Beaucoup de personnes sont légitimement indignées face à l’atrocité des violences policières qui sont, en France en particulier, un phénomène structurel, maintenu par une culture de l’impunité et une histoire raciste, à tel point qu’il peut sembler tentant pour certain.e.s1 de proférer des « mort aux flics » et de les entendre un sens littéral, cela au nom de la vengeance ou de l’auto-défense. Dans le contexte actuel où l’hyperviolence politique ressurgit, où des passages à l’acte sanglants se produisent régulièrement, et où notamment des policiers ont déjà été la cible d’attaques et parfois d’homicides, il s’agit d’une posture plus que contestable : en plus d’un argument purement et cyniquement stratégique (est-ce vraiment utile à la cause ?), un problème moral se pose à l’évidence : celui, précisément, de la mise à mort d’autrui. Le texte qui suit ne rentre donc pas dans ce débat. Considérant comme acquise l’illégitimité morale de l’homicide, et plus largement de la violence sur les humain.e.s en dehors des cas de stricte légitime défense, il se penche sur une polémique plus spécifique, d’apparence purement sémantique, mais lourde d’enjeux aussi, qui a agité les réseaux sociaux, non pas entre des pro et des anti-police mais entre militant.e.s antiracistes et antispécistes2.

Que s’est-il passé ? Après un énième épisode tragique de violence policière en avril 2020, un slogan volontairement choquant est rapidement devenu viral sur Twitter pour dénoncer cette dernière : #MortAuxPorcs, en référence à la chanson Fuck le 17 du groupe de rap 13 Block. Les policiers violents sont comparés aux cochons car ils auraient en commun d’être répugnants (les premiers moralement et les seconds physiquement) donc méprisables. 

Plusieurs militant·e·s antispécistes y ont vu un problème lorsqu’ils ont tweeté en pleine polémique que les cochons, pourtant innocents, étaient injustement les victimes collatérales de ce slogan qui les associe à des gens violents. Certain·e·s de ces militant·e·s ont depuis supprimé leurs déclarations, après avoir suscité des vagues de réactions indignées. De nombreuses personnes parmi les antiracistes en ont profité pour critiquer tou·te·s les antispécistes, dont les préoccupations seraient au mieux ridicules, au pire carrément odieuses. 

À l’évidence, la violence policière doit être non seulement dénoncée mais combattue avec la plus grande détermination : elle ne saurait être justifiée dans un État prétendument « de droit ». Toutefois, parler du sort des cochons dans notre société spéciste (qui opprime les animaux au nom d’une prétendue supériorité des humain·e·s) n’équivaut pas en soi à minimiser la souffrance ressentie par ces dernier·ère·s. Les mouvements de justice sociale doivent comprendre que cela n’a rien de parodique. Nous savons empiriquement que les cochons et de nombreux autres animaux sont des êtres sentients : leur système nerveux et cérébral est tel qu’ils peuvent, comme nous, faire l’expérience subjective de la douleur et du plaisir, et donc qu’ils cherchent à éviter la première autant que possible. Autrement dit, ils ont un intérêt direct à ne pas être torturés ni tués : même s’ils ne peuvent raisonner comme la plupart des humain·e·s, ils sont dignes de considération morale. Or, environ 24 millions de cochons (quasiment un par seconde !) sont massacrés chaque année rien qu’en France3, après avoir vécu une vie éphémère mais non moins atroce (castration à vif, caillebotis…) en élevage intensif (pour 95 % d’entre eux4).

Reconnaître que cette situation existe est une chose, mais à ce stade, le rôle qu’y joue le langage n’est pas encore forcément évident pour tout le monde. C’est pourquoi je montrerai ici, dans un premier temps, que les antispécistes ont théoriquement raison quand iels critiquent un slogan qui, à terme, peut contribuer à porter atteinte aux animaux, à condition de ne pas verser dans un moralisme naïf. Mais je rappellerai ensuite pourquoi, en pratique, iels feraient quand même mieux de s’en abstenir, en tout cas dans un contexte qui rend la discussion impossible entre antispécistes et antiracistes. Une fois cela clarifié, j’expliquerai pourquoi les antispécistes ont des raisons d’être sincèrement avec les antiracistes dans la dénonciation des violences policières.

Cet article a été écrit à froid, plusieurs mois après la polémique sur Twitter. Je suis conscient qu’il risque de la relancer alors qu’elle semblait éteinte, mais elle soulève quand même des questions importantes, dont les quelques éléments de réponse pourront (je l’espère) resservir. En effet, ce n’est pas la première fois que les animaux ont été invoqués dans une lutte sociale de manière similaire (cf. récemment le slogan féministe #BalanceTonPorc) et sûrement pas non plus la dernière.

Il va donc falloir expliquer en quoi, d’un point de vue antispéciste, #MortAuxPorcs est moralement condamnable en ce qu’il contribue à porter un tort injustifié aux cochons. Pour cela, je ferai notamment dialoguer deux grands courants de la philosophie morale : le déontologisme, d’après lequel une action est bonne lorsqu’elle suit certains devoirs que tout le monde peut accepter, et l’utilitarisme, qui dit qu’une action est bonne lorsqu’elle a pour conséquence d’augmenter le bonheur du plus grand nombre. 

Un slogan utile à la cause antiraciste ? 

L’appel à la philosophie morale est ici d’autant plus pertinent que les antiracistes ont voulu se justifier a posteriori par une sorte de calcul utilitariste : la souffrance provoquée par #MortAuxPorcs sur les cochons (comparée à leur meurtre, par exemple) serait à première vue quasi nulle car ces derniers ne peuvent en être directement affectés faute de comprendre notre langage, et en comparaison l’utilité d’un tel slogan pour la cause anti-violences policières serait notable, ce qui serait une bonne raison de l’utiliser. Dire #MortAuxPorcs permettrait de forger une conscience de groupe, prérequis indispensable à l’action collective. En effet, la paronomase5 entêtante fait que c’est un slogan accrocheur, qui identifie clairement un ennemi commun contre qui s’unir et dont l’autorité est désacralisée. En France, traiter de porcs les représentants haïs du pouvoir exécutif est d’ailleurs une tradition de longue date : Louis XVI et Napoléon III en faisaient déjà les frais6. D’autre part, dans le cadre spécifique de la lutte antiraciste, #MortAuxPorcs, au-delà du clip de rap Fuck le 17, exalte la mémoire iconique des Black Panthers qui avaient déjà popularisé la comparaison policiers = porcs, comme en scandant « The Revolution has come, it’s time to pick up the gun. Off the pigs! »7 ( « La Révolution est venue, c’est le moment de sortir les armes. À bas les porcs ! »).

Il y a une violence « illocutoire » dans les insultes oppressives

Ultimement, les antiracistes peuvent dire qu’iels ne pensent pas à mal, et il est vrai que #MortAuxPorcs est une insulte désémantisée : comme « fils de pute », elle ne désigne pas ce qu’elle est censée désigner. On peut insulter quelqu’un sans que sa mère ne soit réellement une travailleuse du sexe (TDS), et ce ne sont pas littéralement les porcins qu’on appelle à massacrer. Jusqu’ici, les antispécistes semblent s’affoler pour rien. Mais l’insulte a une certaine autonomie expressive, c’est-à-dire qu’elle reste offensante indépendamment de l’attitude de la personne qui la profère comme de celle qui la reçoit. Elle porte souvent en elle une violence « illocutoire », pour parler comme Austin8. En d’autres termes, au-delà de l’effet produit directement, l’insulte tire sa force du contexte historique d’oppression dans lequel elle s’inscrit et qu’elle renforce en retour du fait même qu’elle est prononcée, en associant certaines idées entre elles. 

Pour mieux comprendre comment, rappelons d’abord que l’oppression est un système qui soumet injustement un groupe minorisé à la coercition et l’exploitation par un groupe dominant qui en tire des privilèges sociaux9 : le spécisme correspond à cette définition. Ensuite, il faut admettre que le langage, loin d’être neutre, crée des représentations qui ont un impact concret sur les comportements : en cela, il est un acte comme les autres (si le langage était neutre, il n’y aurait jamais de propagande). Il existe bien sûr quelques expressions positives concernant les animaux ( « ma puce », « fort comme un lion », etc.). Mais le plus souvent, le langage a ceci d’insidieux qu’il fabrique le consentement à l’ordre établi en invisibilisant la réalité de l’oppression et en infériorisant les individus qui en souffrent, ce qui empêche les dominant·e·s (et les dominé·e·s, lorsqu’iels sont en capacité de comprendre) de penser une alternative émancipatrice, comme l’ont déjà beaucoup souligné les analyses antispéciste10, féministe11et antiraciste12.

Les insultes collatérales comme « fils de pute » ou #MortAuxPorcs rabaissent des personnes innocentes : pour qu’elles dégradent la personne qui est censée la recevoir, il faut évidemment que cette dernière soit associée à quelque chose (ou quelqu’un) de dégradant, qui ne mérite aucune considération morale. On pourrait même penser qu’il s’agit d’une circonstance aggravante que d’insulter un groupe dominé en sachant qu’il sera incapable de se défendre. Cela a des conséquences observables : c’est en partie parce que les TDS sont couramment associé·e·s à l’infamie qu’iels ne sont pas protégé·e·s malgré leur métier précaire et dangereux, voire sont tenu·e·s responsables du mal qui leur arrive. De même, le fait que les cochons soient vus comme des chosesaussi naturellement dégoûtantes n’aide sûrement pas à ce qu’ils soient mieux traités. Pire encore, c’est en partie parce qu’on les traite aussi mal que les cochons nous semblent répugnants. Certes, l’idée de leur saleté vient principalement du fait qu’ils ne peuvent pas transpirer et doivent donc se rouler dans la boue pour se rafraîchir, mais elle vient aussi du fait qu’on choisit de les entasser dans des cages exigües, au milieu de leurs propres excréments où ils sont supposés se complaire. L’insulte oppressive a donc ici une part autoréalisatrice, c’est-à-dire qu’elle aide à faire advenir ce qu’elle est supposée décrire a priori.

Voilà pourquoi, même avec une intention apparemment louable de subversion, il n’est jamais souhaitable de constituer l’identité d’un groupe minorisé au détriment d’un autre par le biais d’insultes oppressives, ce que reconnaissent déjà parfois les progressistes. Même sans aucune travailleuse du sexe aux alentours pour l’entendre, il leur semble condamnable de traiter un dirigeant de « fils de pute » car c’est une insulte qui reste sexiste. Par conséquent, on peut aussi rejeter #MortAuxPorcs pour son message spéciste.

De l’obligation morale de lutter contre le langage spéciste

Les cochons ne sauraient être réduits à leur saleté : ce sont avant tout des animaux sociaux relativement intelligents, capables d’affection, et tout éleveur sait qu’ils ont une personnalité propre. Mais à cause de ce à quoi renvoie le mot « porc », ce n’est pas à cela qu’on pense spontanément. On peut dire que le sens des mots, qui associent certaines idées entre elles, provient d’un consensus préalable entre les interlocuteur·rice·s13. Dans le cadre des insultes, le consensus est social puisqu’elles se fondent sur une manière particulière de percevoir un groupe ciblé. Or, la société étant hiérarchisée, ce consensus est celui du groupe dominant, et se fait au détriment des groupes minorisés d’autant plus facilement que ceux-ci sont exclus des discussions, soit par manque de représentation soit par incapacité physique à pouvoir s’exprimer verbalement (comme pour les cochons ou les tout jeunes enfants). L’injustice linguistique sert l’injustice politique. C’est d’ailleurs pour ne pas être les complices tacites de ce « consensus » biaisé que des antispécistes se sentent dans l’obligation de le dénoncer. Le langage spéciste n’a rien d’une fatalité. Il ne s’impose pas totalement à nous car nous le co-construisons en partie, en décidant de répéter (ou non) les mots prononcés par nos pairs. C’est ainsi que des mots aussi connotés négativement perdurent dans les esprits, avec les conséquences qu’on sait maintenant. 

L’utilitariste dira que le langage spéciste s’inscrit dans une tendance générale à légitimer (donc à perpétuer indirectement) la souffrance d’un grand nombre d’individus, et qu’il faut chercher à en réduire l’impact. En dernière analyse, chacun·e est appelé·e à en réprouver/cesser l’usage : même si notre comportement individuel a un impact infinitésimal, il contribue « de manière causale et non superflue » à un changement d’ensemble, en montrant l’exemple à suivre14. Si cette réponse ne convient toujours pas, on peut aussi se tourner vers l’approche déontologiste, et en particulier la pensée de Kant, qui pourtant n’était pas lui-même un grand allié de la cause antispéciste ni de la cause antiraciste : en effet, pour lui comme pour de nombreux philosophes au XVIIIe siècle, seuls les hommes blancs étaient doués de raison et pouvaient donc être inclus dans la sphère de la moralité… Néanmoins, son impératif catégorique peut être repris : « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »15

Ce dialogue entre utilitarisme et déontologisme montre que leurs différences théoriques ne les empêchent pas d’apporter ensemble une critique du langage ordinaire. Le principe de non-nuisance sur lequel ils peuvent tous les deux s’accorder ne relève ni d’un « pinaillage » ni de la « pureté militante »16.

La langue, un champ de bataille parmi d’autres

Cela dit, l’appel à la morale risque de dériver vers une culpabilisation naïve de celles et ceux qui ont un langage spéciste. Or, le langage ne saurait être la priorité morale absolue car il n’a pas de pouvoir magique. En 2005, l’Anti-Defamation League(l’équivalent américain de la LICRA) avait proposé sur son site « la pyramide de la haine » ci-dessous pour tenter d’expliquer l’antisémitisme : d’après l’association, la haine, qui passe par des politiques discriminatoires et culmine avec la violence génocidaire, semble être fondée en dernier ressort sur les stéréotypes, les blagues oppressives, bref en un mot sur le langage. C’est un modèle qui a connu un certain succès : il a pu être repris pour rendre compte de la suprématie blanche ou de la culture du viol, par exemple. Certain·e·s antispécistes pourraient donc être tenté·e·s de l’utiliser de même, pour mieux illustrer leur propos.

La « pyramide de la haine » de l’Anti-Defamation League

Mais c’est un modèle plus que contestable, en particulier d’un point de vue matérialiste pour lequel les idées ne sont pas données d’emblée mais sont issues de certains types de rapports sociaux17. Transposée à la question animale, la pyramide donnerait l’impression qu’on exploite et tue les cochons seulement parce qu’on les méprise. Or, comme l’écrit Colette Guillaumin, théoricienne du féminisme et de l’antiracisme : « On ne proclame l’infériorité que d’un groupe déjà réduit en esclavage ou en dépendance, on ne proclame l’impureté que d’un groupe dont, déjà, on a exclu la présence, on ne proclame la faiblesse que d’un groupe que déjà on a réduit (par le confinement, l’interdiction de circuler, l’interdiction de posséder) à l’impuissance physique »18. C’est important de le préciser car sinon, on pourrait induire de cette pyramide le sophisme de la pente glissante. Tout stéréotype n’a pas en soi une violence illocutoire puisque celle-ci, par définition, n’est activée que lorsque le contexte socio-historique la rend concevable. S’il n’y a pas ce rapport préalable d’exploitation, de marginalisation ou de domination, le langage restera au stade du stéréotype, sans jamais aller jusqu’à légitimer un génocide. Il faudrait donc réagencer les étages de cette pyramide, pour insister avec plus de complexité sur la nécessité d’un changement (infra)structurel. Tant qu’il y aura l’élevage, la pêche et les abattoirs (qui sont vraiment à la base du reste), il y aura des discours infériorisants pour les légitimer au niveau institutionnel (dans les médias, à l’école, au parlement, etc.) ; et tant qu’il y aura ces discours-là, ils seront perpétués à un niveau plus individuel (par le biais de la socialisation). 

Il s’ensuit que le changement ne viendra pas d’abord de la manière dont les individus s’expriment et se comportent. Il y a plus urgent pour les animaux que la manière dont on parle d’eux, mais on peut aussi reconnaître qu’il faut essayer de préparer les mentalités à l’avènement d’une société post-spéciste, où les animaux domestiques seraient reconnus comme citoyens19. Cela n’implique pas de donner le droit de vote aux cochons, mais au moins qu’ils ne fassent pas systématiquement l’objet d’insultes oppressives tendant à justifier les atteintes à leurs droits fondamentaux. On remarque d’ailleurs qu’il n’y a pas besoin de pouvoir réclamer ces derniers pour en bénéficier, comme le montre par exemple le cas des bébés. Cela prouve au passage que le critère de la rationalité n’est pas le plus pertinent pour être reconnu·e comme un sujet de droit : c’est la vulnérabilité qui importe.

Une dernière raison pour laquelle il faut éviter la culpabilisation est que le langage spéciste, depuis l’enfance, a été profondément ancré dans nos mentalités : il est donc difficile de s’en débarrasser totalement. L’important est de faire attention autant que possible, et de réfléchir de manière critique à comment faire le bien, dont celui d’autrui. 

On peut maintenant se demander si le problème posé par #MortAuxPorcs a été abordé de manière à favoriser la prise de conscience du plus grand nombre. Vu le flot de moqueries qu’ont reçu les antispécistes durant la polémique, c’est manifestement douteux. Alors, à qui la faute ?

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