Comme nous l’avions pressenti et craint, le mouvement de grève contre la réforme des retraites – qui n’a concerné que quelques secteurs d’activité – a suivi, peu ou prou, le même chemin que la plupart des mouvements défensifs qui ont émaillé le dernier quart de siècle. En premier lieu, il n’a pas réussi à créer dès le début, comme cela eût été nécessaire, une dynamique suffisamment puissante pour entraîner massivement d’autres secteurs. S’il y avait beaucoup de détermination à la SNCF et à la RATP le 5 décembre 2019 et les jours qui ont suivi, ce ne fut pas exactement le cas ailleurs. Il y a eu beaucoup de tergiversations à l’éducation nationale, et la forte mobilisation du 5 décembre dans un certain nombre d’établissements ne doit pas masquer la réalité : le 6 décembre, c’était déjà beaucoup moins bien, et la crainte de se voir retirer le premier week-end de salaire (en vertu de l’arrêt Omont), a refroidi de nombreuse ardeurs. C’est donc la stratégie des temps forts, celle de l’échec assuré, qui a été privilégiée. Et pour meubler les vides, pour masquer un effilochage assez précoce, entretenir le mythe d’un mouvement qui ne faiblit pas, ont été menées beaucoup d’« actions » spectaculaires et très minoritaires hantées par le spectre de la grève générale qui avait traversé les murs pour se réfugier dans des temps meilleurs. Mais il serait vain de s’attarder sur ce genre de considérations, tant il paraît désormais fastidieux et inutile de devoir faire le même constat après chaque mouvement. Il paraît aussi vain de chercher les causes de la passivité du plus grand nombre, qui aurait bien sûr pu changer la donne s’il était entré massivement dans la grève. Si ! On peut cependant évoquer la misère grandissante, la précarité, l’endettement, le vide politique, la propagande des ultralibéraux via les média assermentés… Ce n’est pas rien.

Mais surtout : qu’attendaient réellement les grévistes, contre les différentes « réformes » des retraites, en 2003, en 2010, en 2019-2020 ? Certes, l’abandon de ces « réformes », mais rien de plus ? Si ces mouvements avaient été victorieux, ou plutôt, si ce dernier mouvement avait été victorieux, serait-il satisfaisant, aujourd’hui en 2020, après quarante ans de régression sociale, de vivre comme en novembre 2019 ? Est-il désirable, de se contenter de vouloir vivre comme en 2019 ? Ou encore en 2010 ? Et même, en 2002 ? En quelle année faudrait-il donc fixer le seuil de l’acceptable ? Faudrait-il donc revenir à l’époque desdites « Trente glorieuses » ? Aujourd’hui, avec le recul des années et une certaine méconnaissance de cette période [2], ces années-là apparaissent aux yeux de beaucoup comme un quasi paradis perdu. On en vient presque à se demander pourquoi, en 1968, la France a pu connaître la plus grande grève générale de son histoire. Mais revenons à 2019. Souvenons-nous, l’effort de mémoire ne devrait pas être trop important. Inutile d’utiliser son smartphone, c’est même déconseillé, pour constater que le totalitarisme techno-marchand était déjà en place (il progresse un peu plus chaque jour, c’est vrai, emportant avec lui l’humanité de l’homme) ; que, sous l’effet des bouleversements climatiques causés par la machine industrielle, mais aussi par le mode de vie qui va avec, le monde du vivant était déjà en train de dépérir depuis longtemps ; que la vie quotidienne, malgré tous les écrans (de fumée, à cristaux liquides…), prise entre travail, déplacements (on dit aujourd’hui « mobilités », prière surtout de ne pas omettre le pluriel, cela vous marque à vie), addiction aux jeux stupides, violents et décérébrants ainsi qu’au sport, était suffisamment désespérante pour masquer les possibilités d’émancipation qu’elle recèle (ou recelait ?).

Lors du dernier mouvement, comme de tous ceux qui l’ont précédé, il a été extrêmement difficile de dépasser l’obsession défensive et réformiste : si l’on se battait contre la « réforme » des retraites, ce n’était pas le moment d’aborder d’autres sujets ; les assemblées générales ne devaient pas sortir de ce cadre. En clair, ce n’est jamais le bon moment pour espérer transformer une assemblée générale contre la « réforme » des retraites en espace oppositionnel où pourraient être abordés les problèmes essentiels, ceux dont tous les autres ne sont que les désastreuses conséquences. On se battait contre la « réforme », un point, c’était tout ! Et c’était sans réplique. C’est ainsi que l’on s’est entendu dire que l’on avait besoin d’une victoire. Mais on oublie que certaines victoires valent bien des défaites. Lorsque les ouvriers, en juin 1968, rentrèrent dans leurs usines encadrés par des délégués syndicaux soulagés de s’en sortir à si bon compte et chantant l’Internationale, usines dans lesquelles ils avaient passé les plus belles années de leur vie, et où ils vieilliraient sous le harnais jusqu’à la retraite, les augmentations de salaires dont ils furent bénéficiaires et qui améliorèrent momentanément leur survie (et ne tarderaient pas à être grignotées par une importante inflation) n’avaient pourtant pas de quoi provoquer la liesse. Beaucoup le comprirent alors. Et les « victoires » de 1994 contre le CIP de Balladur, celle de 1995, pourquoi pas celle du référendum de 2005, celle de 2006 contre le CPE ? Toutes ces belles « victoires », comme autant de carcasses calcinées abandonnées au bord de la route, et auxquelles nous ne jetons même plus un coup d’œil, lancés que nous sommes dans nos bolides, à 80km/h !

La retraite donc ! La retraite au bout du chemin. « Et voici la scène finale / Qui met un terme à cette étrange histoire. » [3] Naguère, ou jadis, qui sait, dans un article intitulé « Le rapt du temps », nous écrivions ceci : « La compartimentation de la vie en périodes étanches et l’enchaînement supposé inéluctable de ces périodes constituent autant d’accélérateurs de temps, la plus longue en durée linéaire étant dans la plupart des cas celle du travail. » [4] Devrions-nous donc nous contenter de parler de la période estampillée « retraite » de façon abstraite, comme le font par exemple si généreusement certains syndicats et partis de gauche, invoquant le retour aux trente-sept années – et demie ! – de cotisation, comme si ces trente-sept années et demie – il ne faut jamais oublier cette dernière demi-année, tant elle est triste à pleurer – c’était cela, la vie. Et au service de qui ? Et le temps, il est à qui ? « Au ca-pi-tal ! » Ne devrions-nous pas plutôt nous demander comment nous vivons, en quoi consiste cette vie au quotidien, à quoi il nous serait possible d’aspirer ? À quatre décennies de travail avec assez d’argent, avec une répartition plus juste des salaires ? À des patrons plus humains en somme ? À des vacances bien méritées qui nous permettraient de nous envoler pour des destinations lointaines à des tarifs promotionnels ? En tout cas, à des loisirs à la portée de tous ? À des transports non polluants, enfin ? Au travail pour tous ? C’est donc cela, la vie à laquelle nous pourrions aspirer ? La même qu’aujourd’hui, en somme, mais en mieux quand même, en plus juste, avec moins d’inégalités… Moins (!) d’inégalités.

La retraite ! Une vie, toute une vie ou presque, pour faire l’expérience de cet aboutissement. Peut-être bien que pour Montaigne, philosopher, c’était apprendre à mourir. Et Montaigne a philosophé. Mais ce qui est sûr pour nous, c’est que travailler, c’est apprendre à mourir, ou c’est mourir. Un être humain, dans un système inhumain, ne vaut que par sa force de travail. Il est parfaitement logique qu’il revienne le moins cher possible lorsqu’il ne travaille plus. Alors, on fait une, plusieurs réformes. Qu’il ait le temps de remette un peu d’ordre dans ses affaires avant le grand saut, bon, cela peut se concevoir. Mais s’il peut rapporter encore, et gros, le voici qui retrouve une forme d’utilité sociale, le voici créateur d’emplois. Lorsque vient le grand âge, souvent sorti de la vie sociale, parqué dans des espaces restreints, « il redevient enfant, l’enfant qui vient de naître / Sans mémoire, sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien. » [5]

C’est pour faire l’expérience de ce désirable aboutissement, conséquence d’une vie sociale profondément dégradée, dévastée par le marché, qu’il aurait fallu, qu’il faudrait encore, au nom du cloisonnement des rôles, des tâches, des moments, de la spécialisation du domaine et du personnel politiques, de ladite démocratie représentative, en vertu de toutes les séparations qui font obstacle à l’émancipation humaine, nous contenter de dignement scander, quel que soit le degré d’affaissement général de la vie et le sombre avenir qui nous est promis si nous ne reprenons pas en main notre destin, quel que soit le lieu ou les circonstances : « Non, non, non, à la réforme des retraites » et continuer à créer « la société qui nous maintient dans un piège » [6] ?

 

NOTES  :

1. Les deux plus beaux slogans scandés dans la rue lors des manifestations des mois de décembre 2019 et janvier 2020, et qui prouvent qu’il ne faut jamais se laisser aller à trop d’amertume.

2. On lira avec profit, si ce n’est déjà fait, Céline Plessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente glorieuses », Paris, La Découverte, 2013.

3. William Shakespeare, « Comme il vous plaira », in Œuvres complètes. Tome II, Paris, Gallimard (La Pléiade), 1994, p. 114.

4. Négatif n°9, février 2008, consultable sur le site bulletin-negatif.org

5. William Shakespeare, op. cit., p. 114.

6. John Holloway, Crack capitalism, Paris, Libertalia, 2012, p. 159.

 

 

 

 

http://bulletin-negatif.org/articles/n28_mites_eternel_retour.html