Après un premier référendum sur l’indépendance de Kanaky-Nouvelle-Calédonie en 2018 mené dans le respect de l’Accord de Nouméa, qui s’était soldé par un score honorable des indépendantistes kanaks (43,3 % de oui alors que les autochtones représentent, au dernier recensement, avec les métis, 43% de la population et ne sont pas tous indépendantistes) le second référendum qui aura lieu le 4 octobre ne se présente pas sous les mêmes auspicesL’histoire bégaie dans ce lointain archipel. Une fois de plus, ce qui se joue depuis quelques semaines dans la campagne électorale fait la preuve que si les indépendantistes kanaks ne renonceront pas à leur revendication forgée au début des années 1970, les loyalistes ne lâcheront rien non plus ; quand bien même l’échiquier politique s’est complexifié au fil du temps, la polarisation reste forte. C’est ce dont témoigne le projet de société des loyalistes, inexistant en 2018, diffusé début septembre, fièrement – et injurieusement – dénommé « progressiste » par le président du gouvernement Thierry Santa dans le journal local, Les Nouvelles Calédoniennes.

Une remise en question de l’Accord de Nouméa

Réunissant six partis classés à droite (dont un d’extrême droite) à l’exclusion du parti Calédonie Ensemble qui prône l’ouverture aux nationalistes, ce projet affiche un attachement viscéral à la mère patrie et à ses valeurs en proposant sa propre définition de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, parfois surprenante. Tout en s’accaparant ces valeurs, invoquées également dans le projet de société indépendantiste, le projet s’avère surtout une véritable offensive pour détricoter l’Accord de Nouméa signé en 1998 et reprendre pleinement les rênes du pouvoir local. Négocié par les représentants de l’Etat, ceux du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) et ceux du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR), cet accord s’était fixé comme objectif d’organiser la restitution de souveraineté sur une période de 15 à 20 ans. Il actait la reconnaissance officielle de « l’identité kanak », la création d’une « citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie » en lien avec un projet sociétal de « destin commun » entre autochtones et allochtones. Constitutionnalisée au titre XIII afin de rendre le processus irréversible, il a organisé le transfert progressif de toutes les compétences non-régaliennes de la France à la Nouvelle-Calédonie en vue de la tenue d’un ou plusieurs référendums d’autodétermination (dont celui qui va se dérouler le 4 octobre).

Le projet de société des loyalistes remet autant en question la décolonisation institutionnelle que les modalités de relations avec les Kanaks issues de l’accord de 1998. Leur position pro française ne les détourne pas de la volonté de renforcer l’autonomie actuelle du pays mais c’est clairement dans une optique qui leur est profitable. Ils promeuvent ainsi l’élargissement de la citoyenneté néo-calédonienne aux dépens des natifs selon un principe dit « glissant » qui restreindrait le droit du sol à la condition de 10 ans de résidence seulement. Leur projet dénonce encore « l’inefficacité » des efforts financiers de rééquilibrage économique en faveur des Provinces à majorité kanake des Iles et du Nord engagés dans les précédents accords. Il présente ces efforts comme étant injustes au regard de la démographie et attend que le Sud – plus peuplé et qui concentre la présence des autres communautés – soit mieux doté qu’aujourd’hui. Il rejette également les conditions actuelles de la représentativité des Kanaks dans les institutions qui permettent aux conseillers issus de ces Provinces de totaliser 22 sièges sur 54 au Congrès (l’assemblée délibérante du pays élue pour cinq ans). Les loyalistes expriment ici leur ambition de mettre un terme au principe de la démocratie consociative (basée sur une représentation proportionnelle dans des contextes hétérogènes et inégalitaires), par la révision, à leur avantage, de la composition du Congrès et du gouvernement. Enfin, ils réclament l’élargissement des compétences provinciales et donc l’autonomisation des espaces décisionnaires ce qui, en raison des équilibres démographiques leur confèrerait les coudées franches au Sud.

Ces révisions trouvent justification dans un renversement discursif de la situation postcoloniale qui fait crier les loyalistes « au déni de démocratie ».  Ces derniers n’hésitent d’ailleurs pas à évoquer la volonté de construire un pays « sans domination d’une culture sur une autre », en reprenant cyniquement à leur compte les paroles du leader indépendantiste, Pierre Declercq, assassiné à son domicile en 1981 (selon toute probabilité par des extrémistes loyalistes se sentant menacés par la promesse faite aux Kanaks par Mitterrand d’octroyer l’indépendance au territoire). Convaincus de leur bon droit, les loyalistes font donc feu de tout bois sans manquer de soigner leur électorat en souhaitant encore mettre un terme aux restitutions foncières qui figurent parmi les plus anciennes revendications kanakes dans cette ancienne colonie de peuplement.

En réalité, dans ce projet, les loyalistes feignent d’oublier que les politiques de l’Accord de Nouméa ont été menées à la suite de la reconnaissance par l’ONU dès 1986 du combat kanak au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ceci aurait pu signifier le départ des descendants de colons. Au lieu de cela, dès 1983, les partis indépendantistes ont officiellement accepté de construire une nation indépendance avec  ces derniers. Au fil du temps, aussi bien la population concernée par le référendum que celle susceptible d’accéder à la nationalité – ce ne sont pas les mêmes-, s’est considérablement élargie. Elle englobe notamment les vagues de métropolitains (parmi eux des Pieds Noirs) incités en 1972 par le Premier Ministre Pierre Messmer à rejoindre le territoire, ce qui fut traduit par le maire de Nouméa d’alors comme une invitation à « faire du Blanc ». En revenant ainsi sur les principaux acquis du précédent accord, en projetant de reconcentrer le pouvoir en Province Sud et à Nouméa, le projet de société anti-indépendantiste s’avère totalement régressif. Il se situe à contre-courant de l’histoire récente du pays, engagé vers l’émancipation et une meilleure représentation tant politique qu’économique ou encore culturelle des Kanaks.

Une tentation fédérale héritière de la politique différentialiste

La durée du processus de décolonisation négocié en 1998 devait laisser le temps aux élus néo-calédoniens, accompagnés par le Sénat coutumier (chambre consultée sur les sujets touchant à l’organisation sociale kanake) d’imaginer des passerelles entre les communautés pour penser une société, ni guidée par la seule coutume, ni par les seules lois françaises. Si la charte des valeurs calédoniennes, à laquelle indépendantistes comme loyalistes renvoient, peut en sembler un exemple, elle masque cependant, sous son vernis, le fait que la question de l’identité (culture voire constitutionnelle) du pays, tout comme celle de la reconnaissance d’une spécificité culturelle kanake actée en droit (statut civil et foncier coutumier) et dans les institutions (Conseils et Sénat coutumier) n’est pas tout. D’ailleurs, même à ce sujet, les propositions du projet de société mentionnent, plutôt qu’une adaptation du système éducatif ou la poursuite de la promotion de l’enseignement des langues kanakes, un intérêt pour les systèmes éducatifs australiens et néo-zélandais.

Dans cette logique qui tourne le dos au fait colonial, il est choquant d’entendre Sonia Backès, la présidente du groupe Avenir en confiance de l’assemblée de la Province Sud, évoquer la nécessité de mettre fin à ce qu’elle nomme le « transfert » des populations du Nord et des Iles vers le Sud en dénonçant leurs usages abusifs des dispositifs sociaux de cette dernière (Les Nouvelles Calédoniennes, 5 décembre 2019). Si ces propos servent à contester les équilibres budgétaires pensés pour le rééquilibrage territorial, ils laissent surtout entendre, qu’au Sud, les Kanaks ne sont pas les bienvenus. Ce discours répété à l’envi depuis quelques temps laisse planer la menace d’une partition déjà invoquée autrefois : aux non-Kanak le contrôle du Sud et de Nouméa qui concentre 74% de la population et aux Kanaks la gestion du Nord et ces Iles.

Si les loyalistes s’en défendent devant les indépendantistes, c’est pourtant bel et bien la perspective qui anime leur programme. Est proposée ici, pour une population de moins de 300 000 habitants, une « solution fédérale » pour le moins méprisante, avancée également par des juristes locaux, tous apparemment nostalgiques des Accords de Matignon-Oudinot de 1988 et de ses Provinces dotées de pouvoirs plus importants qu’aujourd’hui. Ces accords, signés après l’assaut par le GIGN de la grotte d’Ouvéa où s’étaient retranchés des preneurs d’otage kanaks entre les deux tours des présidentielles afin de faire entendre la cause indépendantiste, sont pourtant un acquis kanak, qui installa durablement le FLNKS aux affaires. Mais signés au forceps par un Jean-Marie Tjibaou sommé de trouver les voies d’un retour au calme, la notion de « partage » qui les sous-tendait consacrait moins une volonté de faire ensemble que de répartir les pouvoirs. Le projet de 2020 des loyalistes ne propose pas autre chose. Il entend leur laisser les mains libres au Sud, centre névralgique de la vie économique et politique du pays. Le retour à cette conception du destin commun ne ferait que remettre une fois encore le couvert d’une politique de gestion de l’ethnicité, bien connue des contextes coloniaux. Outre qu’elle n’est pas souhaité par le FLNKS, elle fait abstraction du fait pourtant notoire que 26% de la population de la Province Sud est kanake et que 30 % de celle du Nord n’est pas kanake.

Dans ce projet, resterait aux autochtones le soin de « préciser la place de la coutume » plutôt que celui d’imaginer, avec les autres communautés, une nation océanienne dont ils seraient pleinement acteurs. Outre, la révision des règles du fonctionnement des institutions, l’affirmation de la mise à l’arrêt de la réforme foncière tout comme une définition de la liberté posée comme « liberté de circuler en toute sécurité » – quand on sait à quel point la jeunesse kanake est stigmatisée dans les faits de délinquance – dénotent, sans fausse pudeur, l’envie de contenir les Kanaks. C’est donc cela le projet de société « progressiste » des loyalistes : un projet résolument opposé à l’esprit d’un accord peut être signé il y a plus de vingt ans mais qui était soucieux de faire émerger une société calédonienne postcoloniale engageant un réel partage du pouvoir.

Le programme ici proposé pour l’avenir démontre ainsi que la Nouvelle-Calédonie qui s’est bâtie sur la ségrégation et le cantonnement des Kanaks dans des réserves jusqu’en 1946 peine à dépasser tout à fait une perspective différentialiste. La tentative avortée de promotion de droits des peuples autochtones (droits collectifs séparés), à grand renfort de séminaires et autres colloques organisés dans le pays à partir des années 1990,aurait dû alerter les loyalistes : ils ne devraient plus guère se faire d’illusion sur les vertus de telles stratégies de « promotion mélanésienne » qui n’avaient déjà pas pu calmer les premières manifestations indépendantistes dans les années 1970.

Partager le pouvoir

L’heure reste au partage du pouvoir tant politique qu’économique ainsi qu’à la recherche de plus de justice sociale. Il s’agit pour le FLNKS d’une affaire sérieuse qui ne peut se penser qu’à l’échelle du pays. Au terme de l’Accord de Nouméa et son credo rabâché ad nauseam de la construction d’un destin commun, il est désespérant de constater que l’incertitude sur l’avenir ouverte par les référendums d’autodétermination conduit un bloc non-indépendantiste réuni pour l’occasion à adopter un réflexe colonial qui consiste à affirmer le (bon) droit du plus fort et  soupçonner  la revendication kanake de raciste. En voulant rebattre une nouvelle fois les cartes, leur projet de société risque de compromettre la seule solution d’avenir viable qui voudrait que soit consolidée la construction d’un Etat pluriculturel promu depuis longtemps par les indépendantistes.

 

Christine Demmer, anthropologue au CNRS, Centre Norbert Elias, Marseille