Que la Révolution régale aussi les fainéants ! (1921)

CAMARADES,

Me voici parvenu au point culminant de mon exposé.

La révolution sociale est faite. Du moins nous le supposons. Le vieux monde d’iniquités, de misère, de servitude, d’ignorance et de haine a succombé sous le poids de ses erreurs, de ses fautes et de ses crimes. Un vent de révolte a soufflé furieusement et, puissant, irrésistible, il a balayé la corruption sociale.

Les perversités engendrées par des siècles de servitude n’ont pas totalement disparu. Depuis si longtemps elles ont jeté dans l’âme humaine des racines si profondes qu’un bouleversement de courte durée n’a pas suffi à les balayer toutes. Cependant l’air s’est assaini, et les deux foyers de putréfaction – l’État, le Capital, – ayant été atteints, peu à peu la purification se fait. Elle est en bonne voie. Ce n’est qu’une question de temps.

Sol, sous-sol, instruments de travail, moyens de production, de transport et d’échange, le capital dans toutes ses manifestations, la richesse sous toutes ses formes ont enfin fait retour à ceux qui ayant tout créé auraient dû de tout temps tout posséder. L’État, l’armée, la magistrature, la bureaucratie, l’administration bourgeoise, plus rien ne reste de ces institutions qui, depuis des siècles, ont meurtri et accablé l’humanité.

La vieille formule : Tout appartient à quelques-uns a fait place à la formule des temps nouveaux : « Tout appartient à tous ». Et la devise autoritaire des siècles passés : « Quelques-uns commandent, tous obéissent », a été remplacée par cette formule nouvelle : « Personne ne commande, personne n’obéit et tous s’inclinent devant l’autorité impersonnelle de la raison ». Tous participent et communient dans le souci ardent du bien public. (…)

Supposons maintenant tous les valides, tous ceux qui ne sont pas dispensés par l’âge, leur faiblesse, leurs infirmités ou par leur état de santé, de participer à la production, supposons-les appelés à un travail utile. Alors, ce travail sera de très courte durée et il sera, par le fait même, agréable (…)

A ceux qui nous disent : « Si le travail n’est pas imposé personne ne travaillera », nous répondrons d’abord par ce besoin d’activité dont j’ai parlé au début de cette conférence. Rappelez-vous que l’homme a besoin de travailler, que la dépense (…) instinctive, naturelle et que l’homme la fait spontanément. Rappelez-vous aussi que l’homme est doué de sociabilité et que la sociabilité consiste pour lui, non seulement à vivre avec ses semblables, mais aussi à mériter leur estime, à se sentir entouré de leur affection. Et voilà pourquoi il me semble que, dans la société future, le nombre des paresseux sera tellement infime qu’on pourrait négliger cette objection. Cependant, elle est si fréquente et elle paraît avoir une telle influence sur la façon dont chacun de nous envisage la Société Communiste, que je vais m’y arrêter quelques instants seulement.

Prenons des chiffres. Supposons qu’il se trouve un paresseux sur quatre travailleurs. Voici donc quatre personnes, mettons quatre hommes, qui, par leur âge, leur état de santé, sont parfaitement valides et appelés à prendre part à la production générale. Sur ces quatre, il y en a trois qui consentent à travailler, le quatrième ne veut rien faire, il se refuse systématiquement à toute besogne ; ne lui proposez ni un travail ni un autre, il n’en veut aucun : il a mis dans sa tête de ne rien faire, il ne fera rien et il est impossible de le faire sortir de son inactivité.

Que vont faire les trois autres ?

Ils auront à choisir entre deux solutions. Je vous mets au défi d’en trouver une troisième.

Première solution : puisque tu ne travailles pas, tu ne mangeras pas, puisque tu ne veux pas collaborer à la production, tu ne profiteras pas de cette production, puisque tu ne participes pas à l’effort, tu ne participeras pas au bien-être. Nous n’admettons pas de paresseux, nous ne voulons pas entretenir de paresseux, travaille ou meurs ! Nous t’obligerons bien, du reste, à travailler si tu ne t’y décides pas : nous prendrons contre toi de telles mesures qu’il faudra bien que tu prennes le parti de produire comme les autres. Voilà la première solution.

La deuxième consiste, tout simplement, à faire ce que j’appelle « la part du feu » et, en l’espèce, « la part du fainéant ».

Comparons ces deux solutions l’une à l’autre et nous verrons celle qui, logiquement, doit être choisie par nous.

Première solution. – Les producteurs restent trois sur quatre ; il y en a un, c’est bien entendu, qui ne veut rien faire. On veut l’obliger à travailler, et, pour cela, il faudra employer la violence, la force. Vous dites : « S’il ne travaille pas, il ne consommera pas », mais alors, il faudra l’empêcher de prendre sa part ; de là, nécessité, d’un côté, de veiller à ce qu’il ne vole pas, et de l’autre, à ce qu’il ne consomme pas au détriment de la communauté. Il ne suffit pas de dire : « Tu ne mangeras pas », il faut aussi prendre contre lui des précautions ; il faut que quelqu’un l’empêche de consommer. Alors, les trois autres, qui restent au travail, se disent : « L’un de nous doit se dévouer. C’est embêtant, mais ce gaillard-là ne veut rien faire. Dis-donc, Untel, tu vas te charger de lui, veille à ce qu’il ne consomme rien, puisqu’on ne peut pas l’obliger à travailler. » Donc, des trois travailleurs qui restent, en voilà un dont la mission spéciale sera de surveiller le paresseux afin de l’empêcher de consommer indûment et, si c’est possible, de l’obliger à travailler. Il ne restera plus, par conséquent, pour la production effective, que deux hommes sur quatre.

Si nous supposons, par exemple, que la production à obtenir des quatre hommes, soit représentée par le chiffre 16. Si tous les quatre travaillent, la production de chacun est de 4 (quatre fois quatre font seize). S’ils ne sont plus que deux, cette production de chacun doit être représentée par 8 pour atteindre le chiffre de 16, puisque 2 fois 8 font 16. Il faudra donc, dans ce dernier cas, que chaque travailleur produise deux fois plus. Tandis que, si nous nous étions contentés de faire la part du feu (je conviens que c’est bien désagréable de nourrir un fainéant, mais en somme, il vaut mieux rester trois à travailler que de ne rester que deux), voici ce qui se serait passé : à quatre, chacun devra produire 4, à trois, chacun devra produire 5 1/3, et à deux chacun devra produire 8, toujours pour arriver au chiffre 16 que nous avons adopté. En d’autres termes : 8 heures de travail si nous ne sommes que deux, 5 heures 20 minutes si nous sommes trois. Le calcul serait donc mauvais que de vouloir empêcher le paresseux de consommer ou l’obliger à travailler. Sans compter que ce serait (vous le sentez aussi bien que moi) le rétablissement des tribunaux, de la police, des gendarmes, des prisons et des gardiens de prisons, sans compter également que, si vous enfermez ce paresseux, si vous le condamnez à la prison, vous serez encore obligés de le nourrir, car nous ne pouvons être plus barbares que la société bourgeoise et nous ne condamnerions pas à la faim ceux que nous aurions jugé à propos d’enfermer… Croyez-moi, entre deux maux, il faut choisir le moindre.

Sébastien Faure

Extraits de La Véritable Rédemption

Repris de Noël Godin : Anthologie de la subversion carabinée (1988).