livre III :

« Les conditions ainsi créées [par la propriété foncière] provoquent une rupture irrémédiable dans le métabolisme déterminé par les lois de la vie, d’où le gaspillage des ressources de la terre que le commerce étend bien au-delà des frontières nationales. […] le système industriel à la campagne affaiblit également les travailleurs et, pour leur part, l’industrie et le commerce procurent à l’agriculture les moyens d’épuiser la terre. »

Mais que désigne la notion de « métabolisme » ? L’ensemble des échanges de matière et d’énergie nécessaire à un être vivant ou un organisme pour se perpétuer et se reproduire. Par extension, le métabolisme social, c’est l’équilibre permettant le renouvellement des conditions naturelles indispensables aux productions humaines.
Or, Marx emploie presque toujours cette notion dans ses chapitres sur la rente foncière, en relation avec la propriété terrienne, « la grande agriculture mécanisée » devenue aujourd’hui l’agrobusiness, qui épuise les sols en nutriments – vérité amplement confirmée depuis. Les exemples cités par Engels concernent eux aussi les sols.
On est quand même loin du déséquilibre global menaçant la Terre et l’espèce humaine au XXIe siècle. Quand, dans les années trente, les États-Unis ont pu remédier à un Dust Bowl dévastateur dû en partie au surlabourage, le phénomène restait dans le cadre prévisible à l’époque de Marx. Par ses causes comme par ses conséquences, la « rupture métabolique » contemporaine passe à une échelle qualitativement différente. Marx pouvait comprendre et dénoncer certains effets destructeurs du mode de production capitaliste, non l’ampleur des ravages environnementaux qu’il a apportés au cours du XXe siècle. Il est inutile de le transformer en précurseur de l’écologie contemporaine.

Pannekoek : la destruction de la nature

En 1909, dans La destruction de la nature, Anton Pannekoek (1873-1960) affirme que l’amour de la nature n’est pas la seule raison de nous préoccuper des forêts : il y va d’« intérêts vitaux pour l’humanité […] Nous savons que les humains sont les maîtres de la terre et qu’ils transforment complètement la nature pour leurs besoins. Pour vivre, nous sommes complètement dépendants des forces de la nature et des richesses naturelles; nous devons les utiliser et les consommer. Ce n’est pas de cela dont il est question ici, mais uniquement de la façon dont le capitalisme en fait usage.
Un ordre social raisonnable devra utiliser les trésors de la nature mis à sa disposition de telle sorte que ce qui est consommé soit en même temps remplacé, en sorte que la société ne s’appauvrisse pas et puisse s’enrichir. […] Dans l’ordre économique actuel, la nature n’est pas au service de l’humanité, mais du Capital. […] Les ressources naturelles sont exploitées comme si les réserves étaient infinies et inépuisables. Avec les néfastes conséquences de la déforestation pour l’agriculture, avec la destruction des animaux et des plantes utiles, apparaît au grand jour le caractère fini des réserves disponibles et la faillite de ce type d’économie. Roosevelt [il s’agit de Theodore Roosevelt, président des Etats-Unis de 1901 à 1909] reconnaît cette faillite lorsqu’il veut convoquer une conférence internationale pour faire le point sur l’état des ressources naturelles encore disponibles et prendre des mesures pour prévenir leur gaspillage.
Bien sûr, ce plan en soi est une fumisterie. L’État peut certes faire beaucoup pour empêcher l’impitoyable extermination d’espèces rares. Mais l’État capitaliste n’est après tout qu’un triste représentant du bien commun […] Le capitalisme […] a remplacé le besoin local par le besoin mondial, créé des moyens techniques pour exploiter la nature. Il s’agit alors d’énormes masses de matière qui subissent des moyens de destruction colossaux et sont déplacées par de puissants moyens de transport. La société sous le capitalisme peut être comparée à la force gigantesque d’un corps dépourvu de raison. Alors que le capitalisme développe une puissance sans limite, il dévaste simultanément l’environnement dont il vit de façon insensée » 

Bien des dévastations plus tard, dans L’anthropogenèse : une étude sur l’origine de l’homme (1944), Pannekoek affirme : « Potentiellement, l’homme possède la maîtrise de la nature. Mais il ne possède pas encore la maîtrise de sa propre nature. Comment peut-il l’acquérir ? » : par une révolution instaurant une production communautaire, et Pannekoek croit en « un progrès technique ininterrompu qui est à la veille de consolider l’humanité en une unité organisée, maîtresse de sa vie. »
À moins de considérer « écologiste » tout défenseur de la nature, Anton Pannekoek n’est pas plus écologiste que Marx ou Engels. Son texte est rédigé après une succession de défaites de la classe ouvrière, après la crise de 1929, le nazisme, la guerre mondiale, et dans une Hollande encore sous occupation allemande : malgré ces faits écrasants, en retraçant l’évolution de l’espèce humaine, Pannekoek affirme sa confiance en l’émergence future d’une humanité débarrassée des classes et de l’État, enfin réconciliée avec elle-même. La domination à terme autodestructrice du capital sur la nature n’est pas son sujet.

Vernadsky : la biosphère

La Révolution russe ne peut se résumer à l’avènement d’une nouvelle forme de capitalisme, dirigée par une classe – la bureaucratie – jouant le même rôle que la bourgeoisie quoique différente dans son origine et son fonctionnement. C’est aussi un ensemble d’efforts contradictoires, ambigus et inaboutis pour créer de nouvelles formes de vie, efforts contrecarrés par le manque de moyens, puis brisés par le régime. Il n’est donc pas étonnant que l’écologie, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, ait été une réalité scientifique et politique dans les années vingt, avant de se heurter aux contraintes du pouvoir d’État et de l’accumulation du capital.
Vladimir Vernadsky (1863-1945), minéralogiste et chimiste réputé, « père de la science » soviétique, décrit la Terre comme un organisme vivant, non une matière inerte, et théorise la biosphère comme une force géologique agissante. En avril 1926, il met en garde : « Les forces productives naturelles […] sont indépendantes en composition et en abondance de la volonté et de la raison humaine, aussi centralisées et organisées soient-elles. Comme ces forces ne sont pas inépuisables, nous savons qu’elles ont des limites [qui] constituent pour nos propres capacités productives une frontière naturelle insurpassable […] pour notre pays, ces limites sont assez étroites et n’autorisent — au risque d’une cruelle facture — aucun gaspillage dans l’usage de nos ressources.»
De même, en 1928, le zoologiste G. A. Kozhevnikov : « Développer une conception matérialiste de la nature, cela ne revient pas à calculer combien de mètres cubes de bois de feu on peut extraire d’une forêt, ou combien de dollars de peaux d’écureuils il est possible de réaliser chaque année […]. Prendre le contrôle des régulations naturelles est une affaire extrêmement difficile et grosse de responsabilités. […] toute intervention, même celles que nous considérons comme bénéfiques […] détruit les conditions naturelles des biocénoses. […] De ce tissu de vie, qui a évolué durant des milliers d’années d’interactions, on ne peut enlever un maillon isolé sans dommage […]. »

Mais à partir de 1928, les bonnes intentions ne pèsent pas lourd face aux objectifs du premier Plan quinquennal : la protection de la nature n’est admise que si elle accroît la productivité. Ce qu’il restera d’écologie (action contre le déboisement et l’érosion des sols, protection d’espèces, création de parcs naturels, mesures également prises par les régimes « bourgeois », outre-Atlantique notamment) visera à ne pas trop déséquilibrer les forces productives par leur propre développement excessif : le but du régime est de sauvegarder l’environnement dans l’intérêt de la croissance industrielle.
Protection et conservation ne résument pas l’écologie, et sont loin des enjeux actuels.

Bordiga : Espèce humaine et croûte terrestre

Après 1950, dans une série d’articles écrits à la suite d’inondations, d’accidents, de pollutions chimiques, de l’appauvrissement des sols et de l’incapacité du mode de production capitaliste à nourrir l’humanité, Amadeo Bordiga (1889-1970) approche de l’idée que la technique n’est pas un outil neutre qui changerait de nature en passant des mains et des cerveaux bourgeois à ceux des prolétaires. Pour lui, lors de la révolution, les prolétaires ne se contenteront pas de s’emparer des moyens de production, ils en transformeront une partie et se débarrasseront du reste.

« S’il est vrai que le potentiel industriel et économique du monde capitaliste est en augmentation et non en baisse, il est tout aussi vrai que plus grande est sa virulence et plus les conditions de la masse humaine face aux cataclysmes naturels et historiques empirent. » (Crue et rupture de la civilisation bourgeoise, 1951)

Plus le capitalisme est « efficace » dans l’exploitation du travail et de la vie des hommes, moins il est à même de « transmettre le travail de la génération actuelle aux générations futures ». (Espèce humaine et croûte terrestre, 1952)

« Le capitalisme a construit depuis longtemps une base « technique », c’est-à-dire un patrimoine de forces productives qui nous suffit largement ; le grand problème historique n’est donc pas — dans l’aire blanche — d‘accroître le potentiel productif, mais de briser les formes sociales qui s’opposent à une distribution et à une organisation correctes des forces et des énergies utiles, en interdisant leur exploitation et leur dilapidation. Mieux : le capitalisme lui-même a trop construit, et il vit dans cette alternative historique : détruire, ou sauter. » (Politique et Construction, 1952)

La révolution mondiale, au lieu de construire toujours plus, pourra se permettre « l’énorme caprice […] de planter des pommes de terre sur le terrain occupé par le gratte-ciel des Nations Unies. » (Il Programma Comunista, n° 6, 19 mars-2 avril 1954)

Pourtant, dans ces articles comme dans sa longue étude de la question agraire, Bordiga ne rompt pas explicitement avec l’idée de substituer à l’exploitation de l’homme par l’homme celle de la nature, qui reste autant un partenaire qu’un adversaire.

Anarchisme, Marx, marxisme

Marx et les marxistes n’ont pas eu le monopole de la croyance en un bénéfique « développement des forces productives ». Dans un registre différent, d’autres courants y ont eu leur part, anarchistes notamment. Dans L’Humanisphère, utopie anarchiste, Joseph Déjacques (1822-1864), inventeur du mot « libertaire », imaginait en 1858-1859 le monde de l’an 2858 :

« L’air, le feu, et l’eau, tous les éléments aux instincts destructeurs ont été domptés, et captifs sous le regard de l’homme, ils obéissent à ses moindres volontés. Le ciel a été escaladé. L’électricité porte l’homme sur ses ailes et le promène dans les nues, lui et ses steamboats aériens. […] Un immense réseau d’irrigations couvre les vastes prairies, dont on a jeté au feu les barrières et où paissent d’innombrables troupeaux destinés à l’alimentation de l’homme. L’homme trône sur ses machines de labour, il ne féconde plus le champ à la vapeur de son corps, mais à la sueur de la locomotive. »

« L’homme […] fait à son gré la pluie et le beau temps ; il commande aux saisons, et les saisons s’inclinent devant leur maître. Les plantes tropicales s’épanouissent à ciel ouvert dans les régions polaires ; des canaux de lave en ébullition serpentent à leurs pieds ; le travail naturel du globe et le travail artificiel de l’homme ont transformé la température des pôles, et ils ont déchaîné le printemps là où régnait l’hiver perpétuel. »

« Le globe [est devenu] une cité unique dont on peut faire le tour en moins d’une journée. Les continents sont les quartiers ou les districts de la ville universelle. » Sous un dôme colossal, calorifères et ventilateurs garantissent aux Parisiens « un climat toujours tempéré », et la maîtrise de la nature s’étend aux animaux, avec des « lions devenus des animaux domestiques » et des « panthères, apprivoisées comme des chats ».

Omniprésentes, des machines (le mot robot sera créé en 1920 par l’écrivain Karel ?apek) exécutent presque tous les travaux pénibles et assurent les tâches domestiques. Vapeur et électricité automatisent la plupart des déplacements et des gestes quotidiens. Incidemment, en conséquence de l’harmonisation de l’humanité, « une langue universelle a remplacé tous ces jargons de nations. »
Déjacques avait une telle confiance en une marche irrépressible de l’humanité vers le progrès technique et social (appelés bientôt à n’en faire qu’un) que la « question écologique » lui était littéralement impensable.
Après lui, si Marx, Engels, Pannekoek, les savants russes des années vingt, puis Bordiga, discernaient un problème dans le rapport entre l’espèce humaine et son environnement naturel, c’était d’abord à travers la dégradation des sols et les gaspillages. On est rarement plus intelligent que les enjeux posés par sa propre époque. En 1945, on connaissait l’effet de serre, non la gravité de son impact sur la planète, et l’on s’inquiétait plutôt d’une guerre atomique.
Il y a eu Marx, ses affirmations, ses intuitions. Pour lui, l’espèce humaine est le sujet, et la nature l’objet, son objet, et leur interaction ne change pas un rapport de prééminence dont Marx ne pouvait voir (et très peu voyaient alors) l’effet destructeur sur la nature comme sur l’humanité.
Et il y a eu le marxisme, pour qui le mode de production capitaliste est animé et miné par la contradiction forces productives/rapports de production, les premières ayant pour vocation de faire éclater les seconds, les prolétaires héritant des bourgeois un immense appareil technique et scientifique qu’ils adapteraient aux besoins des masses. Dans cette optique, science et technique sont le plus souvent perçues comme socialement neutres : moissonneuse batteuse ou machine à écrire sont des outils, tout dépend de la manière et, surtout, de qui les utilise. La bourgeoisie éliminée, les forces productives serviront à tous. Dans le socialisme, écrit Lénine, le système Taylor, aujourd’hui instrument de « l’esclavage de l’homme par la machine », permettra à l’ouvrier de travailler quatre fois moins en bénéficiant d’un bien-être quatre fois supérieur. De la contradiction entre forces productives et rapports de production, social-démocratie et stalinisme ont retenu ce dont ils avaient besoin : un projet (prétendu) rationnel de domination de la nature. Loin de faire une critique du capitalisme, ils l’ont accompagné autant dans l’exploitation des prolétaires que dans la destruction de l’environnement naturel.

5 / AU XXIe SIÈCLE /
CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE, CRITIQUE DE L’ÉCOLOGIE

Comme tout système social, le capitalisme n’a pas seulement besoin de se légitimer, il lui faut aussi réfléchir sur lui-même et ses contradictions : la science économique est un de ses moyens privilégiés d’auto-compréhension.
Dans l’Antiquité grecque, « économie » désignait l’administration de « la maison », c’est-à-dire du domaine, dans une société de propriétaires fonciers commerçant avec d’autres régions, lointaines parfois, mais où la terre restait la source essentielle de richesse.
Avec la Révolution industrielle, « économie » a pris le sens général de production et de distribution des biens et des services, et le savoir économique s’est imposé comme celui permettant de comprendre et de gérer un monde saturé d’usines, de cargos, de marchandises, c’est-à-dire de capital et de travail salarié. Alors qu’on n’enseignait pas « l’économie » dans un lycée français en 1960, n’importe quelle discussion politique aujourd’hui s’accompagne d’un flot de statistiques sur la « croissance » ou l’emploi. L’omniprésence de « l’économie » est devenue une évidence.
En parallèle, l’ascension planétaire du capitalisme, bouleversant des équilibres naturels qui lui sont nécessaires, a obligé à ne plus considérer « la nature » (au sens le plus large, comprenant aussi bien la forêt que la température) comme un bien disponible et exploitable à l’infini.
L’ « économie » comme savoir – et vision du monde – ne suffisait plus : il fallait réfléchir aux relations entre la société (capitaliste, en l’occurrence) et ce qui conditionne son existence.
L’inventeur du mot et de la notion d’« écologie » en 1866, le biologiste allemand Ernst Haeckel, savant reconnu et vulgarisateur populaire, célèbre diffuseur de Darwin, s’intéressait plus à l’évolution des espèces qu’à l’évolution historique. Sa recherche témoignait néanmoins de la nécessité de tenir compte d’une réalité massive : l’ensemble de la base matérielle sur laquelle repose l’activité humaine. Certes, on n’en était pas encore à une prise de conscience d’un environnement menacé. Mais déjà Haeckel portait sur le monde un tout autre regard qu’avant lui Descartes (« nous rendre comme maître et possesseur de la nature »), ou Francis Bacon (connaître expérimentalement la nature afin de l’asservir aux hommes). Pour Haeckel, l’humanité vit et se développe au milieu d’une totalité d’êtres vivants : le champ de « l’écologie » s’est ensuite élargi à toute la planète.
Entre économie et écologie, la différence est donc grande. Contrairement à l’économie qui se demande comment administrer « la maison » à des fins productives, l’écologie se veut bien plus qu’une science de la gestion : elle replace les sociétés dans leur environnement global, réunissant « sciences humaines » et « sciences de la nature », faisant converger histoire, biologie, géographie, climatologie…
Mais les savoirs savants et « grand public » s’arrêtent à ce qui est pensable dans la société qui les suscite et les entretient. Dans les faits, l’écologie pense le monde sans aller au cœur de ce qui depuis deux siècles mène ce monde : le rapport capital/travail, la relation bourgeois/prolétaires. Aux yeux de celui qui se présente en écologiste, analyser la société en termes de classes paraît secondaire, illusoire ou dépassé. Ainsi, un livre récent, par ailleurs riche et stimulant, explique l’histoire des énergies à l’âge industriel par la domination de « la technologie », de « l’imaginaire technicien » et « productiviste », d’un « système productiviste », d’ « un impérialisme techno-économique », et de « la puissance technicienne » (François Jarrigue & Alexis Vrignon). On pourrait dire le capitalisme… invisibilisé.
Malgré son ambition de fournir « la science des conditions d’existence » (Haeckel), l’écologie s’est développée depuis quelques décennies comme une science et une technique réparatrices des excès du mode de production capitaliste. De même que les économistes les plus lucides (Keynes), les écologistes mettent en lumière les effets d’un système dont les causes profondes leur échappent. En pratique, « économie » et écologie » sont moins rivales que complémentaires : l’« économie écologique » est florissante, la plupart des écologistes raisonnent en catégories économiques, et les débats portent sur la meilleure ou la moins mauvaise façon de compenser l’économie par l’écologie, en réduisant les conséquences négatives d’une production (et d’une consommation) qui sinon détruirait ses propres bases. Comment ? en injectant des doses (variables selon les écoles de pensée) d’écologie dans l’économie.
Pour nous, il ne s’agira donc pas d’ajouter l’écologie à l’économie, ni de corriger la seconde par la première, mais de mener la critique de l’une comme de l’autre.