« Dégoûtée de la vie par les mauvais traitements et la brutalité de sa famille, une jeune modiste de quinze ans s’est jetée à l’eau la semaine dernière. On a retrouvé sur la berge un paquet contenant ses vêtements, sur lequel était épinglée une pancarte avec ces mots : Demandez à ma mère si elle est contente ! »

(Fleur de Gale, « Contre la Famille », l’anarchie N°247 – Jeudi 30 Décembre 1909.)

 

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LA FAMILLE

De tous les préjugés celui de la famille est le plus difficile à surmonter. C’est aussi le plus tyrannique. C’est la famille qui, la première, s’applique à tuer toute initiative personnelle et à courber sous le joug les individus qui la composent. La famille c’est la grande tueuse d’énergie. La famille est abrutissante parce qu’elle sape toute originalité. C’est la borne qui marque la fin de l’évolution d’un cerveau. La famille est anti naturelle, car elle fait de ses membres les adversaires du reste de l’humanité.

La famille est immorale. C’est le sacrifice complet de l’individu. Elle absorbe et étouffe complètement dans ses bornes étroites ses désirs d’indépendance et de liberté. Elle ne tient aucunement compte de ses aspirations personnelles, de ses goûts, de ses besoins. Elle prévoit, pense et agit pour lui. C’est un engrenage fatal qui le frappe dès l’enfance et s’ingénie par tous les moyens à en faire son esclave : esclave docile et volontaire.

Dès que l’enfant va à l’école, ce sont des taloches de la part du maître et des parents s’il ne peut s’assimiler l’histoire de France ou l’arithmétique à l’époque fixée, etc… puis il fera invariablement le « désespoir de sa famille » s’il ne parvient pas à digérer convenablement les leçons multiples dont on le gavera. S’il est turbulent et rieur, ses parents seront indignés de sa « mauvaise conduite », et les sorts les plus horribles lui seront prodigués en perspective. Le tout accompagné de corrections salutaires. Celles-ci deviendront un sujet de terreur pour l’enfant qui s’ingéniera à éviter le plus possible ces « corrections ». Il mentira, fera l’hypocrite ; c’est le cas de tous les enfants.

S’il surprend une bribe de conversation sur les sexes, il deviendra vicieux et le concours de ses camarades achèvera de lui donner des idées fausses qui lui inspireront des excitations malsaines et anti naturelles.

Naturellement ses parents n’auront pas l’idée de l’avertir sur la question sexuelle, par moralité ! Ils n’en font qu’un dégénéré. Plus tard, il apprend à fumer, c’est bon ton, il flirtera galamment avec ses cousines et autres demoiselles « à marier » invitées avec leur famille pour voir si le « parti plairait ». Cette bonne vie continue jusqu’à son départ au régiment – l’école de la virilité – qui l’achève.

Puis il se marie avec une demoiselle « bien honnête » affirme la famille, et qui n’a jamais levé les yeux sur aucun autre jeune homme que vous ! Bien entendu on a tout consulté « pour voir quelle serait la situation du ménage futur », et, « s’il convenait à la famille » ! Après ces constatations, les deux intéressés peuvent se marier et fonder à leur tour une famille qui ne sera que l’exacte répétition de la précédente.

Ainsi donc, pour tout anarchiste vivant dans sa famille, il est de premier travail de saper et d’attaquer ces préjugés par une lutte de tous les instants. Il faut absolument que l’anarchiste se débarrasse et défait et d’idée de l’entrave familiale pour entrer utilement en lutte avec la société actuelle.

RAYMOND.

l’anarchie n°171, jeudi 16 juillet 1908.

 

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La Famille

Pour tout le monde, des conservateurs aux socialistes, la famille est une institution sacrée. C’est le berceau des affections, la petite oasis communiste où l’homme rencontre la paix, la joie, le repos, une institution qu’il importe de sauver des assauts qu’en vue de la démolir lui portent de rares et irrespectueux novateurs.

Les moralistes et les prêtres ont su cultiver cette institution et en faire un édifice gigantesque. Ils commencent par enseigner aux enfants à honorer leur père et mère et surtout à leur obéir ; à mesure que le garçon devient homme et que la fille devient femme, la « bonne éducation » se poursuit ; on enseigne que l’amour est un bon sentiment quand il aboutit au mariage ; que chacun a le devoir, pour la grandeur de la patrie et pour sa propre tranquillité, de se créer une famille.

Et de la chaire de l’église et de celle de l’école, on exalte continuellement cette institution et continuellement on la colore de poésie…

A la vérité, la famille est la base de l’Etat, c’est une institution créée par mesure de conservation sociale.

Grâce à elle, les bourgeois se transmettent de père en fils leurs droits de propriété. Grâce à elle, les prolétaires se transmettent de père en fils les devoirs de la servitude.

L’individu qui accepte la famille de vient nécessairement un instrument de conservation sociale. Il cesse d’être une unité et devient un atome de la matière qui forme le conglomérat social. L’individu qui accepte la famille accepte du même coup les devoirs qu’elle crée : devoirs envers la femme ou le mari, devoirs envers les enfants, devoirs envers la société.

L’individualité disparaît sous le poids des responsabilités. Le rebelle perd ses caractéristiques et devient un homme résigné ; sa mentalité subit une involution ; l’idéal s’évanouit, il devient réformiste. Et réformisme est synonyme de conservation.

Pourquoi se crée-t-on une famille ?

Non par amour, certes ; car l’amour n’a besoin ni de règles légales ni de règles morales. Par besoin quelquefois, par intérêt toujours. Et l’on pourrait encore ajouter que beaucoup se créent une famille par habitude, par sentiment atavique, pour obéir aux parents.

L’individu fort, qui aime la liberté véritable, fuit la famille ; s’il peut aimer, il sait aimer en dehors d’elle ; pour défendre son indépendance, il sait se passer d’elle. L’homme libre et conscient de son individualité n’a besoin d’aucun point d’appui. La famille n’est, à son sens, ni le berceau des affections ni l’oasis du repos ; elle est l’institution mensongère qu’on doit éviter.

Selon la morale courante, les enfants doivent être reconnaissants à leurs géniteurs d’avoir été mis au monde. On pourrait demander aux parents (question absurde ?) – quel est l’enfant qui a demandé à naître ? … Mais cela ne compte pas : les enfants doivent être respectueux et soumis à l’autorité du père, ils doivent être soumis à ce qu’ordonne la mère.

Parfois, père et mère sont des avariés qui procréent dans l’ivresse. Qu’importe ? Les enfants ont le devoir d’aimer leurs parents.

Autre chose : selon la morale courante la femme a le devoir d’aimer et de demeurer fidèle au mari, quand bien même le mari de par ses habitudes mauvaises ou ses vices deviendraient répugnants. De son côté le mari a le devoir d’assurer la subsistance de sa femme et de ses enfants. Tout ce qui se fait dans la famille n’a pas pour cause un besoin ressenti par l’âme, mais bien l’obéissance au « devoir conventionnel ». La famille est une tenaille inexorable qui broie ; et qui s’y laisse prendre doit se résigner à subir et à pratiquer le mensonge.

Socialistes et socialistes anarchisants acceptent, dans la société actuelle, la famille telle qu’elle est et se proposent de la réformer… après la révolution… dans la société future. Leur mentalité n’a pas encore réussi à s’élever au dessus du bourbier bourgeois. Ils n’ont pas encore voulu comprendre quelle force de conservation il y a dans cette institution. Peut-être est-ce parce qu’ils n’ont su encore libérer leur esprit des préjugés séculaires, peut être est-ce parce que – contraints par leurs doctrines à attendre l’évolution des masses pour agir, – ils n’ont pas le courage d’affronter tout seuls ce problème redoutable…

Vouloir remplacer le mariage par l’union libre ne change rien puisque la chaîne des enfants subsiste toujours. C’est « le foyer » qu’il convient de détruire.

Nous autres qui sommes réellement et résolument des novateurs, pour notre liberté, pour notre émancipation, nous désirons avoir la force de vivre et d’aimer en dehors de la famille.

La femme anarchiste doit savoir vivre sans se faire soutenir par l’homme ; l’homme anarchiste doit savoir vivre sans ménagère…

Carlo MOLASCHI.

par delà la mêlée, N°6. – 1re Série – 18 Février 1916.

 

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LA FAMILLE

Il est un préjugé très préjudiciable, particulièrement à la femme : le préjugé de la famille. Je n’entends certes pas détruire aucune affection chère, car chacun de nous, nous aimons ceux qui nous mirent au monde. Je veux seulement faire comprendre combien erronées sont les coutumes familiales et quel mal elles font.

Le préjugé courant veut que tout bon parent soit le maître absolu de ses enfants jusqu’à l’âge fixé par la loi pour la majorité, ici vingt, là vingt-cinq ans.

Qui n’a senti toute l’injustice, ou tout le poids de cette chaîne ? Qui n’a pas éprouvé un sentiment de révolte envers cette autocratie qui mutile notre vie, nos meilleurs élans, notre liberté en un mot, et cela parce que notre entendement n’est pas le même que celui de nos parents ? Les caractères énergiques savent se révolter quand il le faut et refuser une obéissance absurde à ceux qui, parce qu’ils nous ont donné la vie, se croient en droit de nous façonner le cerveau à leur façon. Mais ceux à qui manque l’énergie nécessaire pour se soustraire à pareille tyrannie, ceux-là restent les éternels pupilles, sans volonté propre, sans conscience, sans possibilité de créer une idée ou de vivre une vie qui leur soit propre.

Nous, femmes, nous sommes particulièrement frappées par ces injustes dispositions. Combien sont malheureuses pour toute la vie à cause des parents ! Combien, par soumission à cette autorité, n’ont jamais pu avoir un seul instant d’indépendance ! Et quelles funestes conséquences ! Voici une jeune fille qui aime. Frémissante, elle avoue sa passion à sa mère. Cette bonne mère, parce qu’elle veut faire le bonheur de sa fille, veut d’abord connaître l’objet aimé. Il est jeune, il est beau, mais c’est un pauvre déclassé ou un simple ouvrier. Elle dit « non », elle impose à sa fille de rompre avec lui, elle la surveille, elle l’enferme à la maison afin qu’ils ne se puissent plus rencontrer. – Ce jeune homme ne te convient pas, affirme la mère, affectueusement, oublie-le. Sans rien dire, elle laisse librement entrer à la maison un vieux barbon, occupant une certaine position, un bon parti vraiment. Par curiosité, par besoin sensuel, par l’incapacité où elle se trouve de se rendre exactement compte de ce qu’on lui fait faire, tenue comme elle l’a été jusqu’ici dans l’ignorance de tout ce qui concerne la vie qu’elle n’eut jamais la liberté de connaître – la jeune fille se laisse prendre au piège parce qu’elle s’imagine échapper à l’autorité maternelle. Elle ne se rend pas compte qu’on la prostitue et qu’elle échange une tutelle pesante pour une autre plus terrible encore. Demain cette enfant sera une femme qui sourira au vieux mari qui l’entretient, tandis qu’en secret elle s’éjouira avec un homme qui lui plaira davantage. A moins qu’elle ne soit malheureuse pour toute la vie, n’ayant su ni désobéir ni comprendre son droit d’aimer.

Si cette jeune fille est assez consciente de ce qu’elle fait et convaincue que tout être humain a droit à la vie qui lui plaît, elle persévérera dans son affection à l’homme qui lui convient et le suivra. Elle encourra probablement la malédiction de ses parents, mais elle sera heureuse et libre.

La famille est le centre de beaucoup de maux qui, transmis de père en fils, barrent la voie de l’émancipation.

On nous considère plus esclaves que ne le sont les hommes, par exemple. L’homme est esclave de la société, la femme esclave de la société et de l’homme. Cette idée est tellement enracinée qu’un grand nombre ont fini par croire irrévocable cette destinée indestructible, cet esclavage et cette soumission à l’homme. Notre mère s’est servie, à notre égard, du système d’éducation de son aïeule et, à notre tour, nous transmettons à nos enfants notre empreinte d’infériorité. Fillettes encore, nous faisons déjà les petites servantes à la maison. Tandis que nos frères vont jouer dans la rue ou dans les champs, en plein air, on nous parque dans un coin de la chambre, une poupée dans les bras, un travail de couture dans les mains, à moins que ce ne soit à la cuisine à frotter les couverts ou à raccommoder la culotte que le grand frère a déchirée en grimpant à quelque arbre. Tout enfant qu’on est, on s’aperçoit de la différence, on fait de tristes réflexions à part soi, mais on n’ose alors dire mot ; les années passent, mais on s’est si bien accoutumé à l’inégalité qu’elle apparaît comme une chose normale, courante et qu’on ne proteste presque plus.

Les garçons, ayant grandi, forts de leur suprématie, peuvent se permettre des escapades sur lesquels, indulgents, les parents ferment un œil, sinon les deux yeux. Ils vont au théâtre et s’instruisent, ils vont au concert et se divertissent, ils vont où il leur plaît et font ce que bon leur semble sans être surveillés. Tout jeunes encore, ils font connaissance avec la prostitution et apprennent ainsi à mépriser la femme. Leur jeunesse est un continuel mouvement de sensations, d’expériences raffinées ou grossières, et après tout cela, quand ils ont tout vu, tout goûté, ils se créent « une famille », ils « épousent » une femme ingénue et jeune qui leur sert de bonne.

A nous femmes, donc, l’adolescence est une lente prison. Nous attendons nos vingt ans en soupirant, contemplant dans nos veilles le ciel magnifiquement étoilé. Nos cœurs palpitent d’espoir, notre vie réclame ses droits, les sens tourmentent notre jeunesse qui compte les jours et languit… Tout cela parce qu’il nous faut obéir à des parents qui ne nous font tant de mal que parce qu’ils veulent notre bien…

Tout être vivant qui vient au monde est pourvu par la nature de ce qu’il lui faut pour se sauvegarder dans la vie. Les animaux ont l’instinct, l’homme possède l’intelligence, ce qui n’empêche pas qu’en maints cas, nous nous trouvions en défaut comparés aux bêtes. Si nous vivions plus près d’elles, si nous étudiions leurs mœurs, nous pourrions indubitablement en tirer un enseignement utile.

Considérez une hirondelle, par exemple. Que de liberté et de simplicité dans sa vie ! Elle est mère. Elle a construit avec beaucoup de soins un nid moelleux où elle élève ses petits. Amoureusement, les réchauffe avec ses ailes : elle s’en éloigne un peu pour aller chercher de la nourriture et revient rapidement vers eux. Elle s’en occupe jusqu’au jour où leur ayant enseigné tout ce qui leur est nécessaire, elle les pousse au pas décisif. Elle ne fait pas comme nos « bonnes mamans » qui ne nous apprennent rien afin de nous tenir toujours ignorantes de la vie et du monde ; elle se donne à tâche d’initier ses petits à la vie. C’est elle qui les encourage à essayer le premier vol, tout périlleux qu’il soit. Le nid est haut, très haut, sous une gouttière. Elle regarde en bas, somme si elle voulait mesurer l’abîme, mais elle ne s’arrête pas dans sa tâche, saisie par la crainte que ses petits, dans leur premier élan, tombent et s’aillent fracasser sur le sol. Elle les pousse, elle les encourage par son exemple, voletant gracieusement autour d’eux. Confiants en leur mère, les petites hirondelles prennent courage, s’élancent dans l’air, voltigent à leur tour tremblant un peu, mais soutenues par les cris de contentement de leur mère qui vole auprès et autour d’elles. Cette leçon suffit, désormais, elles sont capables de traverser les océans, même quand l’ouragan fait rage.

Les bêtes, toutes les bêtes sont très affranchies – il n’y a que pour nous qu’il n’est pas question de liberté.

Qu’au nom de l’émancipation féminine, on rejette donc le préjugé de la famille, car c’est lui qui fait de nous des esclaves.

Il nous faut défier l’opinion publique, vivre indépendantes du travail de notre cerveau et de nos bras – travail qui nous rendra l’égale de l’homme et nous mettra en situation de ne plus être son esclave. Quand nous aurons réussi à ne plus avoir besoin de l’exploitation d’un homme pour vivre, nous engagerons une lutte plus vaste. Nous constituerons deux forces qui finiront par abattre le capitalisme. Cela, je ne me lasserai pas de le répéter.

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Nous ne devons donc pas accepter le travail de l’homme. Chacun pour soi. Mais comment une mère pourrait-elle élever son enfant s’il lui fallait songer à s’entretenir ? A cette objection je répondrai que la joie d’être mère ne se conçoit que dans une société où ni l’amour, ni le travail ne seraient une malédiction, où il n’y aurait pas besoin de se prostituer ni de se vendre pour s’entretenir soi et sa progéniture. Un milieu qui assurerait la vie à la mère et à ses rejetons, où on s’occuperait de l’instruction de tous les enfants afin de laisser la mère libre, ce qui n’empêcherait pas celle qui voudrait être l’éducatrice de sa progéniture de s’en occuper, les heures de travail étant très réduites.

La famille est un préjugé. J’ai expliqué comment et pourquoi, sous sa forme coercitive, elle cause tant de souffrances. Mais je n’ai pas tout dit. Nous devrions faire reconnaître leurs torts à nos parents. Leur dire que nous sommes semblables à l’homme et que notre apparente infériorité est due à notre ignorance atavique. Qu’on nous laisse donc le champ libre pour l’étude de la science, pour la pratique de tous les métiers intellectuels, manuels, artistiques, selon le caractère et les dispositions de chacune. Nous deviendrons des femmes complètes dans toutes les facultés dont nous sommes douées, fortes, intelligentes, cheminant de pair avec nos détracteurs qui ne nous disent bonnes à rien parce qu’ils prétendent avoir créé le progrès… Aimons nos parents victimes d’erreurs, certes, mais sachons nous soustraire à leur emprise.

A bas toutes les autorités : nous sommes pour la révolte constante à l’égard de tout ce qui tend à paralyser nos mouvements vers la conquête de notre idéal. Sans dieu, sans patrie, sans famille, allons, appelant à nous, pour qu’ils marchent à nos côtés et nous comprennent, tous les hommes de la terre, afin de former une famille unique, immense comme le monde, libre comme l’air.

Maria PELLEGRINI.

l’en dehors N° 76 – Début Avril 1926.

 

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« C’est alors que j’ai compris que le premier front sur lequel il nous faut remporter une victoire dans la guerre pour un monde nouveau… c’est dans notre propre famille. »

(Claudio Lavazza, Ma peste de vie, 2018 (2010) p. 27)