L’URUGUAY DEVIENT BIEN AMPLE

L’Uruguay s’apprête au changement. Le socialiste Tabaré Vázquez, membre de la coalition Encuentro Progresista-Frente Amplio, se convertira ce mardi 1er mars en premier président de gauche dans l’histoire du pays. Les alliances de pouvoir des traditionnels partis « blancs » et « colorés » et leur alternative au pouvoir ont prit fin.La coalition de gauche jouit d’une majorité parlementaire pour gouverner, dans un nouveaiu contexte latino-américain : la sortie des gouvernements néolibéraux qui ont marqué la décennie 90.

Le 31 octobre dernier, le EP-FA a obtenu la victoire dans les élections présidentielles au premier tour. Ceci, plus la majorité au Parlement, dessine un panorama encourageant de gouvernabilité pour Tabaré Vázquez. Cet oncologue de 65 ans, né à Montevideo, avait perdu les deux élections antérieures et juré qu’il se retirerait de la politique s’il ne gagnait pas lors de cette troisième tentatives. Tabaré a agit comme arbitre à l’intérieur de la coalition hétérogène qu’intègrent différentes forces de gauche, parmi lesquelles des membres des ex Tupamaros. En plus de commander une colition de centre-gauche semblable à celle qui a porté au gouvernement du Brésil le leader du Parti des Travailleurs, Lula da Silva, il partage d’autres aspects avec le président du Brésil : les deux sont d’origine modeste et les deux sont parvenus à la présidence après un long chemin parcouru.

Dans le cas de Tabaré, en 1994 et 1999, sa force politique ne lui a pas permis d’accéder au pouvoir en raison des alliances que tissèrent les partis Coloré et National contre lui. Auparavant lors des élections de 1989, Vázquez avait gagné la municipalité de Montevideo, et depuis ce moment jusqu’à aujourd’hui, son parti est au pouvoir dans ce district, le plus important du pays. Durant la dernière campagne, Vázquez a été obligé de refroidir ses ardeurs devant les craintes des marchés financiers. Son premier signal a été de nommer Danilo Astori comme ministre de l’Economie au cas où il parviendrait à la présidence. Cette désignation de campagne a apporté de la tranquilité dans les marchés : Astori a un discours modéré sur les organismes multilatéraux financiers et de crédit. Dans les cercles politiques et entreprenariaux, on croit qu’il appliquera son discours à sa gestion.

Avec le changement de gouvernement à Montevideo, l’hégémonie au Parlement de la coalition dont le Frente Amplio est à la tête coexistera avec un engagement programmatique de tout le spectre politique sur les politiques de l’Etat. Cet engagement facilitera aussi l’incorporation de fonctionnaires du Parti National dans les entreprises publiques, face au refus des colorés de l’offre frenteampliste. L’uruguayen sera le seul Parlement latino-américain dominé par une coalition de gauche, avec à sa tête deux membres remarqués de la guerrilla tupamara, le senateur José Mujica et la députée Nora Castro.
Dans l’agenda extérieur, le prochain gouvernement d’Uruguay se propose de relancer le Mercosur (marché commun des pays du cône sud, avec la volonté d’y entrer du Venezuela NdT), d’impulser la Communauté Sudaméricaine des Nations, renouera les relations avec Cuba et maintenir de bonnes relations avec les Etats-Unis malgré leurs différences idéologiques. La prise de fonction de Vázquez s’ajoute à un important changement de tendance vers des gouvernements progressistes en amérique du Sud, leur politique extérieure ne sera pas éloignée de ce phénomène. « Il y a un arc vertueux avec Lagos au Chili, qui passe par Kirchner en Argentine, par Lula au Brésil, par Vázquez en Uruguay, par le Venezuela avec la politique sociale de Chávez », a affirmé le futur ministre des Affaires étrangères, Reinaldo Gargano. Cet « arc vertueux » existe parce qu’il y a un modèle néoconservateur qui a détruit la réalité sudaméricaine », a-t’il dit en référence au fait que sur un continent de 400 millions d’habitants, il y a 200 millions de pauvres.

Le gouvernement sortant du coloré Jorge Batlle -qui a assumé en 2000 avec le soutien des blancs (parti National)- s’est démarqué du Mercosur et a cherché à ouvrir de nouveaux marchés après l’importante chute des exportations uruguayennes à l’Argentine et au Brésil suite à la dévaluation dans ce dernier pays en 1999 et de la crise du premier 2001. Batlle quitte le gouvernement avec l’insatisfaction de la majorité des habitants, reflétée lors des élections qui ont relégué à la troisième place son Parti Coloré, lui laissant seulement 3 senateurs sur 31 et 10 députés sur 99. Le nouveau gouvernement réouvrira immédiatement les relations avec Cuba, suspendues depuis avril 2002, suite à un changement d’insultes entre Fidel Castro et Batlle, après que l’Uruguay ait proposé à la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU une inspection sur la situation de ces droits dans l’île.

Tabaré est considéré l’héritier politique du défunt général Líber Seregni -qui fonda le Frente Amplio au début de 1971-. Maintenant, la phrase de Seregni « le Frente Amplio s’est transformé en une grande force nationale » peut être paraphrasée : le FA est maintenant la force gouvernante.

Mercedes López San Miguel
Pagina/12, 27 février 2005
http://www.pagina12web.com.ar/diario/elmundo/4-47839.html

ENTRETIEN AVEC NORA CASTRO, nouvelle présidente de la Chambre des Députés.

– Que signifie historiquement la prise de fonction d’un président socialiste ?
– La prise de fonction de Tabaré Vázquez implique un virage historique. Pour la première fois en 34 ans de lutte, une force de gauche accède au pouvoir. Les élections du 31 octobre dernier ont impliqué une lutte pour gagner, gouverner et pouvoir changer les choses.

– Comment se déroule le passage de l’opposition au gouvernement ?
– Rodolfo Novoa Nin (vice-président) a toujours dit « changer le « chip » est brave » (elle rie). Ce n’est pas un changement qui va avoir lieu du jour au lendemain. C’est un processus qui implique d’apprendre à se positionner comme gouvernement.

– Croyez-vous que vous pourrez satisfaire toutes les expectatives que suscite le nouveau gouvernement ?
– C’est un sac que l’on charge jour après jour et qui se fait chaque jour plus compliqué. Ceci est un des plus grands risques. Mais on courre ce type de risque quand on assume la responsabilité à n’importe quel niveau politique et aussi dans la lutte sociale. Tabaré dit que ce peuple a changé le 31 octobre avec les élections. Maintenant les gens ont une lumière d’espérance, laquelle est très comprometante pour ne pas la decevoir. Le 15 février, après les actes protocolaires d’ascencion du nouveau parlement, nous avons pris un bain de foule, les gens nous prenaient dans leurs bras en nous disant « vous n’allez pas nous decevoir ». C’est très fort. Les gens ont plein d’espoir, il y a un fort niveau d’expectatives. Mais cela va exiger d’être sereint. Ceci n’est pas très uruguayen. Mais je crois qu’on peut le faire, je ne le dis pas par optimisme biologique mais parce que je vois qu’il y a une disposition pour travailler.

– Comment croyez-vous que sera l’opposition ?
– Nous espérons qu’elle se comporte comme une opposition, une opposition responsable qui marque ses différences et dénonce ce qu’il y a à dénoncer.

– Quelles sont les priorités du programme du gouvernement ?
– Notre priorité est dans les grandes couches appauvries et paupérisées de la population. Nous allons lever un plan d’urgence pour nous occuper des milliers d’uruguayens et uruguayennes qui sont sous la ligne de pauvreté. A la différence des autres pays d’Amérique Latine, ce plan se base sur un revenu de base par le travail. La tendance est de les incorporer aux postes de travail et d’amplifier l’accès à la santé et à l’éducation. Ceci est notre marque. Notre projet est que le peuple exerce la citoyenneté pour accéder à ses droits et avancer dans le procesus de démocratisation de la société.

– El la relation avec les autres pays de la région ?
– Nous croyons qu’il n’y a pas de projets réels si il n’y a pas d’intégration. Nous ne voulons pas nous réfugier aux sujets douaniers ; nous voulons aussi une complémentarité productive, scientifique et technologique.

– Que signifie que pour la première fois une femme soit la présidente de la Chambre des députés ?
– C’est une avancée. En 1943 y sont entrées les deux premières femmes, en 2005 il y en a 11. C’est une avancée très lente mais aussi très significative. Je ne suis pas féministe dans le sens où je ne crois pas que la lutte entre hommes et femmes soit la principale contradiction dans le monde. Il y a beaucoup de types de discriminations mais il me semble que toutes sont encadrées dans les contradictions de classe. Je sens que les hommes et aussi les femmes ont un léger sourire et se demandent : « Elle pourra le faire ? ». Et bien, l’histoire le dira.

Reportage: Ximena Federman
Pagina/12, 27 février 2005
http://www.pagina12web.com.ar/diario/elmundo/subnotas/47839-16221.html

Entretien avec l’écrivain uruguayen MARIO BENEDETTI

– Quelles expectatives avez-vous face à la prise de fonctions de Tabaré ?
– Les expectatives sont nombreuses, il y a beaucoup d’espérance, spécialement après tant de gouvernements conservateurs, avec des propositions peu transparentes et avec beaucoup de corruption. Je crois que ce nouveau gouvernement a des intentions plus propres. Tabaré Vázquez a choisi, en plus, des collaborateurs très capables, intelligents, professionnellement très valables et surtout honnêtes. La corruption est terminée.

– Il pourra satisfaire les expectatives des uruguayens ?
– Cela va être difficile. Je dis toujours en plaisantant à moitié que Tabaré Vázquez a toujours été sportif, jeune il était gardien de but. Maintenant qu’il est au gouvernement, il va devoir arrêter beaucoup de tirs au but. Je crois qu’il va pouvoir les arrêter. Il y a une énorme joie dans le peuple qui était absente, il y a beaucoup d’espérance. Mais on ne peut pas attendre non plus un changement du jour au lendemain. Il faut tenir en compte le pays qu’ils nous ont laissé, il y a un haut niveau de pauvreté et beaucoup de gens qui sont en-dessous de la pauvreté. Ce sont les priorités du nouveau gouvernement.

– Comment croyez-vous que la transition entre avoir été dans l’opposition et être au gouvernement va se dérouler ?
– Celui ci est un gouvernement politiquement invaincu, vu qu’il a toujours été dans l’opposition. Il a toujours nettement signalé les défauts des différents gouvernements. Mais l’état du pays qu’il recoit est également très clair. Mais il sait comment l’améliorer et le convertir en un pays indépendant. On peut se tromper mais se tromper parce qu’on recoit de l’argent, parce qu’on est corrompus, c’est différent. nous nous sommes tous trompés mais quand l’erreur vient de l’argent, c’est très triste (1). Le programme que va suivre la nouvelle force est basé sur la raison et ils ont expliqué les moyens qu’ils vont appliquer pour le mener à bien.

– Comment pensez-vous que sera le rôle de l’opposition, spécialement en tenat en compte que le Frente Amplio a la majorité dans les deux chambres ?
– Je crois que le Parti Coloré, qui est sorti en troisième position lors des élections, après avoir été leader, va être une opposition plus négative. Il me semble que Parti Blanc sera plus raisonnable. Je crois qu’ils vont collaborer, accepter des postes. Ceci est important parce que Tabaré Vázquez s’est montré ouvert, je ne crois pas qu’il soit fermé ou fanatique. Il va être différent des partis traditionnels, qui refusaient toute opportunité à la gauche.

– Quel type de relations pensez-vous qu’ils tenteront de construire avec les voisins de la région ?
– C’est un bon moment pour ces relations. Le Mercosur (marché commun des pays du cône sud, avec la volonté d’y entrer du Venezuela NdT) est une idée intéressante, tellement intéressante et séductrice que d’autres pays veulent l’intégrer. C’est pour quelque chose.

– Tabaré a annoncé qu’il renouera les relations diplomatiques avec Cuba.
– Les relations s’étaient rompues à cause d’attitudes imprudentes de Batlle. De la même manière qu’il a dit que en Argentine « ils étaient tous voleurs, du premier au dernier » et ensuite il a demandé pardon. Le pardon est quasiment pire que l’insulte antérieure.

– Comment pensez-vous que sera la relation avec les Etats-Unis durant ce second mandat de Bush ?
– Il me semble que la relation va souffrir de quelques changements évidemment. L’attitude de ce pays ne va pas être la même qu’avec Battle. Il y a eu une reception à l’ambassade des Etats-Unis à laquelle le Frente Amplio n’a pas été invité. Je crois que ceci est un symptôme.

(1) Il fait référence à l’achat des votes, pratique courante en Amérique du Sud, de la part des partis de droite (ou des péronistes en Argentine) (NdT).

Reportage : Ximena Federman
Pagina/12, 27 février 2005
http://www.pagina12web.com.ar/diario/elmundo/subnotas/47839-16222.html
Traduction : Fab (santelmo@no-log.org)