La séquence largement partagée sur les réseaux sociaux est connue, le discours raciste et abject est familier, mais cette nouvelle « provocation » nous présente avec une scène inédite : après la figure de journaliste-polémiste, c’est autour d’un médecin reconnu, le chef de service réanimation à l’hôpital Cochin, de décider en l’espace d’une minute de se métamorphoser en un scientifique-troll pour stigmatiser tout un continent et son peuple.

De la pure ingénierie mentale. Parce qu’il savait que ses propos vont suivre une trajectoire connue : le buzz, l’indignation, les excuses, le révisionnisme néocolonial, et enfin l’avancement de carrière. Et le cycle ne s’arrêtera jamais. La mise en scène est même travaillée : avant de commencer son discours avec une timide « si je peux être provocateur », le scientifique-troll savait déjà la suite des choses. Le jeu de regard, la dédramatisation en premier temps de l’ampleur de sa provocation, qui légitime dans un deuxième temps un racisme d’une violence inouïe. Bien sûr, certains osent parler de l’idiotie, l’absence de jugement et l’involontaire pour justifier l’injustifiable.

Le médecin devenu troll ainsi que son interlocuteur le directeur de recherche Inserm à l’Institut Pasteur de Lille, ce que l’institution française a produit de mieux, ont volontairement et en toute connaissance de cause décidé d’insulter les africains en réitérant la thèse hégélienne raciste et ignorante que l’Afrique est un continent sous-développé et marqué par la barbarie et la brutalité. Un espace de diable.

La banalité de racisme abject chez ces deux médecins vient confirmer une certitude sans faille chez beaucoup des Africains : si on veut imaginer ensemble la possibilité d’un autre monde après cette crise, il faut surtout sauver l’Afrique de la prédation de l’élite française.

À la recherche d’une jouissance perdue   

L’imaginaire raciste sur l’Afrique que véhiculaient les propos racistes de deux médecins se retrouve dans beaucoup des récits politiques et médiatiques sur l’incapacité de ce continent à faire face à la crise sanitaire. Après le Christianisme, c’est la science qui devient le seul et unique fondement du progrès de l’humanité, et l’Afrique est réduite à être un laboratoire à ciel ouvert.  

La note de recherche du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) ainsi que plusieurs analyses journalistiques et reportages médiatiques banalisent tout progrès scientifique et toute expertise en gestion de la pandémie. Chez des experts français, que l’état africain aille « faire massivement la preuve de son incapacité à protéger ses populations » lors de la pandémie de COVID-19 parait inéluctable.

Pourtant, dans les faits, rien ne justifie ces projections alarmistes sur l’Afrique. Non seulement le nombre des cas de contamination et de morts plusieurs pays africains restent à date très restreint, mais aussi les mesures de confinement et de distanciation sociale ont été mises en place en suivant les consignes de l’OMS, même lorsque ces mesures sont fortement ruineuses pour les économies locales. De plus, l’onde de choc à venir après cette crise n’est pas exclusive au continent africain et ses dictateurs. Même dans des démocraties solidement établies comme la France et les États-Unis, la gestion chaotique de la pandémie témoigne de leur vulnérabilité, voir l’irrationalité comme avec la tenue des élections municipales. Même avec leurs mensonges d’état à répétition, les dictateurs africains, eux, ne l’ont pas osée.

Dans un quotidien de pandémie où le spectacle morbide de la mort et d’effondrement se tient en Europe plutôt qu’en Afrique, l’inversion inattendue des rôles ne peut que suspendre la possibilité de jouissance. Dans ce sens, l’intérêt pour les éventuels scénarios de catastrophe en Afrique doit être appréhendé dans leur capacité à combler un vide dans l’imaginaire toxique qui lie la France et l’Afrique. Chez les racistes et les néocoloniaux, se fantasmer à faire violence à ces africains, réduits à des cobayes et des prostituées, aide à calmer leur crise d’angoisse. La répétition de l’ordre colonial intensément intériorisé chez l’élite française favorise un retour de jouissance dans l’espace public français.  

Elle est là la faille ! Quand l’élite française nous demande d’oublier le passé colonial et invite à passer à autre chose parce que le temps de la colonisation est révolu, nous les africains savent que le temps n’est jamais linéaire, surtout quand la notion de la continuité, dans son expression la plus ignoble, celle de néocolonialisme, se manifeste au quotidien dans le rapport que l’élite française a avec nous.

Le besoin urgent d’accuser l’élite française !  

Cette continuité néocoloniale qui caractérise la relation entre la France et l’Afrique prend toute son ampleur dans sa virulente capacité infinie à empoisonner l’horizon africain. Comme plusieurs analystes et observateurs africains l’ont souligné à maintes reprises, l’effet dévastateur des propos racistes de deux médecins français ne se résume pas seulement à « la montée du sentiment anti-français au sein de la jeunesse africaine », mais encore à une éventualité plus grave : le refus des jeunes africaines de se faire vacciner contre le coronavirus par peur de se faire passer pour des cobayes.

Face à cette réalité affligeante, il me parait évident que le besoin urgent de décoloniser l’élite française de son imaginaire toxique et prédatrice ne peut être la responsabilité des Africains. Nous on sait qu’un racisme anti-africain très ancré en France ébranle toute forme de solidarité et de coopération équitable dans le monde futur qui se prépare. Et on n’a pas cessé de le souligner dans notre activisme et littérature, mais en vain.  

Au lieu d’envisager le « patient politique zéro » qui vient déstabiliser les régimes africains, il est plus que vital d’imaginer une « grande figure politique zéro » en France qui aura le courage de sacrifier sa carrière, engager son honneur et s’exposer personnellement pour dénoncer ses collègues qui font du racisme un métier et un quotidien.

https://blogs.mediapart.fr/haythem-guesmi/blog/070420/il-faut-sauver-l-afrique-de-la-predation-de-l-elite-francaise