• L’affinité de l’extrême droite pour la pensée complotiste

Il convient de préciser d’entrée de jeu que les théories du complot ne sont pas l’apanage de la droite ou de l’extrême droite, et que bon nombre de soi-disant progressistes ont déjà succombé aux mêmes sirènes. Il faut toutefois admettre que le mouvement actuel s’inscrit dans la longue et prospère tradition d’affinité entre l’extrême droite et la pensée complotiste.

Dès le début du XXe siècle, l’extrême droite s’est effectivement construite sur diverses théories du complot pointant des forces occultes, autant de cabales secrètes et maléfiques qui manipuleraient l’histoire, les États, la finance et les médias, et contrôleraient subtilement l’échiquier géopolitique et les mouvements migratoires dans le but ultime d’affaiblir les nations et de former un gouvernement mondial tout puissant. La plus célèbre et sans doute la plus influente de ces théories découle des Protocoles des Sages de Sion, un canular antisémite publié en 1903 par des ultranationalistes russes fidèles au tsar pour nourrir le mythe de l’ennemi intérieur juif menaçant la stabilité de l’Empire. Les « Protocoles » (dont le caractère frauduleux a été établi dès les années 1920) ont profondément inspiré Hitler et le parti nazi. Ils ont aussi nourri une kyrielle de courants antisémites partout dans le monde tout au long du vingtième siècle, ainsi qu’une série de théories analogues véhiculées par l’extrême droite, comme le « Plan Kalergi », le « Grand Remplacement » et, plus récemment, le mythe persistant d’une influence occulte exercée par le milliardaire juif hongrois George Soros, pour culminer avec le phénomène complotiste « QAnon ».

Il importe de saisir la nature et l’importance de ce dernier phénomène pour comprendre l’actuel mouvement anti-sanitaire au Québec (et aux États-Unis), car « QAnon » et ses nombreux codes (comme l’acronyme WWG1WGA, signifiant Where We Go One We Go All, et la projection de Trump en figure messianique) traversent désormais tout le mouvement, à commencer par son principal facteur d’amplification ici, Alexis Cossette-Trudel et sa chaîne vidéo, Radio-Québec.

Pour synthétiser, les adeptes de « QAnon » croient qu’un agent (anonyme) de la communauté du renseignement américain (le fameux « Q ») sème depuis 2017 une série d’indices, d’abord sur l’imageboard 4chan, puis sur les forums 8chan et 8kun, concernant un « État profond » (Deep State) contrôlé par une cabale occulte de pédocriminel·le·s cannibales satanistes. Cette cabale, liée notamment au Parti démocrate et à l’élite hollywoodienne, serait chroniquement « sur le point » d’être démasquée dans le cadre d’un « Grand réveil » (Great Awakening), principalement sous l’action providentielle du président Donald Trump, lequel serait en réalité une sorte d’agent double dont le véritable objectif serait justement de mettre en échec cet « État profond ».

Le phénomène « QAnon » est en quelque sorte une version actualisée des Protocoles des Sages de Sion, nettoyée de l’antisémitisme le plus grossier, mais reprenant certains des thèmes principaux ayant fait la réussite des classiques théories du complot antisémites, dont l’existence d’un gouvernement secret mondial (le « Deep State », l’élite mondialiste, la finance internationale, etc.) et le caractère diabolique de cette prétendue cabale (les réseaux « pédosataniste » cannibales, qui font directement écho au mythe du Juif-mangeur-de-bébés récurrent dans la propagande nazie[2] et aux diffamations antisémites de meurtres rituels qui circulent en Europe depuis le moyen âge).

Longtemps marginal et confiné aux imageboards et aux sites spécialisés, le phénomène QAnon a connu une explosion de popularité avec l’introduction des mesures de confinement, à la faveur du désœuvrement soudain d’un grand nombre d’internautes. Au point où en sont les choses, il importe peu que QAnon soit en fait un canular ayant échappé à son créateur, un jeu de dupes soigneusement cultivé par des entrepreneurs corrompus et sans scrupules, ou une opération de guerre psychologique orchestrée par on ne sait quelle agence : QAnon est aujourd’hui un phénomène mondial comptant des millions d’adeptes. Un personnage comme Cossette-Trudel, qui est un fervent adepte de Q depuis bien avant la pandémie, a su capitaliser sur cet engouement croissant en injectant la culture complotiste QAnon dans la mobilisation hostile aux mesures sanitaires mise en place par les gouvernements. Si bien qu’elle en est désormais indissociable.


  • Le mouvement anti-sanitaire : un terreau fertile et un lieu de recrutement pour l’extrême droite

L’extrême droite et le complotisme sont des systèmes de valeurs qui s’alignent presque naturellement et se rencontrent sur un socle commun : le populisme. Celui-ci repose sur le principe d’une opposition entre « un peuple » mythifié et une élite désincarnée qui poursuit des intérêts occultes. Évidemment, les leaders populistes les plus habiles voient dans le mouvement anti-sanitaire ce fameux « peuple » qu’ils appellent à se « réveiller » et à se « lever » depuis des années. C’est donc un terrain idéal de recrutement et de diffusion des idées de l’extrême droite, ce que confirmait d’ailleurs récemment un ancien membre de Storm Alliance au collectif Emma Goldman du Saguenay.

La majorité des têtes d’affiche du mouvement anti-sanitaire faisaient déjà partie du paysage national-populiste dans les dernières années. Stéphane Blais, la figure de proue de la pompeusement nommée Fondation pour les droits et libertés du Peuple, ainsi que Daniel Pilon et Jean-François Dubois, sont des membres importants du microparti Citoyens au Pouvoir, qui était à une époque très proche de La Meute. Mario Roy, figure clé de Storm Alliance et l’une des grandes gueules les plus audibles du mouvement anti-sanitaire, a été une éminence grise du même parti, et Alexis Cossette-Trudel en a été candidat. Plusieurs observateurs ont d’ailleurs émis l’hypothèse que le mouvement actuel pourrait être une sorte d’opération de conditionnement visant à aiguiller les « illuminés » vers le parti. Le récent rapprochement de Maxime Bernier (Parti populaire du Canada) avec Cossette-Trudel et le mouvement anti-sanitaire laisse deviner une intention similaire. On aurait presque envie de dire que tout ça ressemble à un complot…

L’ex-numéro 2 de La Meute, Steeve « l’Artiss » Charland, est lui aussi devenu l’un des principaux influenceurs du mouvement, notamment en encourageant ses adeptes à « couper le câble », c’est-à-dire à s’affranchir des sources d’information officielles pour plutôt se renseigner auprès des plateformes de « réinformation » contrôlées par des complotistes et négationnistes de la pandémie. Outre Radio-Québec, le vlogueur André « Stu Pitt » Pitre, dont le StuDio était déjà fort influent au sein du mouvement islamophobe et anti-immigration, s’est avéré un autre pôle important de propagande anti-sanitaire, tout comme la chaîne Théovox, dirigée par le prédicateur évangéliste Jean-François Denis. Des figures plus marginales, comme le YouTubeur et énergumène professionnel Pierre Dion, ou le vlogueur antisémite Maxime Morin, du projet de « réinformation » DMS (qui a notamment amplifié le signal du documenteur « Plandemic » au Québec) ont également guidé leur fanbase respective vers le mouvement complotiste. Mais de toute cette ménagerie, Alexis Cossette-Trudel a sans doute été le plus influent, avec sa page Facebook suivie par plus de 75 000 abonné·e·s et sa chaîne YouTube comptant quelque 119 000 abonné·e·s. [Note: Radio-Québec a vu son compte supprimé par Facebook le 7 octobre 2020, et sa chaîne YouTube a connu le même sort le 15 octobre.] Il est du moins certainement le principal responsable de la place qu’est venue prendre « QAnon » dans ce mouvement au Québec, contribuant du même coup à attirer celui-ci dans le camp symbolique du président Trump à l’approche des élections américaines de 2020.

 

  • Un mouvement pétri de contradictions et d’incohérences

Avec l’injonction mille fois répétée à faire « nos recherches », il est clair que les complotistes anti-sanitaires se croient du bon côté de l’histoire… et de la science. Dans l’esprit du complotiste, la raison est de son côté, tout comme le « gros bon sens », et quiconque ne se range pas de ce côté est forcément un « mouton » au cerveau lessivé. Pourtant, comme c’est le cas pour le complotisme de manière générale et les théories d’extrême droite en particulier, ironiquement, les diverses prétentions des anti-sanitaires relèvent souvent justement d’une pensée sectaire irrationnelle (voir le slogan de QAnon, « Where We Go One We Go All ») et résistent difficilement à l’épreuve des faits.

Il n’est pas fortuit que les figures dirigeantes du mouvement insistent autant pour diaboliser les médias traditionnels et pousser leurs adeptes à « s’informer » sur YouTube et auprès d’une multitude de sources « alternatives » toutes plus louches et bancales les unes que les autres. Les fausses nouvelles et les intox tirées de ces sources douteuses et frauduleuses circulent en boucle et sont relayées ad infinitum au sein de bulles d’opinion formant une complosphère opaque sur les médias sociaux. Déjà en 2018, un exposé détaillé de Radio-Canada démontrait comment les algorithmes de suggestions de YouTube alimentent activement la pente glissante entre théories du complot et chaînes d’extrême droite comme Nomos.tv et DMS. Comme le démontre le récent documentaire The Social Dilemma, ce glissement n’est pas un bogue, mais un élément intégral de ces plateformes, qui cherchent par tous les moyens à capter et retenir l’attention des utilisateurs·trices, quitte à les entraîner toujours plus loin dans des terriers sans fond toujours plus sinistres.

Ironiquement, la gauche radicale, qui est depuis longtemps très critique des médias de masse (pour diverses raisons, dont leur rôle de faire-valoir du système capitaliste et de l’oligarchie libérale) et a longtemps été à l’avant-garde du mouvement pour la démocratisation des médias, se voit placée dans la position ambiguë et paradoxale de défendre la crédibilité de ces mêmes médias sur la base de la rigueur relative des informations qu’ils produisent par rapport à la désinformation crasse qui caractérise une médiasphère « alternative » doublement favorable au complotisme et à l’extrême droite.

Similairement, l’extrême droite et la pensée complotiste s’unissent pour promouvoir un éthos anti-intellectuel hostile à la raison scientifique[3]. C’est par ailleurs un point de convergence avec la mouvance de santé alternative[4], dont un segment important (qu’on tend pourtant à associer à une certaine gauche bobo-libérale) nie depuis longtemps les bienfaits de la vaccination et nourrit une profonde méfiance envers tout ce qui concerne la science médicale institutionnelle et la pharmaceutique[5]. Dans le cadre de la pandémie de COVID-19, cette méfiance et cette hostilité se transposent aux institutions internationales comme l’Organisation mondiale de la santé, qui sont perçues par les anti-sanitaires et l’extrême droite comme autant d’instruments du complot « mondialiste », et aux autorités sanitaires provinciales et nationales, qui sont dépeintes comme des pantins, voire carrément des complices, au service dudit complot. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que le climatoscepticisme et le platisme (la croyance en la Terre plate) trouvent de nombreux adeptes parmi les anti-sanitaires…

Cette même hostilité, au Québec, est retournée contre la classe politique, et en particulier contre les gouvernements en place, dont les consignes de distanciation, de confinement et de prophylaxie sanitaire seraient autant de menaces directes aux droits et libertés « du peuple » et signaleraient selon plusieurs l’avènement d’une « dictature » sanitaire comparable aux pires régimes totalitaires. (Il est à cet égard assez curieux de voir voler les points Godwin, les accusations confondues de fascisme/nazisme, les comparaisons au 3e Reich et les références constantes aux camps de concentration et aux trains de la mort, alors qu’il se trouve dans les rangs des complotistes d’authentiques sympathisants néonazis et que le messie Trump fait glisser un peu plus chaque jour les États-Unis dans un fascisme décomplexé…)

Étrangement, ce soudain souci existentiel pour « les droits et les libertés » (on parle bien ici de la liberté de ne pas porter un masque pour acheter du papier hygiénique au Jean-Coutu) était/est beaucoup moins prononcé quand il s’agit de manifester sa solidarité avec certaines communautés autochtones qui vivent dans la misère la plus abjecte, avec certaines communautés racisées qui sont chroniquement aux prises avec la brutalité policière et le racisme structurel, ou avec les personnes sans statut qui survivent tout au bas de l’échelle sociale et sont privées de droits fondamentaux, pour ne prendre que quelques exemples. Et pour ne rien dire des travailleuses et travailleurs qui sont en première ligne de la lutte contre la pandémie et apprécieraient sans doute qu’on défende leur droit à ne pas être mis·e·s en danger par l’insouciance et la stupidité des anti-sanitaires. (Notons d’ailleurs au passage que les opposant·e·s aux mesures sanitaires sont très majoritairement blanc·he·s, tandis qu’une grande partie des personnes qui ont été infectées lors de la première vague de la pandémie, soit dans le système de soins directs, soit dans la communauté, étaient des travailleuses et travailleurs de première ligne racisé·e·s. Les effets socioéconomiques de la pandémie sont aussi le plus durement ressentis dans les quartiers où l’on retrouve une plus forte densité de communautés racisées, comme, par exemple, Montréal-Nord[6].)

Parlant de droits et de liberté, il convient de rappeler que ces mêmes leaders qui crient aujourd’hui à la « dictature » étaient parmi ceux qui, il y a à peine un an ou deux, applaudissaient à tout rompre la promulgation autoritaire d’une loi authentiquement liberticide visant en particulier certaines minorités religieuses (la Loi 21), et n’hésitaient pas à revendiquer une partie du crédit pour le virage islamophobe du gouvernement (un gouvernement que le mouvement national-populiste a d’ailleurs très clairement contribué à porter au pouvoir). Et ces mêmes énergumènes qui il n’y a pas si longtemps n’avaient que le mot « laïcité » à la bouche quand il s’agissait de piétiner les droits des femmes musulmanes, marchent aujourd’hui fièrement dans des cortèges où flottent à côté de drapeaux pro-Trump le carillon Sacré-Cœur, un emblème des catholiques intégristes nostalgiques de l’emprise de l’Église sur les affaires de l’État. Le mouvement complotiste anti-sanitaire est d’ailleurs de plus en plus teinté de discours religieux, sous l’influence de Stéphane Blais et de son entourage (dont le logo représente « Saint-Michel terrassant le diable », curieux clin d’œil aux Bérets-blancs, une secte chrétienne de triste réputation) et des évangélistes de Théovox, qui souhaitent d’ailleurs organiser une grand-messe anti-sanitaire à Montréal le 11 octobre. [Note: cet événement a été annulé après l’annonce par le gouvernement de l’entrée en vigueur de nouvelles mesures de distanciation.)

Enfin, que dire du fleurdelysée inversé, que Steeve Charland a popularisé au sein du mouvement covidiot au cours des derniers mois pour symboliser (si l’on comprend bien!) l’occupation du Québec par des forces hostiles, alors que la fachosphère tout entière s’était embrasée à la vue d’un seul drapeau pareillement inversé dans une manifestation antiraciste il y a quelques années, y voyant la preuve irréfutable d’une haine violente du Québec de la part des communautés musulmanes et de leurs allié·e·s?

Malgré les appels constants au réveil des moutons et à la solidarité, et malgré cette défense hyperbolique et hypocrite des droits et libertés, c’est une motivation purement égoïste et individualiste qui traverse les contradictions énumérées ci-dessus. C’est l’éthique du « je-me-moi », de la liberté individuelle au sens étroit, qui anime ce mouvement, et non un véritable souci du bien-être collectif. C’est peut-être cette caractéristique qui amène les commentateurs et médias bourgeois, ces derniers temps, à désigner comme « libertaire » le mouvement d’opposition aux mesures sanitaires. Mais ils opèrent ici (volontairement ou non) un glissement sémantique. Le libertaire se soucie de sa propre liberté EN MÊME TEMPS qu’il se soucie de la liberté de toutes et de tous. Il ou elle voit la liberté d’autrui comme une condition à sa propre liberté, tandis que le libertarien (de l’anglais libertarian) n’éprouve aucun scrupule à sacrifier celles des autres pour garantir la sienne. C’est une vision du monde axée sur un repli égoïste sur soi plutôt que sur l’ouverture à autrui; de la même façon que le projet fasciste en est un d’opposition entre un « Moi » national, homogénéisé et mythifié, et un « Autre » maléfique, dont il faudrait repousser l’influence réelle ou fantasmée par tous les moyens possibles[7].

C’est cette parenté qui porte les antifascistes à mettre en garde depuis longtemps contre la pente glissante qui mène du libéralisme au libertarianisme, puis au fascisme. Les libéraux sont d’ailleurs bien prompts — et ce n’est pas innocent — à faire des parallèles entre l’extrême droite et la gauche radicale (sur la base de supposées pratiques analogues ou d’une prétendue « pensée extrémiste » essentialisée, toujours extirpée de son contexte), mais le fait est que leurs aspirations respectives sont diamétralement opposées : là où la première se préoccupe avant tout de préserver ou de restaurer ses privilèges en sacrifiant volontiers le bien-être d’autrui, l’autre se préoccupe du bien-être de toutes et de tous, quitte à sacrifier volontairement et temporairement un minimum de liberté pour obtenir, élargir et consolider ce bien-être collectif. C’est toute la différence entre un système de valeurs ancré dans l’entraide et la solidarité, et un autre défini par l’égoïsme, la compétition et la méfiance réciproque.

C’est sans doute pourquoi vous remarquerez que de manière générale, dans la crise actuelle, la gauche radicale appelle et participe au respect des mesures de précaution sanitaire (en plus de créer et de promouvoir une pléthore de projets d’entraide communautaire), tandis que l’extrême droite est devenue le principal moteur du mouvement d’opposition à ces mêmes mesures.

 

  •   La méfiance à l’égard des autorités ne mène pas nécessairement à la pensée complotiste

Tout cela étant dit, il importe de pousser un peu la réflexion et de chercher à sortir d’une analyse trop binaire du phénomène complotiste anti-sanitaire.

Il est crucial de se rappeler, par exemple, que le fiasco historique de la gestion de la première vague de la crise pandémique au Québec, notamment dans les CHSLD, n’est pas dû à la stupidité des anti-masques ni à la fourberie de l’extrême droite. Cet échec monumental qui a placé le Québec au deuxième rang mondial du taux de mortalité per capita est entièrement imputable à la classe politique québécoise.

Tout d’abord, parce que tous les gouvernements successifs depuis les années 1990 adhèrent quasi religieusement à un mode de gestion néolibéral, caractérisé par le définancement et la privatisation des services publics, qui a empêché que le système de soins soit adéquatement prémuni contre les assauts de cette pandémie. Ensuite, parce que le gouvernement actuel, qui porte cette même idéologie néolibérale dans son ADN, a pitoyablement échoué à gérer la crise sur le terrain (notamment en écartant de sa cellule de crise une scientifique particulièrement compétente) et s’est d’abord investi dans un long et pénible exercice de relations publiques à coups de dizaines de millions de dollars du trésor public versés à une firme privée.

Il n’est pas déraisonnable de croire que la mauvaise gestion endémique et la profonde ineptie des autorités politiques ont participé à la colère et à la méfiance d’une partie de la population déjà frustrée par la perte de certaines libertés. Il faut reconnaître que, en bons manipulateurs, les populistes et l’extrême droite ont su saisir cette occasion de récupérer le mécontentement et la frustration pour les canaliser vers leurs propres objectifs, lesquels sont (souvent) bien distincts et vont bien au-delà des questions sanitaires et des libertés individuelles.

Si la plupart des idées que véhiculent les complotistes peuvent paraître irrationnelles, le fait de croire en l’existence de complots n’est pas irrationnel en soi. Au sens strict, le terme de complot désigne une entente secrète entre personnes et, par extension, l’action concertée de plusieurs personnes contre quelque chose ou quelqu’un. Nous sommes tous et toutes soumis·e·s aux conditions structurelles de la société de classes, où les intérêts respectifs de chaque classe entrent perpétuellement en conflit et où la classe dominante, par définition, agit continuellement « de manière concertée » pour préserver ses intérêts. Ainsi, les dominants complotent pour assurer la reproduction de l’ordre social et de leurs privilèges. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les théories complotistes jouissent souvent d’un écho favorable au sein des populations opprimées (classes ou nations) et qu’elles sont parfois employées pour créer des ponts entre la droite et la gauche. Elles ont le mérite de poser, implicitement ou explicitement, la question du pouvoir (qui le détient « réellement »?) et de son exercice. Elles expriment aussi des soupçons à l’égard des vérités officielles de l’État et peuvent, ainsi, contribuer à une certaine vigilance populaire et démocratique.

Cependant, bien souvent, les scénarios grotesques que brandissent les complotistes sont des versions schématisées de dynamiques sociales, politiques et économiques bien plus complexes. Les dominants complotent, certes, mais ils ne font pas que comploter. Ils font aussi beaucoup d’autres choses, parfois au vu et au su de tous et toutes, sans que pour autant leurs gestes ne soient remis en question ou leur pouvoir menacé. La domination va au-delà du complot et c’est précisément ce qui la rend si difficile à renverser.

L’illusion pernicieuse des théories complotistes est de faire croire que les grands problèmes — réels ou fantasmés — auxquels nous sommes confrontés se réduisent au comportement néfaste de quelques individus ou de réseaux. L’un des plus graves problèmes du raisonnement complotiste est qu’il sert à occulter différents mécanismes de pouvoir et d’oppression plus fondamentaux et plus insidieux, comme la domination de classe, le racisme, le sexisme, l’oppression nationale, etc., en proposant de fausses versions de l’histoire et des solutions simplistes.

Pour l’antifascisme militant, il ne suffit pas de combattre les mouvements complotistes et les résurgences d’extrême droite et fascisantes quand elles se forment; il faut aussi lutter au quotidien contre les inégalités et les injustices que perpétuent le système capitaliste et ses exécutants ainsi que les autres structures de domination. Car si le système libéral prétend dans son énoncé de principes garantir la liberté et l’égalité, il limite toujours dans les faits la liberté de certain·e·s pour protéger les intérêts des autres. Il s’accommode parfaitement des inégalités et contribue à les légitimer.

 

  •     Conclusion

Les mouvements antiracistes et antifascistes doivent être prudents face aux mobilisations anti-sanitaires. Il ne suffit pas, à notre avis, de répéter que les anti-sanitaires sont des covidiots, de pauvres abrutis, de sombres crétins, des caves finis, des ostie de perdus ou des neurones brûlés, ou toute autre variation sur le thème du « crisse de moron ». Il faut aussi analyser adéquatement ces mobilisations pour chercher, non seulement à comprendre d’où elles viennent, comment elles fonctionnent et quels sont leurs maillons faibles, mais aussi à déterminer la nature et l’ampleur réelle de la menace qu’elles représentent pour le bien-être collectif et le développement politique de nos sociétés.

Au moment d’écrire ces lignes, il est difficile d’évaluer dans quelle mesure les quidams qui composent le mouvement anti-sanitaire se rendent compte que celui-ci est phagocyté par des manipulateurs de toutes sortes, militant·e·s, politicien·ne·s et religieux·ses, tous situés plus ou moins à l’extrême droite et chacun cherchant d’abord et avant tout à réaliser son propre programme. Difficile aussi de dire si le mouvement continuera de croître ou s’il s’essoufflera sous l’effet combiné de la deuxième vague de la pandémie, de ses contradictions internes et des inévitables déconfitures et chicanes entre les différentes figures dirigeantes.

Quoi qu’il advienne précisément de l’actuel mouvement anti-sanitaire, nous ne devons absolument pas baisser la garde, car les facteurs structurants de l’état d’esprit complotiste ne sont pas près de disparaître, tout comme les courants d’extrême droite qui le portent et les plateformes technologiques qui sont précisément conçues de manière à faciliter son expansion.

Ironiquement, le mot « conspiration » dérive du latin conspirare, qui signifie « souffler ensemble », au sens d’aspirer, inspirer et expirer. Il est bien fâcheux qu’à ce moment précis de l’histoire, celles et ceux qui militent contre les mesures sanitaires conspirent en réalité pour mettre à risque le bien-être collectif, tandis que ceux et celles d’entre nous pour qui la vie et la dignité d’autrui méritent d’être préservées doivent se résoudre à s’éloigner les un·e·s des autres pour se protéger mutuellement. Il est pourtant nécessaire et urgent qu’en dépit des contraintes nous trouvions les moyens d’unir nos forces pour effectivement mettre en œuvre « une action concertée » contre l’influence de plus en plus envahissante de l’extrême droite dans nos vies. C’est un problème qui devrait tous et toutes nous préoccuper.

_____________

NOTES

[1]
Le 17 mai, entre 60 et 100 personnes ont formé un convoi routier « contre le confinement » entre Montréal et Québec, et quelques semaines plus tard, pas plus de 25 personnes, dont plusieurs visages connus du milieu des soi-disant Gilets jaunes du Québec, ont défilé au parc Lafontaine à Montréal pour la « liberté » et contre les mesures sanitaires. Leur nombre n’était pas bien plus important lors de leur sortie suivante à Montréal, le 4 juillet, et leur tentative de se joindre à une manif organisée par des travailleurs et travailleuses de la santé à Repentigny, le 17 juillet, s’est soldée par un échec. À Québec, cependant, les mobilisations étaient un peu plus nombreuses : une centaine de personnes se sont rassemblées devant l’Assemblée Nationale le 25 avril pour dénoncer le confinement, les vaccins, et la technologie 5G. C’est le 8 août, suite à la prise de contrôle du mouvement par certains individus (relativement) moins incompétents, que celui-ci a pris de nouvelles dimensions, avec plusieurs milliers de personnes à Montréal; un mois plus tard, le 12 septembre, les médias rapportaient que plus de 10 000 « anti-masques » avaient pris la rue. À l’aube de la deuxième vague de la pandémie, le mouvement anti-sanitaire ne semble pas vouloir s’essouffler. Il faut noter que ces mobilisations s’inscrivent dans un contexte mondial et que des mouvements semblables se sont formés en Europe, en Australie, et particulièrement aux États-Unis, où Donald Trump est devenu une sorte de symbole de l’opposition aux mesures d’hygiène publique au nom de la « liberté ».

[2]
Stanton, Gregory, « QAnon is a Nazi Cult Rebranded », Just Security, 9 septembre 2020.
Lafrance, Adrienne,  « The Prophecies of Q », The Atlantic, juin 2020.

[3]
Pour le philosophe libéral Jason Stanley, l’auteur du livre How Fascim Works, l’anti-intellectualisme est un pilier de la politique fasciste.

[4]
Montpetit, Jonathan, « How right-wing extremists, libertarians and evangelicals built Quebec’s movement against COVID-19 restrictions », CBC News, 25 septembre 2020.
On The Media podcast, « The Rise of “Conspirituality” », 25 septembre 2020.
Carteron, Nicolas, « What Do Hippies and Far-Right Conspiracists Have in Common? », Medium, 8 septembre, 2020.
Evans, Jules, « Nazi Hippies: When the New Age and Far Right Overlap », Medium, 4 septembre 2020.
Breland, Ali, « Wellness Influencers Are Spreading QAnon Conspiracies About the Coronavirus », Mother Jones, 15 avril 2020.

[5]
Il faut dire que les croyances de santé alternative ont aussi un grand attrait chez certaines communautés visées par le colonialisme et le racisme, notamment en raison de la complicité historique de la science médicale occidentale avec le racisme et les pratiques génocidaires, mais aussi dans une perspective épistémologique décoloniale motivée par le développement d’une alternative à la tradition médicale coloniale. Voir, entre autre: Sioui, Marie-Michèle, « Un historique funeste entre le système de santé et les Autochtones », Le Devoir, 3 octobre 2020.

[6]
En l’absence de données ventilées par profil racial au Québec, il faut se replier sur les administrations publiques où de telles données ont été recueillies, comme en Ontario. Le syndicat Unifor mène d’ailleurs campagne pour exiger des autorités que les données « fondées sur la race » soient recueillies pour dresser un portrait démographique plus complet. Visitez aussi la page du projet “The Colours of Covid” pour plus de données.

[7]
Lire à ce sujet, Reconnaître le fascisme d’Umberto Eco.