Enseignante dans le 93, en Seine-St-Denis, voilà des années que je navigue entre collèges et lycées pour enseigner les lettres, la littérature, la langue, la culture… françaises.

Cette culture française n’est plus celle que j’ai moi-même apprise, que j’ai moi-même aimée, enfant, adolescente, il y a plus de 20 ans.

Cette culture et cet esprit français sont autres aujourd’hui. Pluriels, dirons-nous, plus colorés, plus en prise avec la réalité, l’histoire écrite non par les vainqueurs mais vécue par toutes les composantes du « peuple » – riches, pauvres, immigrés, ruraux, urbains, femmes, hommes, enfants.

Et, dans ces collèges et lycées de France, cette culture et cet esprit français sont chaque jour menacés par les peurs, les replis de classes, les replis religieux, les replis sexistes, les replis économiques, les replis culturels, les replis linguistiques.

Et chaque jour, nombre d’enseignant.e.s se lèvent la fleur au fusil et le cœur vaillant, d’autres la peur au ventre, l’esprit assailli de doutes, l’âme défaite.

Polémiquer ici sur les programmes officiels, les salaires, les conditions d’enseignement, les classes surchargées, les locaux vétustes, les réformes continuelles, la sélection Parcoursup, le nouveau bac, les filières sélectives, la casse des filières professionnelles et techniques, le mépris ou la frilosité des hiérarchies ? Non.

Ni sur les revendications, les cris de colère, les appels à la lutte. Vous, nous les connaissons toutes et tous. Les dominants ont su lasser les dominés eux-mêmes de leurs propres souffrances, de leurs propres révoltes.

Ni même sur l’assassinat de Samuel Paty, ce professeur d’histoire-géographie de 47 ans, par cet islamiste qui l’a décapité parce que Samuel Paty enseignait la liberté d’expression, la laïcité, le droit au blasphème.

Mais plutôt de Yazid et Yanis. Deux de mes élèves de collège. Le matin de l’assassinat de Samuel Paty, j’ai entendu l’un chuchoter à l’autre à mon propos : « Arrête tes conneries ! Elle s’appelle Leïla… » (Les élèves connaissent mon prénom.) Contre quoi ce prénom m’a semble-t-il prémunie, protégée, ce matin-là ? Quel argument a-t-il représenté, et contre quelle opposition, quelle contestation d’élève ? Comment mon prénom, qu’on le veuille ou non d’origine orientale, et donc, dans notre perception actuelle de l’Orient, à consonance musulmane (désolée pour les Leïla chrétiennes, juives, athées, bouddhistes, etc.) a-t-il pu revêtir l’aspect d’un argument d’autorité pour un collégien de 14 ans ? Pourquoi a-t-il été plus fort que mon statut même d’enseignant, que mon statut même de personne ?

Eût-il présenté des caricatures de Mahomet à ses élèves, si Samuel Paty s’était appelé Bachir ou Farid, serait-il encore en vie ?