L’accord entre la Serbie et le Kosovo porte l’intitulé d’un accord de « normalisation économique ». Traduite en mesures concrètes, cette « normalisation économique » implique l’accroissement du rôle des États-Unis dans les décisions économiques de pays (soi-disant) indépendants – depuis l’intégration de la United States International Development Finance Corporation (DFC) dans la mise en oeuvre de projets d’infrastructure entre les deux pays (construction d’une autoroute entre Belgrade et Pristina, ainsi que de voies ferrées), jusqu’aux crédits américains pour les petites et moyennes entreprises, en passant par l’ouverture d’un bureau permanent de la DFC à Belgrade.

En outre, le ministère américain de l’énergie et d’autres organes du gouvernement américain s’intègrent au processus de décision et d’utilisation des ressources énergétiques et aquatiques du Lac de Gazivode1, tandis que les systèmes technologiques américains de suivi et de surveillance feront partie des arsenaux sécuritaires de la Serbie et du Kosovo.

En tenant compte du fait que l’accord prévoit la participation du Kosovo au « petit Schengen » – suite au refus ouvert des décideurs politiques kosovars de participer en fin d’année dernière au marché régional commun à l’initiative de la Serbie, de la Macédoine et de l’Albanie – les bénéfices pour le capitalisme américain sont nombreux. Le « petit Schengen » doit faire des « Balkans Occidentaux » un plus grand marché avec des régulations uniques, de manière à faciliter pour les USA et l’UE l’extraction de plus-value et le contrôle du « développement » (soumis aux crédits) dans les Balkans.

Vu que la DFC s’est formée en tant que contre-poids à l’expansion chinois des « nouvelles routes de la soie », il est clair que Trump, dans la perspective des élections présidentielles de novembre, souhaite planter encore quelques drapeaux américains dans la guerre commerciale en cours entre les USA et la Chine. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la clause de l’accord par laquelle la Serbie et le Kosovo « interdisent l’utilisation des équipements 5G fournis par des vendeurs non fiables », de même que la suppression de ces équipements là où ils existent déjà : on pense bien sûr à la compagnie chinoise Huawei, à propos de laquelle les USA diffusent depuis des mois des théories complotistes de manière à garantir l’hégémonie commerciale de l’Occident dans la fourniture des équipements de « cinquième génération ».

Les « drapeaux » technologiques et économiques de l’impérialisme américain ne sont cependant pas les seuls que Trump désire planter dans l’espoir de favoriser ainsi sa réélection en novembre. Ceux diplomatico-politiques sont également présents, et plus que nécessaires suite aux échecs de la politique américaine au Proche-Orient (dont les plus récents sont la reconnaissance implicite de la défaite en Afghanistan, après près de 20 ans d’une guerre initiée par l’invasion américaine, ainsi que le chèque en blanc donné à la Turquie pour s’emparer du Nord-Est de la Syrie, dans une guerre qui a déjà fait des millions de réfugiés et de déplacés).

Le plus grand « succès » pour la politique extérieure américaine serait l’adoption du catastrophique « accord de paix » entre Israël et la Palestine, qui prévoit la poursuite du démembrement colonial de la Palestine historique et l’affermissement du régime d’apartheid israélien. La Serbie et le Kosovo ont ici servi d’opportuns pays-jetons : le Kosovo dans le rôle de premier pays majoritairement musulman, et la Serbie dans celui de premier pays européen (« majorité musulmane » et « Europe » représentent de toute évidence selon le prisme américain des concepts mutuellement exclusifs !) à reconnaître Jérusalem, et non Tel-Aviv, comme capitale d’Israël. Outre les USA et le Guatemala, dont l’ancien président (et proche conseiller de Trump, Jimmy Morales) est le seul qui, fin 2017, a emboîté le pas du président américain en déplaçant l’ambassade de son pays à Jérusalem, la Serbie et le Kosovo sont désormais les seuls pays au monde à reconnaître Jérusalem-Est occupée (essentiellement peuplée de Palestiniens) comme partie intégrante et légitime d’Israël.

Israël, utilisant son vocabulaire orwellien habituel, n’a pas manqué de souligner la valeur symbolique de cette reconnaissance. Gilad Erdan, ambassadeur israélien aux Nations Unies et membre du Likoud de Nétanyahou, a twitté qu’il croit « qu’après les Émirats Arabes Unis et le Kosovo [qui ont établi des rapports diplomatiques avec Israël], d’autres pays arabes et musulmans se décideront pour la paix et isoleront les Palestiniens », et que cela « convaincra peut-être les dirigeants palestiniens futurs à faire des compromis en faveur de la paix ». La paix factice qui se construit par l’exclusion et l’asphyxie systématiques de l’une des parties ne peut être rien d’autre que la poursuite d’une politique belliqueuse unilatérale par d’autres moyens.

Les représentants de la Serbie et du Kosovo ont accepté d’être les porteurs d’une telle politique. Aleksandar Vu?i? a d’ailleurs depuis plusieurs mois donné les signes d’un changement d’orientation vis-à-vis d’Israël, annonçant l’établissement d’un bureau commercial à Jérusalem, l’achat d’une grande quantité d’armes israéliennes et signifiant que la Serbie était prête à adopter une posture retenue aux Nations Unies lorsque des « résolutions anti-israéliennes » seront mises à l’ordre du jour. En tenant compte des conclusions du Conseil pour les droits de l’homme des Nations Unies selon lesquelles Israël a commis des crimes contre l’humanité à Gaza, et des efforts pour juger les commanditaires et les exécutants de ces crimes, ainsi que de la décision prise la procureure générale de la Cour Pénale Internationale, Fatou Bensouda, de juger Israël pour crimes de guerre – à quoi les USA ont répondu par la mise en oeuvre de sanctions contre cette procureure – il est possible de prévoir que la Serbie adoptera une position ou bien neutre ou bien pro-israélienne sur ces dossiers à l’ONU.

Malgré le démenti de Richard Grenell, missionné par Trump sur la question des rapports Serbie-Kosovo, quant à l’affirmation que les deux pays ont en réalité signé un accord avec les USA et non l’un avec l’autre, cet accord revient fondamentalement, en effet, à l’adoption par les gouvernements de la Serbie et du Kosovo des conditions posées par l’impérialisme américain. Celui-ci, depuis des décennies, s’efforce d’approfondir son implantation dans les Balkans : de la création du Kosovo non comme État indépendant mais comme protectorat de l’OTAN, à l’intégration des pays de la région, l’un après l’autre, dans l’OTAN et l’UE en tant que principales alliances de l’impérialisme occidental, en passant par des accords comme celui dont nous parlons, qui renforcent l’influence économique et politique des USA sur des États incapables de mener une politique souveraine.

La sortie de la dépendance quasi-coloniale des Balkans envers les puissances impérialistes réside non dans le renforcement des nationalismes locaux (qui ne sont que de faux raccourcis vers le souverainisme), mais dans le renforcement des liens entre les classes ouvrières des pays des Balkans. L’unité balkanique ne se construit pas à travers des « petits Schengen » et autres alliances commerciales dont tireront principalement profit les puissances impérialistes sous l’égide desquelles de telles alliances sont signées, mais par l’identification d’intérêts communs aux travailleurs et aux travailleuses des Balkans et par l’unification de leurs luttes nationales séparées en une lutte ouvrière internationale, transbalkanique. Seul un tel accord mériterait le nom d’historique.

Anja Ili? (article initialement publié sur le site Marks 21)

  1. Lac artificiel stratégique situé au nord du Kosovo dans un secteur majoritairement peuplé de Serbes. Belgrade et Priština s’en disputent le contrôle.