Les virus nous racontent des histoires de surfaces brisées, de membranes traversées, de confinements évités, de frontières détruites, de ponctuations modifiées.

Au cours du 19e siècle, des scientifiques dont Pasteur ont articulé la théorie des germes : certaines maladies peuvent être transmises par de minuscules formes vivantes invisibles à l’œil nu (d’où le nom de microbes : micro pour petit, bios pour vie). C’est la « découverte » des bactéries, organismes constitués d’une cellule unique. Un objet, le filtre Chamberland, est inventé pour trier les bactéries présentes dans les liquides. D’abord dédié à la recherche, il est devenu un appareil industriel dans un monde dorénavant, et pour toujours, effrayé par les microbes et les infections. Pourtant, une chose semblait être encore plus infime que les bactéries, quelque chose qui passait au travers de ces filtres, et cette entité pouvait aussi causer certaines maladies. Nous les avons d’abord appelés « virus filtrants », puis plus tard seulement « virus » (du latin pour poison).

Les virus firent donc leur entrée dans notre monde cognitif en traversant un membrane de porcelaine non vernissée. Ici, leur narration commence – comme s’ils n’avaient pas toujours été là. Kevin Buckland nous apprend ceci du virus : « [son] pouvoir est simple : il peut changer les points en virgules. Il peut ré-ouvrir les phrases. Ce qui était scellé et résolu, ce qui était empaqueté et empilé, ce qui était déjà balayé est maintenant inachevé ; prêt à être écrit de nouveau. »

Depuis leur découverte, nous nous demandons « les virus font-ils partie du vivant ? ». Oui, non, ça dépend de comment on définit « vivant »… Et ça dépend à qui on demande : une personne qui est en train de vivre la pandémie de Covid-19 ou à cette même personne il y a deux mois ?

Après leur première traversée du filtre Chamberland, les virus étaient considérés comme liquides. Puis ils sont devenus solides et particulaires. Mais qu’étaient-ils vraiment, étaient-ils des toxines ? Étaient-ils des microbes ? Plus récemment, nous parlons d’eux comme étant aux limites du vivant, nous leur accordons le don de vie seulement lorsqu’ils ont traversé la membrane de nos cellules… Le débat suit souvent le même scénario :
– Les virus ne peuvent auto-générer leur propre corps ni s’auto-reproduire, ils ne sont donc pas vivants.
– Mais ils le font, non ?
– Oui, c’est vrai, mais ils ne sont ni indépendants ni autonomes, ils ne peuvent pas le faire tout seul, ils ont besoin d’infecter une cellule.
– Mais il y a d’autres organismes vivants qui ont besoin d’autres organismes hôtes pour se reproduire.
– Ah bon ?
– Et toi, alors ? Tu penses que tu serais vraiment indépendant.e et autonome si tu vivais dans un monde sans aucun autre être vivant ?
– …

En effet, se demander « est-ce vivant ? » nous force à penser « qu’est-ce que cela implique de dire que quelque chose est vivant ? ». En d’autres termes, c’est la question des limites du domaine du vivant. Au final, il s’agit de définir un phénomène en creux, c’est à dire en le centrant sur ce qui est exclu de la définition. Dès son entrée en scène, le virus nous a déstabilisé, nous a forcé à repenser nos catégories.

A la question « que fait un virus ? », tout biologiste vous le dira : d’abord il s’attache à certains éléments à la surface des cellules d’animaux ou de plantes (nous avons créé une catégorie à part pour les virus des bactéries : les bactériophages). Puis, grâce à une diversité de tactiques, il transpercera cette membrane de surface de la cellule. Une fois dans la cellule, le virus de type « pathogénique » va pirater ce que la cellule fait de ses journées (grandir et se reproduire) pour se reproduire en grandes quantités. Après multiplications, le virus va de nouveau s’intéresser aux frontières, cette fois pour véritablement exploser la membrane de la cellule, déchirant toute intégrité structurale, éclatant son intérieur vers l’extérieur. La cellule, à ce stade, peut raisonnablement être considérée comme « morte ». Une histoire d’infraction de cloisons.

Mais cela, c’est l’histoire officielle, mais d’autres scellés restent à briser. Nous pensons aux virus le plus souvent comme pathogènes, ils nous infectent, nous rendent malades, nous tuent. Ils sont définis et perçus seulement à partir de leur fonction ou de leur manière de vivre (un bout de génome ADN ou ARN encapsulé qui a besoin d’infecter un hôte pour être capable de faire quoi que ce soit). Il est d’ailleurs assez étrange de vouloir tous les rassembler par ce terme unique de virus. Leurs génomes peuvent être de toutes natures et toutes formes, leurs structures aussi, de même que leurs règles d’engagement avec la cellule. Mais surtout, il semble qu’une de leurs activités principales soit de troubler : ils insèrent des bouts de leur génome dans celui de leurs hôtes, ils en piquent aussi, ils mélangent ces bouts et les transportent d’un organisme à l’autre, il semble même qu’ils soient restés coincés dans certaines cellules pour en faire de nouvelles. Nous sommes maintenant dans le monde de Lynn Margulis et ses histoires endosymbiotiques – l’évolution comme digestion inachevée : des entités biologiques qui s’attachent ou rentrent dans d’autres entités biologiques, et s’y installent pour de bon. L’exemple le plus connu étant celui des organites, qui sont des structures spécialisées délimitées par leur propre membrane à l’intérieur de la cellule, comme les mitochondries ou les chloroplastes. Ces organites viendraient de bactéries « ingérées », mais pas digérées, par d’autres bactéries. Certains proposent d’ailleurs que les premières cellules eucaryotes (les cellules possédant un noyau ADN et des organites bien différenciés) viendraient d’un virus pénétrant une cellule.

Nous aurions dû écouter Lynn Margulis. D’abord, elle a suggéré une solution au dilemme « qu’est-ce que la vie ? » : la vie n’est pas une chose, c’est un processus. Que fait un organisme ? il grandit. Pourquoi ? Pour grandir plus. Ensuite, d’accord, Darwin nous a bien servi, mais elle insiste : sa métaphore de l’arbre est calamiteuse. Le vivant n’est pas composé de branches indépendantes, de lignées qui vont leur propre chemin séparées des autres. Une métaphore plus adéquate serait celle de la toile : les lignées se rencontrent, se percutent, s’entremêlent, elles ne respectent pas les frontières – ni celles des organismes, ni celles des taxonomistes.

Taxonomie. Encore une histoire de confinements et d’empaquetages qui ont éclaté. La taxonomie est la science de la classification : ordonner les choses et les êtres dans différentes catégories, selon certains critères spécifiques. Pour résumer : compartimenter, détacher, séparer, confiner… Taxonomistes comme gardes-frontières. Ici, Debra Benita Shaw et ses récits de « promising monsters » sont à-propos. Lorsqu’elle nous enseigne que les « monstres sont la contrepartie nécessaire de la taxonomie, [ils] émergent à la fois dans les strates des taxons et à travers leurs délimitations […] [et que] les espèces sont coincées dans la grille taxonomique, mais elles sont en lutte constante pour muter/s’échapper », elle semble nous parler de virus, constamment à la lisière de différents mondes. Ses monstres sont à la fois essentiels à la production de catégories, de taxonomies et de hiérarchies et à leur ébranlement et contestation – ils sont mobilisés pour produire ce qui est accepté comme normal mais ils persistent, ils prolifèrent. Ils sont les aberrances qui refusent de disparaître, tenaces comme un caillou dans la chaussure ; mais ils sont aussi les déformations qui portent en elles les possibilités du futur, les changements et apparitions de nouvelles formes (comme les concepts de saltationnisme et de monstres prometteurs en biologie de l’évolution).

L’aspect destructeur du virus ne peut nous échapper, particulièrement en ce dimanche 12 avril à 16h34 à Barcelone. Nous sommes noyés sous les courbes de nouveaux cas quotidiens de Covid-19 (alors, elle s’est aplatie cette courbe ?), des rues vides et ensoleillées qui donnent envie, les graphiques en bâtons de morts journalières, des personnes migrantes qui se prennent des amendes parce qu’elles sont sorties aider d’autres personnes… Triste ou absurde, connaissant la capacité du virus à perforer nos murs, la réponse à la pandémie a été de multiplier les enfermements : confinement, restrictions de mouvements, isolement et mise à distance imposés, fermeture des frontières, mise à l’arrêt des moyens de transport. Mais que pouvons-nous trouver de prometteur dans cette situation ? Il y a déjà un grand nombre de propositions et d’analyses pour avancer l’idée du coronavirus comme opportunité pour le changement social, indication de l’échec du capitalisme, point de non-retour, sauveur de la planète ou comme revanche de la nature… Une contribution intéressante a été d’ailleurs proposée par le virus lui-même, dans un monologue. Le virus, bien évidemment, a ramené la situation à son nœud primordial, la bifurcation entre « l’économie ou la vie ». De retour à la nécessité de penser la vie.

 

Depuis l’épidémie, et d’une situation bien spécifique (privilégié : travail à domicile, loyer abordable, pas de famille à charge, papiers d’identité européens…), les jours s’écoulent de manière étrange. En bruit de fond, en va et vient, me contractant la mâchoire, me tendant les épaules, me perçant le thorax, me coupant la respiration, un « aaaaaaaaaaaaaaahaaaaaaa! » – anxiété, peurs, inquiétudes.

Comme il y a un ou deux siècles, les virus nous sont toujours invisibles. Ils se déplacent dans les gouttelettes, les particules suspendues, persistent sur les surfaces, les habits… une personne contaminée et dans la période d’incubation, sans symptômes, pourrait le transmettre – pas même de signe indirect du risque. Tellement de lavages de mains. Notre relation avec nos mains a radicalement changé, elles sont dorénavant les vecteurs du risque invisible. Notre bouche, nos yeux, notre nez sont les portes d’accès. Effrayés par nos propres corps, nous personnifions la conception néolibérale du vivant décrite par Silvia Federici « où la domination du marché nous tourne non seulement contre les solidarités de groupe, mais aussi contre la solidarité avec nous-même ». Dans cette situation, nous sommes constamment apeuré par notre propre intérieur, « nous internalisons l’expérience la plus profonde d’aliénation de soi, nous faisons face non seulement à une bête puissante qui ne nous obéit pas, mais aussi à une horde de micro-ennemis situés directement dans notre propre corps, prêts à nous attaquer à tout instant. […] nous nous laissons comme un sale arrière-goût. »

L’invisible n’est pas uniquement là où naviguent ces entités qui nous terrifient, c’est aussi le lieu ou le capitalisme se débarrasse de ses déchets : air, océan, sous-sols, « anciennes » colonies… Au final, les virus s’intègrent particulièrement bien dans la société du risque, en référence au basculement contemporain vers une obsession de la sécurité et de la notion de risque, et à la manière dont nos sociétés se sont organisées en réponse à ces risques. D’une société de classe où la maxime était « j’ai faim » et autour de laquelle s’articulaient les luttes sociales, la maxime de la société du risque est devenue « j’ai peur ». Ceci a créé un ensemble de demandes spécifiques, notamment autour de la volonté de se sentir en « sécurité ». Les risques sont principalement invisibles (ou activement non-vus : nucléaires, produits toxiques, nappes de pétrole etc.). La décision de ce qui constitue un risque ou non devient donc centrale, et puisque les scientifiques sont, dans nos sociétés, les personnes qui produisent ces expertises, la science est un champ de bataille. Dans ce cadre, les risques sont divisés en « risques externes » et « risques manufacturés ». Les premiers sont des risques « naturels » qui proviennent de l’extérieur (sécheresses, crues, tremblements de terre – ce que la « nature » nous fait) alors que les seconds se produisent à cause de ce que les humains et la société techno-scientifique font à la « nature ». Rob Wallace nous prie de nous rappeler que les épidémies sont des risques manufacturés. Il nous enseigne que la multiplication des zoonoses (maladies infectieuses transmises de non-humains à humains) est un résultat direct des modes de production du capitalisme : monocultures intensives, réduction de la diversité, destruction des habitats… Comme le virus nous l’a écrit, le « vaste désert pour la monoculture du Même et du Plus » que nous avons créé est responsable de la pandémie.

Quel meilleur exemple de ces risques manufacturés invisibles que l’industrie nucléaire et ses radiations ? Et combien ces radiations nous rappellent les virus. Les deux sont des hyperobjets, des phénomènes qui impliquent des temporalités et des échelles spatiales incommensurables aux humains tout en étant intimement présentes – disproportionnés, monumentaux et apocalyptiques mais portés par des entités minuscules et invisibles. La réponse à ces désastres est difficile, mais Sabu Kohso, depuis son écriture sur le désastre de Fukushima, nous aide à désépaissir le brouillard. La nature apocalyptique de ces événements n’est pas qu’ils provoqueront la fin du monde, mais qu’ils ne finissent jamais, une des caractéristiques des sociétés de contrôle. Les déchets nucléaires et les virus survivront évidemment à d’innombrables générations d’humains. La monumentalité de ce type de catastrophe semble appeler une réponse monumentale, initiée par une force supérieure, décourageant toute révolte. Mais c’est surtout la nature « virtuelle » de la radioactivité et des virus qui nous déstabilise. Impalpable, invisible, à effet retardé… les nucléides et les virus se diffusent dans nos mondes et nos corps par des mouvements incontrôlables et imprévisibles. En tant qu’hyperobjets, ils sont visqueux, « ce qui signifie qu’ils ‘collent’ aux êtres auxquels ils sont associés ». Lors d’une explosion nucléaire ou une épidémie, nous ne pouvons empêcher nos corps d’accueillir les radiations ou les agents infectieux. Ils s’intéressent à nos cellules – les manipulent, les utilisent, les modifient, les endommagent et menacent leur intégrité. Soudain, nous rappelant au passage que nous sommes faits de cellules, l’intégrité de notre propre corps est en jeu, ainsi que celle du corps de nos descendants, ou de nos proches…

Je ne suis pas surpris que les membres de mon espèce déplorent « en ce moment, je n’arrive pas à penser ». Difficile de se concentrer. La tête dans le coton, comme lorsque nous prend le vertige, la peur du vide. Pourtant, il ne s’agit pas de peur, mais d’un désir du vide et des hauteurs. Depuis mon balcon au 6e étage, me penchant, je suis à la fois terrifié et attiré. Un désir puissant de tout lâcher, de m’abandonner à l’air et à la gravité. Voler, même pour un court moment ; tomber, enfin libre de la peur, enveloppé par le frottement de l’atmosphère – un suicide libérateur. Nous sommes pétrifiés devant l’amplitude phénoménale de la pandémie. Confinés, nous sommes totalement perdus devant la satisfaction d’un de nos désirs les plus enfouis et les plus réprimés : arrêter. Temporiser et s’immobiliser, là, incapables de s’adonner aux mille échappatoires qui nous permettaient de ne pas habiter notre propre viexxi, submergés de tout cette intériorité que l’on voulait à tout prix éviter. Enfin, ne plus résister à la tentation – qui ne nous a pas quitté depuis notre premier jour d’école – de rester au lit, de se retirer, de déserter, de tout lâcher.

Comme Sabu Kohso nous l’enseigne, nous ne sauverons pas le monde. Notre point de départ pourrait être de désassembler cette totalité que l’on nous a vendue comme Le Monde, de déplacer ses membranes et de changer sa ponctuation, pour le recomposer de nouvelles relations terrestres qui seraient déjà des solutions de la buena vida. « Dans ce mélange d’affects – désespoir, joie, colère – que nous sommes nombreux à partager, nous trempons de nouvelles armes pour frapper et nous élaborons d’étranges outils et de curieux talismans, pour mener des vies éphémères et intenses sur cette terre. »