« Devenir libre est une maladie qui se transmet par le sang et le sperme. », Alain Damasio, La Zone du dehors, p.621, 1999.

Pour ce qui nous concerne, nous l’avions aperçu en 2018 lors d’une journée de pensée critique « Tout le monde déteste le travail » où, avec le collectif d’auteurs de science-fiction Zanzibar, ils déplaçaient les foules sur le thème « Voltes et révoltes ». Nous étions intriguées, mais, honte à nous, ne l’avions toujours pas lu. On nous a vivement conseillé de commencer par le commencement, La Zone du Dehors, le premier roman de l’auteur, qui, paraît-il, « donne envie de descendre dans la rue pour tout brûler ».

Pourtant, une fois ouvert le livre, nous avons été frappées par l’écart entre ce que nous lisions et l’idée que nous nous en étions initialement faite. Une question embêtante et entêtante s’est alors immiscée dans notre lecture : pourquoi diable personne, parmi tous ceux qui nous l’avaient conseillé, n’avait semblé relever le virilisme bêta de ce livre ?

Quel est donc cet immense point aveugle qui oblitère le jugement de nos camarades lecteurs, et les fait porter au pinacle une ode de plus de 600 pages au pouvoir révolutionnaire viril, sans qu’ils n’envisagent même de pondérer leur enthousiasme ?

Que voient-ils qui nous est totalement étranger ?

Et, inversement, que voyons-nous qui leur est invisible ?

Peut-être que ce livre ne nous est tout bonnement pas adressé. Comment, nous y projeter, nous lectrices ? Nous avons essayé de comprendre ce qui nous empêchait d’adhérer et de nous identifier à son idéal révolutionnaire.

Des femmes, il y en a peu dans La Zone du dehors, roman futuriste se déroulant en 2084 (au cas où la référence ne serait pas assez claire) dans une société totalitaire où la lobotomisation médiatico-douillette fonctionnant au « mérite » a remplacé l’oppression violente.

Dans ce monde abject, un groupe minoritaire et clandestin se soulève : la Volte. Ses cinq membres dirigeants sont tous des hommes, idéalistes, héroïques, dotés du courage nécessaire pour affronter l’ordre social. Et « la » femme du roman, puisqu’il en faut bien une, la seule, l’unique, c’est elle, la copine du héros, c’est Boule De Chat [4]. « Féline et racée », si jamais son nom n’était pas assez évocateur. Elle est sa « princesse [5] », il est son « chevalier » (p.28). Ses atouts majeurs ? Son cul, ses seins, ses cheveux et, par voie de conséquence, son don inné pour son rôle, primordial s’il en est, de repos du guerrier pour Capt, le narrateur principal.

Mais il n’est pas vraiment gâté, car elle a beau être hyper canon (« Elle dégageait cette même présence de fauve souple qui m’avait impressionné nue. Ses formes crevaient la combinaison. J’avais une furieuse envie d’elle. », p.39), elle n’est malheureusement pas très maline : dès la première scène, elle court et se met toute nue dans l’espace (??) en quittant son casque à oxygène. Heureusement il la sauve de cette mort certaine et s’ensuit un dialogue romantique :

« – Si tu n’avais pas été là je crois bien que… 
 Aucun risque… Je ne t’aurais pas laissée mourir après ce que tu m’as montré. » (p.31).

Qualité non négligeable, elle sait également très bien se taire. Lui est prof trentenaire, elle, une étudiante de 23 ans : le couple idéal, pour qu’il ait des choses passionnantes à lui expliquer et que jamais elle ne se fatigue de l’écouter, même lorsqu’il monologue interminablement :

« Il parle près d’une heure sans s’arrêter, sans que je l’interrompe – et je ne songeais même pas à le faire tant son histoire me captivait. Au bout d’une heure, je ne pouvais plus le regarder de la même façon, il avait grandi, épaissi, mûri. Une drôle de veine verticale, que pour la première fois je remarquais, saillait d’entre ses sourcils jusqu’à son grand front […]. Plus il réfléchissait, plus la veine enflait, plus elle devenait artère et grossissait… Par éclairs, j’eus la vision d’un tuyau qui irriguait son cerveau, qui y faisait affluer les volumes considérables de sang dont il alimentait sa puissance intellectuelle. » (p. 58).

Cette force vitale, ce sang qui déborde, ce sperme, desquels émerge la vigueur révolutionnaire des personnages (la prose de Damasio est « un appel à la résistance politique irrigué de vitalisme » pour nos amis de Ballast), reviennent inlassablement, à en devenir gênants. Ainsi, lors de la première union passionnée entre Capt et Boule De Chat : « Au moment où elle me sentit jouir, elle se retira pour voir mon sperme flotter dans l’espace comme un sirop, se sphériser, et partir goutte à goutte sous les bourrasques » (p.40).

Ou encore après une journée de lutte bien remplie :

« Lorsqu’elle me rejoignit, j’eus l’impression, pour elle et mes draps qui sentaient le linge propre, d’être un sauvage imbu de ma sueur qui se réjouissait de les souiller. […] Et lorsqu’elle m’embrassa encore, je ne pus m’empêcher de lui offrir, en fusées, ces mille milliers d’enfants riants qui bruissaient en moi. » (pp. 170-171)

Au fur et à mesure de la lecture, c’est un second questionnement qui nous a accompagnées, moins directement lié au sexisme qu’à une conception bien particulière des luttes collectives. Capt fait partie d’un groupe anarchiste, La Volte (c’est sans doute une des raisons de la fascination de la gauche radicale pour le texte). La Volte n’a pas de chef : « Nous sommes des anarchistes dans l’âme : ni Dieu, ni maître, pas de valeurs transcendantes, pas de règles dictées » (p. 156).

Capt possède pourtant tous les attributs du leader charismatique, ce qu’il raconte volontiers lui-même :

« D’une certaine façon je dirige la Volte.
– Tu diriges ? Je croyais que la Volte n’avait pas de chef.
– Prends « diriger » au sens d’orienter, si tu préfères. » (p. 57)

Ah oui, c’est vrai que c’est limpide tout à coup.

Ce n’est d’ailleurs pas de sa faute si on le surnomme Captain (p. 162), c’est pesant que les gens lui demandent d’être leur maître, ça ne l’intéresse pas d’être « le chef ou le gourou » (p. 543). Mais bon puisque vous insistez… Capt prend ainsi toutes les décisions au cours du récit. Et nous ne sommes pas bien arrivées à percevoir la différence de modèle qui existerait entre l’ordre totalitaire, où des chefs dirigent, et l’anarchie révolutionnaire, dans laquelle le « chef-il-oriente ». D’autant plus que le système de valeur qui apparaît au fil de la lecture fleure bon l’ordre patriarcal.

Ce que veut Capt, c’est se battre contre le rouleau compresseur de la norme. Il existe, pour cela, des capacités et attitudes à ne jamais perdre de vue quand on lutte. Il apparaît ainsi au fur et à mesure de La Zone du dehors que ce qui est opposé à la Volte est constamment associé à la mollesse et au féminin (pléonasme !). Notons d’ailleurs que si l’organisation anarchiste radicale s’appelle La Volte, sa version réformiste est subtilement baptisée la Molte (la demi-Molte ?). La Volte, heureusement, a « du monde dans le caleçon » (p. 147). Zorlk, leur décédé et regretté chef précédent est ainsi présenté comme un « homme pur d’action », « viril », « au sommet de sa force », qui « ne se laissait faiblir par aucune de ces considérations morales et pudibondes qu’on appelait “les droits de l’homme”, “les droits de la femme” […] tout ce que trois millénaires de judéo-christianisme avaient cumulé dans la conscience clapotante des femmelettes, des retraités et des impotents. » (p. 63)

Voilà pour les valeurs.

Est-ce d’ailleurs vraiment la dictature qui nous menace en premier lieu ? Ou bien le fiasco de l’impuissance et, pire que tout, de la féminisation ?

C’est en tout cas par ce biais insidieux que les agents du pouvoir (les fourbes !) entendent briser les membres de la Volte enfin capturés. Pour ce faire, ils les envoient dans le camp d’éducation civique de Cerclon III. Tant d’hommes de valeur détruits, tant de gâchis, Capt est effondré quand ils lui reviennent :

« J’avais connu trois personnes qui avaient “séjourné“ dans ce camp. Trois terriens vivaces et venimeux qui n’avaient jamais supporté cette ville et dont la contribution sociale consistait à fracasser à la barre de fer tout ce qui comportait une vitre dans le mobilier urbain, c’est-à-dire presque tout. Ça, c’était avant leur départ… J’avais organisé la fête pour leur retour et je me souviendrai toute ma vie leur avoir mis une barre de fer à chacun dans la main, pour les accueillir et… Et ce choc de voir leur main qui pendait, leur poignet mou qui n’arrivait pas à la tenir, la barre. […] “Amour, beaucoup d’amour, gentillesse“, ils ressassaient ces mots, “bonté“ aussi, “les gens sont bons“, ils le disaient aussi souvent que Slift dit “putain“ dans une phrase. Ils ne tenaient plus leur corps, c’était ça le plus frappant. Ils étaient devenus efféminés. » (pp. 300-301)

Quand les barres de fer bien dures se muent en corps efféminés, la révolution a du plomb dans l’aile, c’est certain. L’amour, la bonté et la gentillesse, voilà les vrais adversaires.

Non mais allez, sérieusement, ne voyez-vous donc pas dans les lignes qui précèdent ce que nous y voyons ? La glorification de la puissance virile, si tant est que cela veuille dire quelque chose, mais plus encore, la peur panique de ce qui la menacerait à chaque instant, à savoir la féminité ainsi que la masse grouillante des sous-hommes, celles et ceux desquels il faut donc absolument se démarquer sous peine de déchoir.

Car il faut être et demeurer, le dur face au mou.

Le courageux face au lâche.

Le fort face au faible.

Le crasseux face à l’aseptisation du monde.

L’animal désirant face à l’ordre policé.

Jusqu’au viol.

Et quand Capt le manifeste à l’encontre d’une femme lobotomisée qui cherche à le dénoncer, c’en est d’autant plus légitime :

« “Vos clameurs, c’est interdit. C’est… pas propre ! […]
– Comme je sens bien que vous adorez ça, je vais vous l’éjaculer partout, ma crasse, sur le corps.“

Je lui saute dessus et la coince dans l’angle de l’abribus. Son visage se plisse de terreur. Paralysée, elle reste. Elle doit avoir quarante ans, elle porte une jupe courte bien coupée et un chemisier rose qui laisse voir la naissance de ses seins. Avec mon bras gauche, je la bloque à l’épaule. Je suis tout près de son cou. Il exhale le parfum de qualité. Ses lèvres cherchent l’air ou un cri. Elle halète. Ça m’excite. En un éclair, j’ai envie de la violer. C’est une de ces femmes si pleines d’ordre, sans un pli, la cervelle blanchie au poncif, qui doit se pulvériser du déodorant jusqu’au fond de la chatte, qu’un désir animal de griffer et déchirer me prend au bas-ventre. […] J’ai un flottement qu’elle a dû sentir puisqu’elle tente de s’enfuir. Mais je la repousse violemment dans l’angle où, comme anticipant une volée de coups qui ne viendra pas, elle se rétracte en boule. La lâcheté même. » (pp. 249-250)

Une femme terrorisée par un homme qui veut la violer. On se demande bien de quel côté se loge la lâcheté dans un cas comme celui-là.

Face à ce passage, comme à tant d’autres au fil des pages, on ne peut finalement réprimer une ? charitable ? interrogation : l’outrance du propos, le virilisme omniprésent et célébré jusqu’à la caricature, sont peut-être ici instillés pour nous permettre d’adopter un regard distancié sur ce qu’on lit. On pourrait ainsi nous opposer que si un personnage important du livre est pris de pulsions de viol, ou a une peur panique de la féminisation, ce peut être pour mieux décortiquer ces mécanismes par ailleurs. Mais nous cherchons encore ces passages, ou ces points de vue antagonistes, qui nous ont malheureusement échappé à la lecture.

La Zone du dehors n’est pas directement le problème. Des romans virilistes béats qui projettent leurs fantasmes masculins sur tout ce qui bouge, il y en a d’autres. C’est plutôt sa réception presque unanime par une frange de la gauche critique qui nous interroge. Comment, à sa parution et encore aujourd’hui, ne pas remarquer le sexisme outrancier de ce livre, ou encore, comment en en ayant conscience, choisir ce type de récit pour alimenter un imaginaire révolutionnaire ? Quel changement social attend-on sur de telles bases, sans aucune réflexion sur la domination de genre [6] ? Au fond, nous avons fini par nous demander si ce n’était pas justement parce que, sous couvert d’idéal libertaire, il flattait des valeurs viriles déjà bien présentes dans les rangs de la gauche que ce roman plaisait tant à nos amis.

La question de la violence comme moyen d’action est un réel débat. Mais si reconnaître la violence comme inévitable face à celle, innommable et innommée, qui nous assaille est une chose, la célébrer comme un attribut positif et constitutif de la masculinité en est une autre.

Prôner la lutte pour la lutte, comme une fin en soi, vanter sans les questionner ces traits de caractère traditionnellement attachés au masculin, les érotiser même, les considérer comme seuls porteurs de la vie et de la joie qui débordent des corps, c’est ainsi glorifier des méthodes autoritaires qui, en toute logique, risquent fort de mener à l’opposé de la société émancipatrice que l’on recherche, si tant est que nous cherchions la même chose. En fin de livre, il est ainsi difficile pour nous de saisir ce retournement magique qui permet d’arriver à un monde dépourvu de violence après un récit fasciné par celle-ci.

En effet, en guise de « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », les héros fondent Anarkhia, d’où ils ont « éradiqué le vol, le viol et la bassesse et redonné aux gens le goût de vivre ! » (p. 596) Abracadabra.

Comment font-ils donc ? Comment réussissent-ils par exemple, après tout ce que nous avons pu découvrir de leurs pulsions dans le reste du roman, dans leur lutte contre les violences sexuelles et l’abolition du patriarcat ? Le livre était probablement déjà trop long pour s’attarder sur ce genre de détails.

Nous avons pensé que l’auteur aurait peut-être évolué depuis la parution de La Zone du dehors en 1999 ; c’est d’ailleurs ce qu’il raconte lui-même au détour des nombreux entretiens qu’il accorde : « J’ai l’impression d’être un peu moins con qu’avant, un peu plus conscient. Je pars de loin, d’un père machiste, d’une éducation patriarcale très classique. » dit-il à Ballast en 2017. Mais l’analyse détaillée et implacable de son dernier livre Les Furtifs, ainsi que ses récentes déclarations associant la société de surveillance à Big Mother [7], n’accréditent pas vraiment la thèse d’une révolution féministe chez Alain Damasio.

Si, comme il le déclare, « une guerre des imaginaires est en cours [8] », s’il est bien le « guide spirituel d’une génération rebelle », celui qui « nourrit l’imaginaire d’une génération plutôt que son désespoir », alors on n’est pas sorti·es des ronces. Pas plus que nous ne pourrons, pour citer Audre Lorde, détruire la maison du maître avec les outils du maître, nous ne créerons un nouveau monde avec cet imaginaire-là.

Sans nous camarades, on s’en va voir ailleurs.

notes

[1] Alain Damasio : « Un réseau social est un tissu de solitudes reliées », Conférence à la Cinémathèque de Toulouse retransmise sur France Culture, 14 février 2020

[2] Alain Damasio, activiste SF et guide spirituel d’une génération rebelle, Mathieu Dejean, Les Inrockuptibles, 16 avril 2019

[3] Bora Vocal de Rone cumule plus d’un million de vues à ce jour

[4] Une parfaite illustration du syndrome de la schtroumpfette : s’il y a des hommes, des individus, des personnalités, on ne trouve qu’une femme, incarnation stéréotypée de son genre.

[5] Alain DAMASIO, La Zone du dehors, Folio SF, 2007, p.22

[6] Nous nous sommes concentrées ici sur l’analyse des rapports de genre et des biais sexistes de l’ouvrage mais il y aurait aussi fort à dire concernant l’absence de réflexion -voire la reproduction- d’autres mécanismes d’oppressions (racisme, validisme…).

[7] Il déclare ainsi au Théâtre du rond-point « si Big Brother a déjà pris la couleur sépia du croquemitaine d’antan, c’est plutôt de Big Mother et de son lait numérique qu’il faut se départir d’urgence. » Ou encore « Politiquement, Big Brother a été doublé par sa mère : Big Mother. Big Mother ne dirige rien et ne trône en haut d’aucune pyramide. Elle n’a pas besoin de visage puisqu’elle a toutes les figures du confort. […] Big Mother is washing you. Te torche, te dorlote et te couche. » sur le site partage-le.com

[8Socialter, 2 décembre 2019

https://lmsi.net/La-zone-du-cador