Chez Ivan Rioufol, le chroniqueur très très à droite du Figaro, le confinement a suscité un cri du cœur : la gestion de la pandémie et l’intervention publique d’ampleur à laquelle elle donne lieu seraient l’expression d’un « nouvel ordre sanitaire ». Dans la même veine que les diatribes usuelles de l’éditocratie réactionnaire contre le « nouvel ordre moral » (derrière lequel se cachent féminisme, végétarisme, antiracisme, écologisme et tout ce qui ressemble de près ou de très loin à la gauche), il s’agit de dénoncer une prétendue atteinte aux libertés individuelles qui serait imposée par une idéologie tout puissante, et par une « tyrannie »… celle qui nous menacerait aujourd’hui : la « tyrannie du nouvel hygiénisme ».

Qu’un Rioufol, grand pourfendeur de « l’État mama », dénonce ici l’interventionnisme de l’État – présenté sous les traits d’un « Père Fouettard » – n’a rien d’étonnant. Qu’il déplore par ailleurs « le renoncement du gouvernement à faire respecter l’état d’urgence » dans les « banlieues » peut paraître contradictoire, mais correspond bien à ses ruminations habituelles.

Ce qui est plus nouveau dans cette chronique, c’est la déploration de « ces citoyens rendus craintifs et dociles ». Ces citoyens qui ont peur.

Ce qui est encore plus inquiétant, pour le coup, c’est la propagation chez de nombreux éditorialistes et intellectuels, de cette représentation d’un peuple devenu peureux, inquiet, tremblant : des mous, quoi.

Il y avait, derrière cette ritournelle, des appels pressants à « sortir du confinement », comme l’a dit André Comte-Sponville, à faire repartir l’économie, à renvoyer les travailleurs à leur travail et les capitalistes à leurs profits. Mais pour ne pas dire trop crûment que le capitalisme ne peut pas faire les frais trop longtemps de la pandémie, un argument judicieux a été trouvé : ne sacrifions pas les vieux aux jeunes. Par un tour de passe-passe qui permet d’opposer les préoccupations sanitaires aux impératifs économiques (comme si les deux n’étaient pas imbriqués), la santé devient un souci de vieux, et l’emploi le problème des jeunes.

Maintenir le confinement, ce serait donc pénaliser les jeunes pour sauver des vieux. On a connu la presse de droite plus respectueuse de ses « seniors »… Mais cette opposition – entre jeunes et vieux – est aussi apparue sous la plume d’un intellectuel classé à gauche, Emmanuel Todd.

Sans doute parce qu’il y a encore derrière cet argument quelque chose d’un peu « sec », comme Todd l’admet lui-même, il a été enrobé dans une argumentation à base pseudo-philosophique : n’y a-t-il pas, derrière le souci sanitaire, une peur de la mort ?

Ce à quoi on pourrait répondre tout simplement, bien évidemment : oui.

Sauf que cette peur de la mort est devenue, chez certains, le mal, la honte absolue. « La mort est aujourd’hui vécue comme un échec », écrit Comte-Sponville.

Ce à quoi les soignant·es qui s’échinent depuis des semaines à sauver des vies, sans les moyens pour le faire, acquiesceraient sans doute. Probablement parce qu’elles n’ont jamais lu Montaigne, auquel Comte-Sponville nous renvoie aimablement, en se gaussant des naïfs : mais aviez-vous oublié que nous sommes mortels ?

Il se trouve qu’on y pense beaucoup, en ce moment, à la mort, mais certains le font plus que d’autres : les soignant·es, mais aussi les personnes vulnérables, en raison de leur âge, de leur maladie, ou tout simplement de l’obligation qui leur est faite d’aller travailler tous les jours, et de prendre les transports en commun.

Certes, s’ils occupaient ce temps précieux à lire quelques pages des Essais de Montaigne, peut-être le feraient-ils plus sereinement, plus… courageusement !

Comte-Sponville lui, s’il a « envie de pleurer » devant la geignardise généralisée, reste inébranlable et, défiant crânement la grande faucheuse, fanfaronne : « Je ne suis pas prêt à sacrifier ma liberté sur l’autel de la santé. »

Courageusement, notre philosophe est prêt à toutes les transgressions – peut-être est-il même arrivé qu’il sorte sans son attestation – pour braver l’« ordre sanitaire ». Évidemment, cette formule n’est pas neutre : elle discrédite la notion même de santé publique. C’est-à-dire l’idée, rappelons-le au risque de paraître « sanitairement correct·es » (dixit Comte-Sponville), que la santé doit se gérer collectivement, qu’en la matière l’intervention publique n’est pas inutile, notamment parce que c’est dans l’accès aux soins, comme dans bien d’autres domaines, que s’expriment les inégalités sociales.

L’individuel contre le collectif, la liberté contre l’intervention publique, le dénigrement des « bons sentiments », d’une morale qui « dévitalise » la nation, rien de vraiment neuf à droite.

Il est plus dérangeant de retrouver à gauche de mêmes accents vitalistes et validistes, comme quand Emmanuel Todd mesure la « vitalité d’une société » (sic) à sa « capacité à enfanter plutôt que sa capacité à sauver ses personnes âgées ».

Il est vrai que ce démographe n’est pas seul. Un écrivain de gauche, devenu une référence dans certains milieux militants, invoque lui aussi la « vie » et surtout le fait en employant les mêmes mots que la droite : la vie, c’est le courage, c’est la capacité à affronter le danger, la mort.

« Avec sa liberté intacte, qu’accroissent et déploient nos liens soutenus avec les autres nous avons tout à la fois augmenté notre espérance de vie et abaissé notre niveau de tolérance au danger, à tout danger, même minime. Notre aptitude au courage a suivi : moins vive, moins coriace. Aujourd’hui, dans les pays développés, nos technococons sont si bien matelassés, nos conforteresses si bien protégées, notre hygiène si complète, que la moindre attaque nous paralyse puis suscite une réaction immunitaire disproportionnée. »

Christophe Barbier ? Non, Alain Damasio, qui au détour d’un « nous » étrange, semble oublier que tout le monde ne se prélasse pas sur le matelas soyeux de sa résidence à la campagne.

À nos yeux, nous qui sommes peut-être lâches et peureux, la vie ne se mesure pas à l’exhibition toute individuelle, et tellement hautaine, de ses muscles devant le danger. Et quant à l’augmentation de l’espérance de vie, en quoi serait-elle fragilisante ?

Nous le savons, chez Damasio ce sont aussi les combats et les luttes sociales qui donnent sens à la vie. C’est un homme de gauche, qui donc cite Foucault (référence obligée quand on parle du pouvoir), et non Montaigne. Mais dans quelques interviews récentes, ce sens du collectif semble englober aussi quelques entités habituellement valorisées par le camp réactionnaire :

 L’Occident : « Notre Occident est en voie de dévitalisation avancée. »

 L’armée : « Ce qui me semble à la fois suranné et beau, ce sont précisément ces valeurs d’entraide interne, de bloc, d’honneur et de courage, qu’on a parfaitement perdues ailleurs. »

Au risque de passer pour les geignards de service, pour des mous, pour des froussards, il nous semble plutôt qu’on aurait tout intérêt à s’interroger sur les bienfaits de la peur et sur les vertus qu’il y a à l’exprimer, ne serait-ce que pour ne pas être paralysé par elle. Ces bienfaits existent pour soi car nous ne sommes, de toutes façons, pas des héros, et pour autrui, tant cet affect, bien plus que d’autres (comme, précisément, l’héroïsme, la vantardise et le surplomb), favorise aussi l’attention aux autres.

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