Que s’est-il passé ce 4 août ?

Marie Nassif-Debs. Des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium, stockés depuis six ans sans la moindre mesure de sécurité dans un entrepôt contenant du feu d’artifice (et certains artificiers ont même évoqué la présence d’armes), ont fait voler en éclat, en plus du port, une grande partie de la ville de Beyrouth.

Nous ne pouvons pas encore faire un bilan complet, sauf celui des pertes humaines qui s’élève à 180 morts au moins, sans compter les dizaines de disparus, en plus de 6 000 blessés, dont plus d’un millier de blessés graves, et 300 000 sans-abri.

Si les dires des spécialistes internationaux et libanais s’avèrent justes, les dégâts causés sont évalués à quatre milliards d’euros de pertes, parce que la déflagration a fait disparaitre entrepôts, immeubles et hôpitaux à 10 kilomètres à la ronde, sans parler des voitures, des meubles et des vitres transformés en miettes dans toute la ville.

Tout ça dans une ville qui souffrait déjà de la crise socio-économique et voyait arriver malnutrition, voire famine…

Marie Nassif-Debs. Oui. La double explosion a envenimé une situation économique et sociale déjà très difficile due aux problèmes financiers, dont la chute de la livre libanaise face au dollar, mais aussi à la corruption quelques 10 000 PME (petites et moyennes entreprises) avaient fermé durant l’année 2019. La pandémie de Covid-19 n’a rien arrangé… Quant au chômage total ou partiel, il a touché 1,2 millions de personnes (plus d’un tiers de la population active). Ajoutons à cela qu’un Libanais sur deux se trouve actuellement autour du seuil de pauvreté.

La fermeture d’une partie du port va jeter de nouvelles personnes au chômage, en plus de toutes les entreprises soufflées par l’explosion. Sans parler du coût de la reconstruction, et du fait qu’une grande partie de notre importation arrive par le port…

Quelle est l’atmosphère qui règne au Liban parmi la population ?

Marie Nassif-Debs. L’explosion criminelle a poussé des milliers de Libanais, surtout les jeunes, à se précipiter vers les quartiers sinistrés. Ils y ont déblayé les décombres à la recherche de survivants et aidé au transport des blessés vers les hôpitaux encore fonctionnels, vu que quatre grands hôpitaux dans la zone proche du port ont été complètement détruits.

Dans un second temps, les ONG et les partis politiques ont organisé les secours de première nécessité. Alimentaires (pain, fruits et légumes accompagnant des plats chauds ou des sandwiches, mais surtout du lait pour les nourrissons et les bébés) et vestimentaires.

Mais la colère s’est exacerbée, surtout à la suite des premiers rapports. Imaginez, par exemple, que les responsables administratifs et militaires n’ont pas daigné venir sur le port, malgré les appels qui les ont informés qu’un incendie s’est déclaré dans l’entrepôt numéro 12… Pire : ils ont fait appel aux sapeurs-pompiers et à la défense civile sans les avertir de la présence du nitrate d’ammonium (agent explosif puissant qui a causé l’explosion, NdlR).L’explosion a soufflé sept pompiers et neuf agents de la défense civile…

Il est vrai que la colère s’est exprimée parfois par des débordements compréhensibles, mais ces débordements sont une exception.

Et quel est le rôle du PCL dans ce contexte ?

Marie Nassif-Debs. Le PCL, ainsi que les autres formations politiques de l’opposition démocratique, tous réunis dans « La Rencontre pour le changement » (une plateforme qui réunit le plus part des acteurs dans le soulèvement populaire libanais actuel), ont fait appel à poursuivre le soulèvement populaire à travers un large front constitué de toutes celles et de tous ceux qui refusent les politiques du régime libanais.

L’ensemble du gouvernement libanais a démissionné sous la pression des protestations de rue. Quelles sont les perspectives maintenant ?

Marie Nassif-Debs. Face aux tentatives américaines et françaises de réunifier les deux parties, antagonistes, de la bourgeoisie dans un gouvernement dit « d’union nationale », le premier objectif du Front auquel a appelé le PCL devrait être la constitution d’une commission de juges (honnêtes) afin de statuer sur les responsabilités concernant la catastrophe du 4 août. Et la formation d’un gouvernement ayant des compétences exceptionnelles afin de mettre en marche les réformes nécessaires sur les plans économique, social et financier. Ce gouvernement devrait aussi œuvrer à créer une nouvelle loi électorale basée sur la suppression du confessionalisme (système sectaire dans lequel le pouvoir est réparti entre les différentes communautés religieuses, NdlR).

Selon le PCL, la réforme économique doit avoir pour objectif le développement des deux secteurs productifs – l’agriculture et l’industrie – délaissés il y a 30 ans au profit des banques. Le Liban avait jusqu’il y a 30 ans des secteurs industriels très compétitifs: industrie agroalimentaire, produits d’entretien, travail du cuir, aluminium, verre…

Le PCL est contre la privatisation des services publics (eau, électricité, sécurité sociale et médicale, enseignement public de base et universitaire).

Les Libanais sont déjà descendus massivement dans la rue fin de l’année dernière. Le PCL avait appelé à renverser le régime. Pourquoi ?

Marie Nassif-Debs. Ce n’est pas seulement à la fin de l’année 2019 que les Libanais ont dénoncé le régime politique libanais camouflé en quotas confessionnels et, donc, divisant le peuple en des mini-États ayant, chacun, ses infrastructures. Depuis la fin de la guerre civile, en 1989, l’Accord de Taëf a reconstitué le régime sur une base tripartite confessionnelle avec la participation du « chiisme » politique (les partis islamistes chiites Hezbollah et Amal) aux côtés des chefs chrétiens maronites (une Église catholique orientale, NdlR) et sunnites musulmans. Cette insistance de la part de la bourgeoisie libanaise à toujours suivre la voie confessionnelle n’a pas cessé de constituer une menace de tension et de guerres entre les différents groupes religieux ; ce qui veut dire que la guerre civile ne s’est jamais arrêtée et qu’elle toujours sous-jacente.

D’où vient ce partage du pouvoir ?

              –    Marie Nassif-Debs. Le système politique au Liban, mis au point par le « mandat français » avant l’indépendance en 1943, est la cause principale de l’ingérence des politiques étrangers dans les affaires intérieures de notre pays. Ce partage divise le peuple libanais sur des bases des confessions religieuses n’ayant aucun lien avec les luttes sociales. C’est très difficile de mettre les représentants des différents groupes religieux face à leurs responsabilités (car ils disent « ce n’est pas moi, c’est la faute de l’autre ») et ils peuvent s’en donner à cœur joie dans la corruption, le népotisme (transmission du pouvoir entre famille, amis, NdlR) et le clientélisme.

Aujourd’hui, et à cause du clientélisme mais aussi grâce à la lutte des communistes et autres démocrates depuis presque un siècle, les jeunes ont compris la nécessité de changer, pas seulement les personnes au pouvoir, mais les institutions. Voilà pourquoi ils étaient les premiers à prendre la rue le 17 octobre 2019 et voilà pourquoi ils sont les premiers à clamer aujourd’hui la nécessité du départ de tous ceux qui ont gouverné le pays depuis trente ans.

Que pensez-vous de la visite et des déclarations du président français Emmanuel Macron, qui prétend vouloir « organiser l’aide internationale pour le Liban » ?

       –   Marie Nassif-Debs. Déjà sous les anciens présidents français Jacques Chirac et François Hollande, les trois conférences internationales tenues à Paris avaient imposées des directives qui ne s’attaquent pas aux intérêts de la bourgeoisie mais plutôt à ceux des classes populaires. L’idée de réunir des conférences internationales pour le Liban à Paris fut l’initiative de Rafiq Hariri, président du conseil (équivalent de Premier ministre, NdlR) entre 1992 et 2005, avec son ami le président Jacques Chirac. Elles avaient en principe pour objectif de renflouer les finances publiques libanaises et de mettre à exécution des projets concernant l’électricité, l’eau, les routes, etc.

Les « donateurs », allant des États-Unis à l’Arabie saoudite, en passant par le Fond monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, avaient toujours exigé en contrepartie de leurs « dons » la privatisation des secteurs publics mais aussi des réductions dans les salaires et les services de la sécurité sociale , une augmentation de la TVA et des impôts indirects…

Cette politique, déjà imposée à la Jordanie par exemple, fut à la base de l’inflation (augmentation générale des prix), sans oublier les dégâts que la privatisation des services essentielles avaient causés dans beaucoup de pays.

Les conditions qu’Emmanuel Macron a portées vont dans le même sens, surtout qu’il s’était concerté avec les dirigeants du FMI…

        – Marie Nassif-Debs. Officiellement, il s’agissait de mettre un terme à la corruption et à la dilapidation des deniers publics, mais la réalité était tout autre. Le président français a, bien entendu, «  écouté  » la vox populi qui refuse d’accorder la moindre confiance aux dirigeants libanais. Il a «  affirmé  » qu’il ne donnerait aucune aide à ces dirigeants avant qu’ils n’aient mis en marche les réformes nécessaires. Cependant, en parlant de gouvernement d’unité nationale, il s’est tourné, non vers des personnalités honnêtes et qui savent gérer des situations de crise, mais vers ceux-là même qui sont les causes de toutes les crises, y compris de celles liée à l’explosion qui a détruit la capitale.

Bien sûr, Emmanuel Macron a fort insisté sur la nécessité de suivre les diktats du FMI. Celui-ci avait proposé quelques réformes en contrepartie des grands chamboulements de l’économie à travers les privatisations à outrance et la baisse des salaires et des pensions. Pourtant, en ce moment, la livre libanaise bat de l’aile (donc importer des biens coûte plus cher, NdlR) et les instances internationales, comme l’ONU, parlent d’une chute libre dans la vie du peuple libanais.

Il y a eu, il est vrai, quelques voix libanaises qui ont appelé la France à s’immiscer dans les affaires intérieures du pays. Mais la majorité des Libanais ont bien compris les vraies raisons de cette visite.

Comment évaluez-vous le rôle du voisin israélien dans la situation actuelle ?

    –    Marie Nassif-Debs. Les grandes puissances, spécialement les États-Unis, appuient par tous les moyens le pouvoir israélien et sa politique coloniale. Et puisque ce pouvoir refuse de mettre à exécution les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sur le droit au retour des Palestiniens dans les terres qu’ils ont quitté contraints et forcés, la situation restera précaire sur le plan de la sécurité dans notre pays. Aussi en Syrie, d’ailleurs, avec les raids et les incursions de l’aviation israélienne, mais aussi son refus d’appliquer, là aussi, les résolutions de l’ONU concernant les territoires libanais et syriens toujours occupés et exploités. Sans oublier l’eau potable volée et les incursions dans les eaux territoriales libanaises afin de prendre quelques nouveaux puits de pétrole.

La résistance (contre l’occupation et la politique israéliennes, NdlR) continue d’être une nécessité dans l’état actuel des choses. Et, si à un certain moment on a essayé d’évincer les communistes, fondateurs et moteurs de cette résistance, afin de lui donner un aspect confessionnel qui plait beaucoup plus au régime israélien, il n’en reste pas moins que la situation actuelle tant en Palestine qu’au Liban nécessite une nouvelle stratégie face à ce qui se trame.

Interview réalisée le 12 août 2020