Il est clair à sa lecture qu’il s’inscrit dans un contexte polémique où différentes franges du mouvement se remettent en cause les unes les autres face à des événements qui bouleversent les habitudes, les credos et les certitudes idéologiques de toutes celles et ceux qui y participent. Il est intéressant d’abord parce qu’il ouvre des pistes de réflexion très concrètes et issues de la pratique autour de l’intervention dans un cadre émeutier qui s’étend sur une certaine durée.

Ensuite il critique très frontalement les limitations induites par des conceptions militantes qui attribuent des rôles séparés aux uns et aux autres, là où l’émeute ouvre justement au contraire la possibilité d’une brèche dans les assignations installées par la normalité. Ces rôles assignés (medic, legal team, observateurs divers, etc.) empêchent les militants qui les incarnent d’être tout simple-ment partie prenante du moment de l’émeute. Ce texte est un vibrant appel à dépasser ces limitations. Enfin, et c’est son objet principal, il s’attache tout particulièrement à critiquer la notion d’ « Allié » qui cantonne certains militants au rôle de soutien d’autres militants qui seraient seuls légitimes à lutter. Cette question se pose ici autour d’une lecture racialisée, inscrite avec le contexte américain et avec le meurtre raciste qui a initié ces émeutes (un homme noir tué par un policier blanc) : les blancs se doivent-ils de se cantonner à un rôle d’allié d’une lutte qui n’appartient qu’aux noirs ? Ce qui se présente comme un respect des « premiers concernés » ne finit-il pas par promouvoir le pire des paternalisme et la pire des lâcheté ? Que signifier « s’allier » dans une lutte, une émeute ? Et puis, en lien avec ces questionnements qui se retrouvent aujourd’hui importées avec à peu près les mêmes tenants et aboutissants autour des manifestations et émeutes suite au meurtre de Georges Floyd, ce texte pose la question de la prise de pouvoir des uns sur les autres, (qui, malgré les apparences, reconduit en fait le pouvoir des blancs sur les noirs, poussés en première ligne ou « protégés » par leurs alliés, mais jamais en mesure de décider par eux-mêmes, et pas forcément d’une seule voix…) et de cette logique mortifère qui asservit par le chantage à l’alliance et finit par justifier toutes les formes de lâcheté imaginables. En ce sens, on peut dire que ce texte, depuis un contexte émeutier, nous parle d’émancipation et de puissance à acquérir pour détruire ce monde.

Nous avons choisi de traduire « White Ally » en « Allié Blanc » dans la mesure où cette expression et l’idéologie qu’elle trimballe avec elle, est utilisé aussi en français. EN revanche nous avons décidé de garder « leadership » qui, à la manière dont le mot est intégré comme tel dans la langue française, nous semble correspondre à cette conception de la politique comme une rivalité de lobbies divers où lut-ter devient étendre par tous moyens sa zone d’influence en rivalité permanente avec les autres lobbies.*****

 

 

Lâches :Un autre mot pour qualifier les « Alliés Blancs »

 

La peur. La peur est réelle. Parfois, il faut écouter la peur. Comme quand des tirs retentissent et que la peur dicte de se baisser et de courir. Il y a d’autres moments où il est nécessaire de la traverser. Nous laissons à chacun la décision de savoir à quel moment fuir la peur et à quel moment la traverser. La peur que nous critiquons n’est pas la peur de ceux qui se tiennent à l’écart de toute violence, de toute scène de chaos, ce n’est pas non plus la peur de ceux qui écoutent leur corps leur signifier qu’ils ne pourront pas supporter un autre traumatisme. Nous n’avons rien à reprocher à ceux qui font ces choix pour eux-mêmes.La peur que nous voudrions critiquer ici, c’est la peur de se forger sa propre pensée, la peur de développer ses propres analyses et d’agir en conséquence. Nous avons effectivement des reproches à faire à cette peur des « Alliés Blancs ». Être un « Allié Blanc » c’est arrêter de penser par soi-même, c’est suivre aveuglément un leader sur le seul critère de son identité. Du moins, c’est ce que nous demandent ceux qui voudraient faire de nous des « Alliés ».Le concept même d’« Alliés Blancs » est en faillite. Il est impossible d’être l’allié d’une catégorie de personnes. Dire « je suis un “Allié Blanc” des personnes de couleur » c’est tenir un double discours, c’est intérioriser le non-sens. Il n’existe aucune voix noire univoque qu’il s’agirait d’écouter, aucun leadership communautaire authentique qu’il s’agirait de suivre. Tout ce qui existe c’est plein de personnes différentes les unes des autres, avec chacune leurs idées, leurs vécus, leurs expériences et leurs perspectives propres. Penser autrement, penser que toutes les personnes noires partagent le même point de vue est extrêmement problématique, raciste même, pourrait-on dire. C’est avec d’autres individus que quelqu’un peut « s’allier », mais d’autres termes existent dans la langue anglaise pour dé-signer cette relation de manière plus gracieuse : ami, amoureux, compagnon, et parfois codétenu ou co-inculpé.

 

À propos du leadership

Il y a deux types de leadership. L’un est issu des organisations qui ont pour noms des acronymes et des statuts officiels avec rémunération à la clé, et l’autre naît de la pratique.Nous appellerons le premier « leadership formel » et le second « leadership informel ». La réalité de la situation actuelle exige que les blancs suivent le leadership des noirs dans les espaces de lutte majoritairement noirs. Nous ne sommes pas actuellement en capacité de contredire cette construction narrative, alors que pourtant nous voudrions mettre en avant l’idée d’une révolte multi-raciale au sein de laquelle tous les participants peuvent se saisir du leadership informel puis s’en démettre. Aussi idéale que puisse nous paraître cette situation, ce n’est pas la nôtre. De fait, nous faisons le choix de suivre la direction informelle des noirs qui se battent contre la terreur policière. Dans certaines situations, une émeute par exemple, pour le meilleur ou pour le pire, on ne peut pas suivre à la fois le leadership formel de ceux qui sont affiliés à des organisations et le leadership informel de ceux qui se battent dans les rues. Dans de telles situations, les deux formes de leadership se contredisent.Dans la mesure où nous ne nous identifions pas au rôle d’« Alliés Blancs », nous choisissons le camp de ceux qui se battent, alors que l’« Allié Blanc » choisit invariablement celui des organisations.

Pourquoi les personnes qui sont liées aux organisations trouvent-elles les comportements émeutiers si critiquables ? Même si nous ne voulons pas parler à leur place, nous pouvons formuler quelques suppositions. Payer des organisateurs nécessite de récolter des fonds. Récolter des fonds nécessite de riches et généreux bienfaiteurs. On ne mord pas la main qui nourrit, n’est-ce pas ? Les organisateurs ont besoin d’un groupe de gens à organiser, c’est-à-dire, en d’autres mots, à manipuler et à contrôler. Quand les gens re-fusent d’être contrôlés, les organisateurs ne sont plus capables d’abandonner leurs rôles et de participer à ce qui est en train de se passer. Ils restent coincés entre leur instinct de rallier et diriger, et l’élan d’un groupe de personnes qui ont temporairement échappé à toute médiation et à tout contrôle.

Quand quelqu’un affirme vouloir construire un mouvement, nous ne voyons que ce qui va réprimer ce mouvement. Que se passerait-il si, au lieu d’organiser cette répression, des groupes de camarades et de compagnons de confiance s’attachaient plutôt à donner aux émeutiers une chance de prendre le dessus dans le combat ? Pour aider à prendre véritablement le dessus dans une confrontation avec la police, qu’est-ce qui est matériellement nécessaire, à quel endroit et à quel moment ? Comment pouvons-nous y parvenir d’une manière qui renforce nos capacités au lieu d’arriver au point où ça devient sanglant ? Quels objectifs offensifs pouvons-nous nous fixer — territoire, nourriture, logement, infrastructures ? Qu’est ce que cela signifierait d’être libre et quelles seraient les conditions pour y parvenir ?

 

Sur les barricades

La barricade est un moyen. Ce n’est pas juste pour s’amuser qu’on met des objets en travers de la rue. On le fait pour bloquer la circulation, pour foutre le bordel et parfois pour ralentir l’avancée de la police et créer une situation plus sûre pour ceux qui veulent l’affronter. Nous observons ces dernières années la transformation du processus de confrontation de rue, celui-ci a évolué en un processus d’apprentissage, de prise de confiance, qui permet de poser des bases pour les révoltes futures. La barricade idéale est large, haute et résistante, et peut être enflammée une fois que la police l’a atteinte. Selon nous, c’est une tactique efficace qui peut être employée pour tenir et défendre un espace et pour sécuriser les confrontations. En arriver à ce que la construction d’une telle barricade soit possible implique probablement une bonne dose d’apprentissage et de créativi-té collective. En d’autres mots, nous avons tous besoin de nous entraîner ensemble.

Voilà pourquoi nous participons aux émeutes plutôt que de rester chez nous ou de nous contenter de regarder depuis le trottoir comme de bons « Alliés Blancs ».

 

À ceux qui disent que nous partirons en courant dès que les choses commenceront à devenir sérieuses, et que d’autres que nous auront à subir les conséquences de nos actions, ou que nous ne faisons jamais l’expérience de la répression que nous provoquons :

Depuis quinze ans que nous participons à diverses luttes et mouvements sociaux, nous avons traversé bien des épisodes ! À nous tous, nous avons été gazés à la lacrymo et à la bombe au poivre, on nous à tirés dessus avec des balles en caoutchouc, on nous a tasés. Nous avons été arrêtés un nombre incalculable de fois, accumulant des dossiers qui ne font qu’augmenter le prix de nos cautions et diminuer nos chances de trouver un travail. Nous avons dû faire face à des peines de dix ans ferme et avons refusé de déroger à nos principes. Certains d’entre nous sont passés à deux doigts de la mort, tabassés à coup de lampe torche et de matraques renforcées de fer par des policiers enragés. L’un d’entre nous est effectivement mort et n’a été ramené à la vie que grâce à un mélange de chance, de ténacité et à l’intervention d’un médecin. Nos logements ont été perquisitionnés. Nous avons été placés sous surveillance constante par le FBI et cités à comparaître par des grands jurys fédéraux. Certains d’entre nous ont des lésions nerveuses irréversibles aux poignets à cause des menottes et des techniques de contrainte par la douleur. Nos doigts ont été intentionnellement cassés pas la police. Nous avons été tabassés au cours d’interrogatoires. On pourrait continuer, mais le but n’est pas de nous congratuler pour les souffrances que nous avons endurées. Le but est de montrer qu’il y a longtemps que les choses sont devenues sérieuses pour nous et que nous sommes encore là. Nous n’avons pas fui. Nous venons toujours à presque toutes les manifs même si nous avons récemment arrêté de les initier. Nous affrontons toujours le pouvoir et nous sommes toujours parmi ceux qui se battent. Après une décennie et demie de tabassages et de poursuites judiciaires, nous sommes toujours du même côté et ce n’est pas prêt de changer.

 

À ceux qui disent qu’ils ne nous font pas confiance.

Vous avez raison et nous non plus, nous n’avons pas confiance en vous. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes a priori méfiants envers ceux que nous ne connaissons pas. La confiance, tout comme l’amitié, est une relation réciproque qui se construit dans le temps. La confiance ne fonctionne pas à sens unique. La confiance n’est pas quelque chose que les « Alliés Blancs » doivent gagner. La confiance se développe entre des compagnons et des camarades qui partagent vies et combats depuis de nombreuses années. Les manifestations et les émeutes de l’année dernière ont produit nombre de nouvelles relations de confiance à travers la ville dans laquelle nous vivons et dans tout le pays, et c’est tant mieux. Nous ne nous attendons pas à faire partie de toutes ces relations, mais ce n’est pas parce que nous ne faisons pas partie de votre nouvelle équipe que nous n’avons rien à nous apporter les uns les autres.

 

À ceux qui voudraient essayer de nous démasquer.

Ce n’est pas parce que nous serions des agents de police ou parce que nous serions toujours en train de manigancer quelque chose que nous portons des masques. Si nous nous couvrons le visage, c’est pour rester en sécurité dans des situations conflictuelles qui impliquent la police. Contrairement à l’opinion répandue au sein d’une certaine frange de la population militante, il arrive que les personnes blanches soient ciblées par la police même lorsqu’elles sont dans une foule majoritairement noire. D’après notre expérience, la police s’acharne et cible particulièrement les émeutiers qui ont des caractéristiques identifiables, par exemple un vêtement de couleur vive. Ils agissent ainsi dans le but de s’assurer une arrestation rapide et réussie, sur des consignes facilement communicables.Voilà pourquoi nous portons des habits noirs et des masques. Ce n’est pas (seulement) parce qu’on pense avoir la classe habillés en ninjas. Par exemple, pour empêcher l’arrestation d’un compagnon d’émeute, changer de vêtements est une des manières d’éviter la répression policière. Plus il y aura de personnes qui agiront ainsi, plus on sera tous en sécurité. Moins il y a de personnes masquées dans la rue et plus ceux qui se battent sont vulnérables. Même sans intention d’enfreindre la loi, porter un masque est une manière subtile d’augmenter la sécurité et la force de la foule. Partout où il y a des caméras de sécurité et à chaque fois que la police filme, ce qui de nos jours signifie quasiment partout et tout le temps, tout le monde devrait porter un masque. Plus la police te reconnaît et plus il est probable que tu sois la cible d’une arrestation ou d’une surveillance accrue.

 

À ceux qui disent que nous avons déclenché tous les incendies

Dans le meilleur des cas, c’est se nourrir d’illusions à un point délirant. Au pire des cas, c’est de la manipulation intentionnelle qui pourrait mener à de sérieuses conséquences judiciaires. En plus d’être tout simplement faux, affirmer que les nombreux actes d’incendies volontaires qui ont été commis au cours de l’année passée ont été le fait de personnes blanches dénie toute capacité d’action aux révoltés noirs. Selon cette logique, les personnes noires ne se révolteraient violemment que lorsqu’elles y seraient incitées par des blancs.

 

Aux activistes

Passons un accord. Nous promettons de ne pas perturber vos Actions Directes Non-Violentes et vos espaces de Désobéissance Civile. Merde, la plupart d’entre nous ne s’y aventureront même pas. La seule chose que nous de-mandons en échange, c’est que vous arrêtiez de venir participer aux émeutes pour essayer de contrôler ce qui est par définition une situation incontrôlable. Contrairement à vous, nous ne voulons pas que vous arrêtiez de faire ce que vous considérez comme juste et cela ne nous intéresse pas vraiment d’essayer de vous convaincre à tout prix de partager notre vision des choses. Et si en fin de compte nous nous trouvons en désaccord sur des questions fondamentales, alors qu’il en soit ainsi ! Ce que nous aurons à trouver, c’est une manière de coexister. On pourrait aller plus loin et critiquer tous les rôles spécialisés du Mouvement officiel, comme les observateurs juridiques, les street medics, ceux qui font de l’information directe en filmant, ou les journalistes citoyens. Ce n’est pas que nous pensons que personne ne devrait avoir de matériel médical et s’être entraîné à l’utiliser dans les circonstances les plus stressantes. Ou que, même si la plupart des images prises en manifestation servent les intérêts de la police, il n’y a jamais de bonne raison d’avoir une caméra, un carnet et un stylo. C’est tout simplement que plus il y a de personnes qui restent inactives, à regarder en simples spectateurs, moins il y a de véritables participants.Et si nous sommes sur le point de prendre vraiment le dessus, nous allons avoir besoin du plus de participation active possible. Donc, apportez votre caméra, votre maalox et vos pansements, si vous y tenez vraiment, mais prenez également vos masques à gaz, vos gants en latex et un t-shirt supplémentaire pour le nouer sur votre visage. Refusez d’être limités à un seul rôle qui vous empêcherait d’endosser tous les autres. Cassez la distinction entre les combattants et les soignants, entre ceux qui agissent et leurs supporters. Alors même que nous formulons cette critique bienveillante, nous reconnaissons que tout le monde ne se sent pas à l’aise pour tout faire. Chacun a ses centres d’intérêt, ses niveaux de conforts, et nous respectons ces différences. Espérons que d’autres commencent à faire de même.

Quelques-uns des nombreux anarchistes de Saint Louis.

 

PS : Nous ne sommes pas tous blancs !